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Billet de blog 23 septembre 2013

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Interview Amin Khan par Lyazid Khaber (Le Chiffre d'Affaires)

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Lyazid Khaber: Les éditions Barzakh viennent de publier « Présence de Tahar Djaout, poète », un livre que vous avez initié et dirigé. Pourquoi ce livre ?

Amin Khan : J’estime que c’était le moins qu’on pouvait faire ! Tahar Djaout a été assassiné à l’âge de 39 ans, à un âge où, à de rares exceptions près, un écrivain, un poète est loin d’avoir atteint la plénitude de son art. Les poètes ont besoin de temps pour former leur voix, leur regard, pour préciser leur pensée. Ils ont besoin de vivre, de lire, de parler avec les autres, de se soucier des autres, de se frotter à toutes sortes de réalités, d’apprendre en écoutant, ils ont besoin de se tromper, d’écrire des pages et des pages qui iront à la corbeille, avant de pouvoir exprimer leur expérience, leur réflexion, leurs angoisses, leurs questions, en quelques mots sur une feuille de papier... Il est remarquable que Tahar, lui, soit parti si jeune en laissant une œuvre de grande valeur ! Des poèmes de haute tenue, des romans appréciés en Algérie et à travers le monde, mais aussi des écrits sur les arts, des entretiens importants, une masse d’articles journalistiques sur de multiples sujets de la culture de son pays et du monde. Sa disparition est une perte terrible. Je pense qu’avec le temps, ses compatriotes prendront conscience de cela, mais encore faudrait-il que ses écrits soient disponibles et accessibles. J’espère que ce livre - qui réunit les hommages de nombreux poètes, écrivains, artistes, algériens et étrangers – contribuera à perpétuer sa mémoire.

LK : C’est vrai que malheureusement aujourd’hui les Algériens connaissent le nom de Tahar Djaout, mais peu le lisent…

AK : C’est le cas pour Djaout, et de façon tragique, c’est le cas pour tous les écrivains algériens, et en fait on a bien l’impression que les Algériens, sauf un petit nombre de passionnés, ne lisent plus de littérature. Je ne sais pas s’il existe des études sérieuses sur la question de la lecture dans notre pays, mais on a l’impression, en parlant avec les gens, les jeunes en particulier, que la littérature est encore plus marginale dans la société qu’il y a une génération. Ce phénomène n’est pas propre à l’Algérie, mais je pense que pour notre pays, la désaffection à l’égard de la littérature, du livre, de l’écrit, de la culture « classique », est particulièrement dangereuse.

LK : Pourquoi cela?

AK : Il faut garder à l’esprit que notre indépendance, obtenue il y a cinquante ans à peine, l’a été suite à une longue série de violences qui se sont exercées sur la société algérienne pendant des siècles, la colonisation française de 132 ans succédant elle-même à trois siècles de domination Ottomane… Notre Etat naît donc au milieu d’un champ de ruines culturelles et psychologiques. Les élites politiques et intellectuelles du mouvement de libération, déjà faibles au déclenchement de la guerre y ont été décimées, et ce qui en reste en 1962, se divise, se combat, se délégitime, se paralyse mutuellement. Le « pouvoir », avant de devenir le « Pouvoir » s’exerce sur une société fracassée, pétrie de douleurs, de frustrations et de traumatismes. L’autorité politique s’installe en bricolant une « modernité » qui résulte essentiellement d’une somme de contradictions occultées. L’autorité politique s’avère, en particulier, incapable de traiter les questions de l’éducation et de la culture avec un minimum de cohérence. Ce qui se déroule ensuite pendant un demi-siècle est la conséquence de l’incapacité de nos élites politiques et intellectuelles à prendre leurs responsabilités particulières pour la définition et la défense de l’intérêt général… L’existence d’élites reconnues par la société comme légitimes et compétentes est donc – et demeurera- un préalable à toute démarche susceptible de faire sortir éventuellement le pays du marasme dans lequel il se trouve. Or la formation des élites ne s’improvise pas, ne se fait pas par hasard ou par miracle. C’est le résultat d’un investissement significatif dans l’éducation et la culture, y compris « classique ».

LK : C’est un bien sombre tableau… Vous pensez donc qu’il n’y a pas d’espoir pour notre pays, du moins à court-terme ?

AK : Au contraire ! Ce que je dis là, c’est ma conviction que, précisément, tout dépend de la combinaison de deux choses : une analyse objective des réalités et une volonté politique déterminée. Par le passé, notre société a connu des situations beaucoup plus difficiles et encore plus désespérantes que celle que nous connaissons aujourd’hui. Ceux qui se sont battus dans le mouvement national, ceux qui ont déclenché la guerre de libération ne sortaient pas de l’université, mais c’étaient des hommes et des femmes qui avaient une vraie culture politique et une expérience de la pratique militante qui leur ont permis de parvenir à des analyses politiques justes et à mettre en œuvre leurs idées avec courage et détermination. Il ne faut pas voir cette question des élites sous un angle quantitatif ou mécanique, mais du point de vue de la qualité de la démarche en question. Aujourd’hui, même si les problèmes de la société algérienne sont très graves et peuvent paraître insolubles, le pays possède en son sein les ressources humaines nécessaires pour bien poser les problèmes et les capacités de les régler, ou, pour le moins, pour engager les politiques qui mettront le pays sur la bonne voie.

