La guerre est la poursuite de la guerre par tous les moyens,
la poésie, poursuite désespérée de la vérité.
« Nedjma » est un roman de Kateb Yacine, un magnifique poème né du tourment amoureux d’un jeune homme et des entrailles en feu de la guerre de libération de son peuple. En 1956, année où la guerre, entamée deux ans plus tôt, s’étend, s’aggrave et s’épanouit dans la conscience des hommes, Pierre Desgraupes invite Kateb Yacine à parler de son livre, ode sublime à l’Algérie en lutte. Mais Desgraupes, pourtant amateur des livres, de la littérature et de ses mots, que l’on ne sent pas du tout antipathique à l’égard des Algériens, au cours de l’entretien qu’il a avec Kateb, le nomme à chaque fois, à quatre reprises, Katel ! Etrange ! Car en plus du mauvais traitement qu’il fait subir à l’identité d’un invité et à son nom, bien visible pourtant sur la couverture du livre qu’il a sous les yeux, il se trouve que par le plus intelligent des hasards, Kateb en arabe signifie « Ecrivain », et Katel … « Tueur » !
Kateb ne réagit pas, parce qu’il sait que ce lapsus de Desgraupes (qui ne connaît pas l’arabe) est totalement innocent. Kateb est poète et Desgraupes n’est pas un soldat de l’idéologie de la domination coloniale française de l’Algérie. Pourtant, la masse de la littérature et des médias de l’époque et des époques qui suivent, est chargée, à des degrés différents, et avec plus ou moins de nuances, non pas seulement de lapsus mais de clichés, de fragments d’un discours réticent ou incapable de prendre en compte les réalités, anciennes et nouvelles, d’une histoire toujours complexe et toujours en mouvement.
Guerre d’Algérie ou Guerre de Libération… mais aussi Terroriste ou Combattant… Colonie ou Patrie Spoliée… Territoires Annexés ou Terre Volée… Barbares ou Fils d’Adam… Français Musulmans ou Algériens… Rebelles abattus ou Martyrs… Terroristes Interrogés ou Hommes et Femmes Torturés… Œuvre Civilisatrice ou Destruction, Déculturation, Oppression, Aliénation…
Cette guerre-là (1954-1962) en Algérie, comme toutes les guerres dans l’histoire et dans le monde, a été, demeure, et continuera d’être, aussi, une guerre sémantique, un opaque et perpétuel affrontement sur le sens de la réalité vécue, subie, infligée, comprise, désignée, racontée, restituée, subtilisée, sublimée, occultée par les uns et par les autres.
Et même si parfois on peut avoir le sentiment que, de même que la guerre, la guerre sémantique a été gagnée ou perdue, en réalité, le sens pertinent de la victoire, ou de la défaite, ou de tous les états intermédiaires, peut, à tout moment, ressurgir, transfiguré, sournois ou triomphant, à la lumière des imprévisibles accrocs et déchirures du ciel des fausses évidences. Car la mémoire, elle, même perdue, n’est jamais perdue. Elle passe dans le sang qui irrigue le désarroi ou l’accomplissement des êtres, leurs rêves obscurs et leurs rêves exaltés, leurs gestes dans la danse ou la brutalité, les habitudes tenaces, les réflexes a priori incompréhensibles, l’espace élimé du quotidien et les mots désormais dénués de leur étymologie.
La connaissance du passé nous conduit à observer que, pour le pire et pour le meilleur, la dialectique de l’histoire humaine est simple, constante et inéluctable : Domination/Résistance, Oppression/Libération, Fermeture/Ouverture, Rapports de force/Rapports de séduction, Complicités/Duplicités, Alliances/Trahisons, … Mais, si la dialectique est simple, ses formes et ses déclinaisons sont infiniment complexes. La simplicité de la dialectique se grime toujours et se pare tant qu’elle peut des subtilités infinies de l’éternel brouillard idéologique qui permet l’exercice de la puissance et de la domination. Dans les formes de cette dialectique se cachent et se révèlent les ressources personnelles de l’intelligence du monde, les ressorts secrets des peurs essentielles, les sortilèges des artifices face au malheur et à la mort, les espérances de l’art et de la poésie.
