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Entretien : Amin Khan, auteur
Les territoires obscurs de l’illégitimité et le règne de l’argent
Propos recueillis par Ahmed Cheniki
Amin Khan est un poète et un ancien haut fonctionnaire qui ne peut ne pas s’exprimer sur la grave situation politique qui secoue l’Algérie. Auteur de plusieurs ouvrages, cet auteur tente ici de démonter les mécanisme de fonctionnement de la pratique politique en Algérie et d’esquisser des éléments de discussion permettant, selon lui, de mettre un terme à l’autoritarisme. Entretien.
Le Soir d’Algérie : Vous semblez obnubilé par la question de la légitimité en référence à la situation politique du pays. Pourriez-vous expliciter ce point de vue au regard de la crise actuelle ?
Amin Khan : Je pense que la question de la légitimité est au cœur de la politique. Elle est son cœur, son âme et son sang. En réalité, c’est la légitimité qui fonde l’efficacité, la durée, la pérennité de toute démarche politique. C’est la légitimité qui fait la valeur historique et la force des stratégies et des positions politiques. Par contre, la force illégitime qui s’exerce sur la société ne peut rien accomplir de positif ou de durable. Sans la légitimité, la force est vite condamnée à s’épuiser parce que, par la violence, par l’oppression, toujours au prix de destructions matérielles et morales majeures, elle crée des situations artificielles, malsaines, génératrices de passivité, de frustration et de colère. L’exercice de la force illégitime fonctionne, dès l’origine, comme une fin en soi, un tourbillon infernal qui siphonne l’énergie de la société, et la sienne propre. Lorsque, par exemple, on analyse notre histoire, il apparaît que c’est, fondamentalement, la légitimité de la lutte du peuple algérien pour son Indépendance et sa souveraineté nationale qui lui a permis de «renaître de ses cendres». C’est la légitimité de sa volonté d’indépendance nationale qui lui a permis d’inverser un rapport de forces extraordinairement défavorable en une victoire politique inconcevable dans les schémas et les normes de la raison dominante.
D’ailleurs, en tant que nation, en tant qu’Etat, en tant que société, nous ne mesurons toujours pas ce que représente la remontée historique du peuple algérien du néant colonial jusqu’à l’Indépendance. Nous ne savons pas qu’il s’agit là d’un événement unique dans l’histoire contemporaine de l’humanité. Et ce succès du peuple algérien, nous ne le devons pas à la supériorité militaire du FLN de 1954, mais à la légitimité de la lutte du mouvement national pour l’Indépendance ! Mais le fait est que, par une cruelle ironie de l’histoire, la victoire de 1962 s’est accompagnée d’une division de la direction de la révolution et d’un coup d’Etat contre ses instances légitimes, le Conseil national de la révolution algérienne (CNRA) et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA).
Le régime qui s’est instauré de cette façon, et dont nous assistons à la lente mais inexorable décomposition, né du coup d’Etat, et demeuré dans cette posture historique, a constamment été confronté à l’ennemi intérieur, invisible et persistant, de l’illégitimité… Il a eu, toutefois, des manières différentes de faire face à ce problème, à cette contradiction de l’identité proclamée (démocratique, populaire) et de l’identité réelle (autoritaire, rentière) du pouvoir qu’il exerçait sur la société. En schématisant un peu, il a eu une phase «socialisante/brouillonne» suivie d’une phase «socialisante/rigide» au cours desquelles le régime de Ben Bella et Boumediène s’est efforcé de compenser les inconvénients de l’autoritarisme par les avantages du développement économique et social. Et ce faisant, le régime a, en quelque sorte, regagné une partie de la légitimité perdue en 1962… Puis, dans les années 1980, cette posture du régime a cédé le pas à une tentative de gestion «normalisée» de la société, qui a, pour l’essentiel, abouti à la rupture violente du fragile contrat (autoritarisme/développement) esquissé précédemment.
Et depuis octobre 1988, le pays est enlisé dans une tragique succession de démarches négatives et stériles de sauvetage des apparences, alors que la conscience du mal, le défaut de légitimité du régime, gagne de plus en plus l’opinion. C’est une évolution positive ! Mais que la société paye au prix fort !
Les élections présidentielles pourraient-elles régler la crise ?