LK : Mais si, comme vous l’affirmez, les écrivains comme Djaout et d’autres, ne sont pas lus, comment faut-il voir la place et le rôle, ou l’absence de rôle des intellectuels dans le contexte de la société algérienne d’aujourd’hui ?

AK : Les intellectuels jouent toujours un rôle essentiel dans les évolutions de la société. Positif ou négatif, visible ou invisible, direct ou indirect, décisif ou pas, leur rôle est essentiel dans la mesure où ils expriment les attentes, les peurs, les espoirs, et finalement, les « idées » de la société. Il est en fait fréquent, pour ne pas dire nécessaire, qu’une « poignée d’intellectuels » expriment l’idée principale de la société à un moment donné, et, éventuellement, imprime une direction à des évènements historiques massifs, tels que, par exemple, l’indépendance de l’Algérie ou la révolution américaine… Toutefois, pendant de longues périodes, le travail des intellectuels est un travail invisible, dans la mesure où ils ne sont pas présents dans les médias, et où ils n’occupent pas nécessairement de positions éminentes dans la société, mais leur travail se fait, c’est-à-dire que les écrivains écrivent, les penseurs pensent, les enseignants enseignent, les peintres peignent, les musiciens composent, les poètes font et défont des constructions magiques de quelques mots… Ce travail, d’une façon ou d’une autre, trouvera éventuellement son chemin et sa raison d’être dans les interstices de la conscience de la société. Certaines idées peuvent prendre vingt ou cent ans avant de trouver les multitudes, d’autres idées peuvent incendier les villes et les villages d’un pays en quelques jours… Les intellectuels doivent faire leur travail. C’est ainsi qu’ils assument leurs responsabilités. Il faut faire son travail sans se préoccuper de reconnaissance immédiate ou spectaculaire, ni évidemment, par définition, de celle des puissants du moment.

LK : A ce propos, comment voyez-vous le rôle des intellectuels africains, ceux de la diaspora en particulier, face aux défis du continent ?

AK : Les défis sont nombreux, mais peuvent se résumer en un : le développement. Après un demi-siècle d’expériences économiques et politiques plus ou moins heureuses, aujourd’hui il existe toute une gamme de situations en Afrique, qui est loin d’être un espace homogène, parfois encore caractérisé par les clichés néocolonialistes et paternalistes d’un continent voué au malheur et à la pauvreté. L’Afrique est d’une grande diversité culturelle, immense richesse. Elle est dotée d’une population jeune, en croissance, autre immense richesse, et de ressources naturelles uniques par leur variété et leur disponibilité. Cet ensemble d’atouts constitue tout autant de problèmes, certes difficiles à résoudre, mais néanmoins tous solubles par le développement, à condition que le développement soit pensé et mis en œuvre par les Africains eux-mêmes.

LK : Mais que peut être, selon vous, une conception africaine du développement dans ce monde globalisé ?

AK : Une telle conception doit se fonder sur une analyse critique du concept de développement lui-même, ainsi que de tous les concepts connexes tels que ceux de démocratie, de justice ou de liberté… Les pays qui réussissent le mieux actuellement (Afrique du Sud, Ghana, Ile Maurice, et quelques autres) sont des pays qui ont mis en place des systèmes politiques démocratiques, et qui, progressivement, donnent de la vigueur à leurs institutions de sorte que la démocratie acquiert peu à peu un contenu véritable, au-delà des modalités nécessaires, mais non suffisantes, de la démocratie que sont des élections régulières… Mais à une autre extrémité du spectre, nous avons des pays comme le Mali, par exemple, où se déroulent également des élections démocratiques, puisqu’ouvertes, pluralistes, observées et dont les résultats sont acceptés, mais où la démocratie est une façade qui cache, ou tente de cacher, les graves déficiences d’un système politique inefficace, cruellement mises en évidence dans la crise actuelle qui menace d’emporter le Mali, ou en tout cas, le Mali relativement uni et paisible que nous avons connu au siècle dernier… Le risque majeur inhérent à tout système démocratique, y compris les plus solides, les plus anciens, est que, sous couvert de représentation universelle, s’aggravent en réalité les inégalités entre les citoyens dans l’exercice de la démocratie, par l’accès inégal à la décision politique, et en amont, l’accès aux médias, à la culture, à l’éducation… Ceci n’est pas propre à l’Afrique, mais dans le cas de notre continent, les effets négatifs des inégalités économiques, sociales et politiques, mais aussi de la divergence entre « démocratie réelle » et « démocratie formelle », sont particulièrement préjudiciables au développement.