Ainsi, pour les acteurs et les témoins de la guerre, y compris de cette guerre-là, pour les survivants et les générations successives, l’ultime réalité de l’événement, du drame, de la tragédie, est, en dernière instance, celle du sens des mots, du sens des images, du sens des symboles, qui chaque jour, sans cesse, nourrissent, asservissent, forment, déforment, construisent, détruisent la mémoire des uns et des autres.
Qu’en est-il aujourd’hui de cette mémoire des uns et des autres ? Bien après la fin de la « Guerre d’Algérie », vocable de l’écho inachevé d’un persistant sentiment de propriété d’une terre étrangère, c’est une mémoire en lambeaux, une mémoire confuse, incohérente, anxieuse. D’abord parce que de part et d’autre de la Méditerranée, la connaissance de la guerre a été de facto interdite. Par l’enseignement d’une histoire mythique, vague, superficielle, désincarnée, en rupture avec la réalité, par l’interdiction d’évoquer certains noms, certains évènements, par la censure d’archives, de livres, d’analyses ou de témoignages, a eu lieu une massive entreprise d’occultation de la mémoire historique des deux sociétés qui, d’une façon décisive, a conduit à la confusion intellectuelle et morale actuelle.
Le rapport des Algériens et des Français à leur histoire, à l’Occident, à l’Orient, à l’Islam, est généralement source de malaise, d’anxiété et, sauf exception, de stérilité. La mémoire historique déficiente des uns et des autres les prive notamment d’un fondement indispensable à la possibilité d’un avenir commun qui passe nécessairement par l’élaboration commune d’un langage commun, autrement dit, par un accord sur le sens des mots.
Mais comment cela serait-il possible lorsque, de part et d’autre, on ne connaît pas l’origine, la nature du chemin parcouru, pourquoi, comment, par quels processus, par quelles décisions, au prix de quels sacrifices, de quels compromis, de quelles erreurs, de quelles initiatives, heureuses ou pas ? La connaissance de l’histoire, l’élaboration et la maîtrise de la mémoire historique, ne peuvent jamais intervenir sans un effort conscient de la société. En Algérie, un tel effort est particulièrement difficile, et nécessairement révolutionnaire, car il suppose l’émergence au sein de la société de valeurs, de démarches, d’attitudes qui sont aujourd’hui en contradiction avec la culture dominante où règnent les archaïsmes et les conformismes d’une société dominée. En France, également, conformismes et archaïsmes, de formes et de tonalités différentes certes, maintiennent la société dans un état d’aliénation compatible avec les nécessités de la mondialisation contemporaine.
De cette terrible et tenace confusion morale et intellectuelle, la poésie est l’issue. Cette poésie qui n’a ni pouvoir, ni force, ni violence, ni police, ni justice, ni Etat, ni banques, ni aviation, ni marine, ni escadrons de la mort, ni divisions blindées. Cette poésie qui est solitude, innocence, fil de lumière ténu, souffle moindre, mais qui est, par essence, irréductible incandescence de la liberté. Dans le fracas de la guerre perpétuelle des conquêtes illusoires, elle est le cœur, l’âme et la pensée des hommes. Elle est pierres lumineuses du parcours, sœurs terrestres des étoiles du ciel. Elle est le rêve de liberté, de libération, qui mène des hommes et des femmes humiliés, dominés, démunis, à se transcender. Elle est la source de la volonté de vivre et de mourir d’une inextinguible soif de liberté.
Car seule la liberté permet de penser l’ouverture des impasses et la solution des drames, de repenser les concepts passés et les notions nocives, de bousculer les rapports de force et les évidences, de déjouer l’inéluctable sinistre et de rire du destin, seule la poésie permet, alors que tout semble désespéré, de transporter soudain le cortège des humains à la pointe de la pensée, et de dénuder chaque mot de ses oripeaux jusqu’au noyau brûlant du sens, jusqu’au contact mystérieux de la peau nue de la vérité.
La guerre ne finit jamais, mais elle restera méprisable et vaine si les poètes ne renoncent jamais.
Texte publié dans le dernier numéro de la revue Secousse :
http://www.revue-secousse.fr/Secousse-17/Sks17-Sommaire.html