Ces élections, pas plus que les précédentes, ne régleront quoi que ce soit. Les élections, et ce depuis 1962, n’ont été qu’une des modalités du déroulement de la fiction de vie politique dont le régime habille la gestion administrative de la société. Du FLN post-1962 au dernier des partis agréés à la vieille de ces élections, de «l’Assemblée constituante» de 1962 aux actuelles assemblées, les Algériens ont eu l’occasion de faire l’expérience de l’utilité pour eux de ses «institutions»…
Les élections pourront régler les crises lorsque les choix seront réels, la voix des citoyens respectée, lorsque ni l’Etat ni la société ne seront menacés dans leur existence par le déroulement d’une élection ou les résultats d’un vote. Et, soyons réalistes, cela ne pourra advenir que si le pays s’engage dans un processus d’édification de vraies institutions, réelles et efficientes et non pas seulement formelles, en revenant à ce qui fonde la légitimité du combat des Algériens depuis des générations, c’est-à-dire leur aspiration à la liberté et à la dignité. Pour cela, il faudra aussi que, dans le cadre d’un tel processus, la société puisse réduire et rejeter ce qui est le plus négatif dans notre culture politique (l’autoritarisme, la violence, le clanisme) et renforcer et valoriser ce qui en est le plus positif (le patriotisme, l’ambition collective, l’esprit de compromis et de sacrifice). C’est ce type de démarche qui a permis à un peuple totalement dominé et profondément démuni de prendre son destin en main et de s’émanciper… A ce propos, il faut sortir de la mythologie de notre lutte de libération et regarder en face nos problèmes et nos contradictions, et il faut apprendre, ou réapprendre, à les résoudre, comme l’ont fait en leur temps les générations des résistants et des libérateurs, en posant clairement des objectifs et des principes, en créant des mécanismes pour permettre l’application de ces principes, en faisant les compromis et les sacrifices nécessaires pour avancer, au-delà des intérêts particuliers, la cause commune… Malgré la gravité des difficultés actuelles, on ne voit pas pourquoi la société algérienne serait condamnée à la confusion, à la passivité, à la stagnation, à la régression, alors qu’il existe des solutions à nos problèmes, même si nous pouvons avoir tendance parfois à trouver des «problèmes aux solutions»… Traditionnellement, les élections interviennent pour formaliser un choix préalable. C’est, d’une certaine façon, le cas aussi dans les régimes démocratiques…
Donc, si je comprends bien votre logique, les élections, peu sérieuses, par ailleurs, ne peuvent déboucher sur des solutions, comme dans les Etats démocratiques…
Cela est effectivement le cas dans les régimes démocratiques, parce que les choix dont il s’agit dans ce contexte sont des choix relativement peu risqués, dans la mesure où les électeurs n’ont pas le pouvoir, par leur vote, de bouleverser le champ politique, les institutions, les principes constitutifs de la vie politique, les valeurs, les normes, l’identité de la nation… Dans notre situation, ces élections sont, à condition bien sûr de ne pas être la mèche de l’incendie du pays, un évènement relativement secondaire.
Par contre, un évènement politique crucial dans la vie de la nation serait le lancement d’un véritable processus démocratique. Aujourd’hui, sur la base d’une expérience historique d’une exceptionnelle richesse, il est non seulement souhaitable, mais également possible de penser et d’agir ensemble pour poser les fondations d’un Etat démocratique, autrement dit d’une institution qui représente et qui défende l’intérêt général, un Etat organisé autour d’une Constitution dont la légitimité, l’efficacité et la pérennité proviendront du mode, démocratique, de son élaboration et de la définition des valeurs et des principes autour desquels la société algérienne aura choisi de se reconnaître et d’organiser son avenir.
A mon avis, les valeurs et les principes, la forme même d’une telle Constitution, devraient être définis librement par les Algériens. Des Algériens audacieux politiquement et intellectuellement, qui aient recours à leurs meilleures qualités, à leur créativité, et qui fassent appel à leur connaissance de l’histoire et, aussi, du monde d’aujourd’hui… Et s’il est impossible de ne pas emprunter des idées et des expériences aux autres, on sait, ou on devrait savoir, que l’on ne se développe pas par mimétisme, par simple imitation, par esprit formaliste, dogmatique, dans la tentative de plaire aux autres, ou bien de répéter ce qu’ils ont fait, eux, pour la réalisation de leurs objectifs propres, et avec leurs moyens.
Comment concrètement pourrait être mise en œuvre cette refondation politique qui semble être le lieu central de votre analyse ?
Il est vrai que cette démarche indépendante, libre, endogène, fait appel à des ressources culturelles et psychologiques que nous possédons, certes, mais que nous n’apprécions pas toujours à leur juste valeur. Il s’agit notamment de la confiance en soi, individuelle et collective… Il faut faire confiance à la société...
Nul n’est infaillible, et il est toujours possible de se tromper. Mais les gouvernants n’ont pas, a priori, moins de chance de se tromper que les gouvernés. Et c’est en cela que réside la valeur primordiale de la démocratie : la communauté politique est collectivement responsable de ses choix… Il faut de la confiance en soi, et il faut aussi faire preuve de patriotisme avant tout, concrètement, du courage, de l’abnégation, de la détermination, il faut pouvoir penser au-delà de l’horizon de son intérêt personnel, au-delà de l’horizon temporel de sa propre vie ou de celle de sa génération.
Différentes personnalités politiques et d’anciens militaires attribuent des responsabilités et des rôles différents à l’armée. Qu’en pensez-vous ?
L’armée a joué des rôles politiques différents au cours du demi-siècle de notre existence nationale souveraine. Elle a été l’instrument de la prise du pouvoir politique en 1962 et l’instrument de son exercice depuis. Mais qu’en est-il plus précisément ?… Bien que le concept «d’institution militaire» ne soit pas d’une clarté évidente, dans le contexte national actuel, au regard du caractère artificiel des institutions politiques (Constitution, Assemblées, partis, pouvoirs constitués) l’armée est objectivement «le noyau rationnel» de l’organisation et du fonctionnement du pays. Je m’explique.
Schématiquement. C’est le contrôle de l’armée qui a permis à Boumediène de disposer du pouvoir nécessaire à la mise en œuvre de ses politiques. C’est le contrôle de l’armée qui a permis à Chadli de défaire les politiques de Boumediène. C’est l’implication de l’armée dans la répression des émeutes d’Octobre 1988 qui l’a, dès lors, conduite à exercer le pouvoir politique de manière décisive, bien que sous des modalités et des formes différentes. La violence des années 1990 a contrarié le développement politique du pays, c’est-à-dire, notamment, le développement d’institutions politiques représentatives de la société, et autonomes du pouvoir en place.
Aujourd’hui, l’argent sale semble mettre à mal la société algérienne et les jeux de pouvoir. Nous avons l’impression qu’il y a une lutte à mort qui tourne autour de l’argent dans les sphères dirigeantes. Qu’en dites-vous ?
Les années 2000, sans bouleverser radicalement la configuration du pouvoir, ont vu l’émergence d’un nouvel acteur politique important, «l’argent». L’argent remet en cause les équilibres prévalant jusque-là, et donc la place et le rôle de l’armée dans le dispositif du pouvoir et du contrôle politique de la société.
Or, ce processus de recomposition du pouvoir politique intervient dans une situation économique, sociale, culturelle et morale de crise profonde où, au regard de l’inefficacité et des effets négatifs des politiques publiques, c’est la question de la légitimité des politiques et des institutions qui revient à la surface, portée par différents groupes et forces politiques.
Et dans cette situation, à la recherche d’explications, à la recherche des responsabilités, à la recherche de solutions, il est normal que les regards se tournent vers l’armée qui est considérée, à tort ou à raison, mais de façon quasi unanime, comme le pouvoir, ou le seul pouvoir, ou bien encore le pouvoir suprême en Algérie. C’est une perception schématique de réalités qui sont naturellement plus complexes que cela, et de toute façon, très mal connues…
Par contre, on peut voir qu’étant la structure nationale la plus puissante et la plus organisée, l’armée continue de disposer d’une capacité d’action décisive dans le champ politique. De plus, au regard de la déficience et de l’inanité générale des «institutions» politiques, l’armée bénéficie, par défaut, de la relative légitimité que ne possèdent, à ce jour, ni les Assemblées ni l’argent. Pour des raisons objectives et subjectives, l’armée fait partie, et du problème, et de la solution. Elle demeure, à ce jour, le noyau rationnel de l’édifice national et la principale force du pays. Mais aujourd’hui, elle est objectivement confrontée à deux grandes options… A une extrémité du spectre, elle participerait à un futur processus démocratique aux côtés des autres forces politiques présentes dans la société. A l’autre extrémité, la pire des options serait qu’elle se divise, parce que cela signifierait, à plus ou moins brève échéance, la fin de l’Algérie.
Comment situez-vous la crise dans le contexte international, par rapport au «printemps arabe» notamment ?
L’Algérie a une histoire particulière dans le monde, distincte, y compris de celle de ses voisins immédiats. Et même largement «normalisée», elle garde certaines spécificités qui continuent de marquer et de contraindre son parcours. Par ailleurs, en trois ans, on a eu la possibilité de confirmer le caractère fallacieux de la notion de «printemps arabe»…
La généralisation médiatique de caractéristiques importantes, et tout à fait pertinentes, comme l’autoritarisme des régimes dans la région ou la place, déterminante, qu’y occupe la corruption, ne suffit pas à rendre compte des mouvements sociaux et des processus politiques et culturels contradictoires en cours dans chacun des pays. En gardant à l’esprit les spécificités de notre identité politique et de notre parcours historique, on peut néanmoins situer aujourd’hui l’Algérie quelque part entre la Libye et la Tunisie... Dans le sens où, dans un avenir proche, l’Algérie peut tout aussi bien être aiguillée vers un processus d’édification démocratique «à la tunisienne», ou bien vers le chaos libyen.
Les atouts qui pèsent en faveur de l’engagement dans un processus démocratique sont, principalement, des éléments précieux de la culture historique d’un peuple qui s’est libéré par lui-même, une propension à la liberté d’expression, une vraie richesse culturelle, une intelligence du monde réel… A contrario, les défauts de notre culture politique sont, notamment, une certaine tendance à l’impulsivité, à l’agressivité, à l’entêtement, à l’indiscipline… La société fera son choix… Un choix forcément radical, car aujourd’hui nous sommes paradoxalement prédisposés, aussi bien, à l’anarchie qu’au franchissement d’une étape historique supérieure de notre existence nationale.
A. C


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