LK : Pourquoi cela?

AK : Parce que les pays africains sont dans une situation historique où la présence, le rôle, la crédibilité de l’Etat, est une condition sine qua non, une condition absolue du développement, mais également de la paix et de la sécurité. Aujourd’hui les Etats des pays développés ont du mal à garder un minimum de crédibilité vis-à-vis de leur population malgré la vigueur de leurs institutions, de leurs économies, de leurs cultures. Dans le contexte actuel de la crise mondiale, les Etats des pays en développement, pour leur part, sont menacés dans leur existence même. Ces dernières années, nous avons pu voir sous nos yeux le Soudan divisé en deux, la Libye plongée dans le chaos, divers pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale déstabilisés ou durablement affaiblis… Tout cela pour la même raison fondamentale : l’absence d’Etat, d’un Etat légitime, compétent, crédible aux yeux de ses citoyens.

LK : Mais ce n’est pas là une généralité…

AK : Les Etats africains sont jeunes. De plus, ils sont souvent nés, sortis de la matrice coloniale, avec des malformations congénitales plus ou moins handicapantes, des structures économiques orientées vers la satisfaction des besoins de la puissance coloniale et de ses représentants indigènes, un faible niveau de scolarisation et d’éducation. En outre ils ont hérité d’institutions telles la Justice par exemple, qui suscitaient jusqu’aux indépendances méfiance ou hostilité de la part des populations. Les héritiers de ses institutions, de ces Etats, n’ont pas été en mesure de rompre avec l’héritage colonial et se sont, au fond, contenté d’imiter des comportements, de gérer avec plus ou moins de compétence des normes et des institutions qu’ils n’avaient ni créées, ni acceptées, ni recréées.

LK : Mais aujourd’hui la situation est différente à plusieurs égards…

AK : Aujourd’hui, en effet, cinquante ans après les indépendances, les Africains, y compris les intellectuels de la diaspora, sont en mesure de bien poser les problèmes fondamentaux de leurs sociétés et de leurs Etats. Ils ont non seulement la capacité d’analyser les problèmes de leurs pays, mais aussi, dans la même logique, de proposer des solutions à certains des problèmes qui se posent au monde entier, dans les domaines de la culture, de l’environnement, de la sécurité, de la paix, de la civilisation… Certes ces problèmes sont aujourd’hui plus difficiles à saisir et à résoudre qu’il y a cinquante ans, mais la nécessité vitale de le faire s’impose, parfois brutalement, aux yeux des Africains, en tout cas de ceux qui sont soucieux de l’avenir de leurs enfants.

LK : Faut-il alors tout reprendre à zéro ?

AK : L’Histoire n’est pas si docile, si accommodante. Ce n’est pas une feuille blanche, un écran d’ordinateur bien lumineux et bien lisse. L’Histoire des hommes, c’est l’accumulation de toutes les contradictions, un inconcevable fatras de problèmes et de drames imbriqués les uns aux autres. On peut néanmoins arriver parfois à la conclusion qu’il faut « tout reprendre à zéro ». Cela peut être la bonne démarche, mais il faut être conscient que pour entreprendre et espérer réussir un changement radical, il faut partir de la réalité la plus concrète. Il faut savoir que les idées les plus révolutionnaires ne se réalisent, éventuellement, que par la réforme. La brutalité et la violence sont, de ce point de vue, le plus souvent contre-productives, même si parfois malheureusement inévitables, comme lorsqu’il faut s’opposer et combattre des injustices extrêmes, comme l’esclavage ou le colonialisme.

LK : Est-ce qu’à l’heure de la globalisation, ces notions sont encore pertinentes ?

AK : Je me réfère ici à des évènements encore récents, comme les guerres de libération nationale… Mais fondamentalement, ces notions expriment, à des moments historiques différents, le même principe qui structure depuis toujours le mouvement historique de l’humanité : la dialectique de la domination. Et l’application constante et universelle, et brutale, de ce principe explique en partie que l’humanité, si elle a pu progresser au plan scientifique et technique, stagne par ailleurs, au vu des régressions morales et destructions et crimes aux conséquences incommensurables qui ponctuent sa marche...  

LK : L’Afrique semble en tout cas en être est la principale victime…

AK : Probablement. Mais il ne faut pas oublier la destruction des Amérindiens, celle des Juifs d’Europe, il ne faut pas oublier les victimes de l’impérialisme japonais en Chine ou en Corée, les victimes de la barbarie atomique d’Hiroshima et Nagasaki… Mais je pense que comme les Japonais, comme les Chinois, comme les Européens, les Africains trouveront le chemin de leur renaissance. En fait, celle-ci a commencé il y a un demi-siècle avec les indépendances, et elle se poursuit malgré tout. Les progrès économiques et politiques importants – même si tout est loin d’être parfait – en Afrique de l’Est et en Afrique australe notamment, prêtent à l’optimisme. Les évolutions en Afrique du Nord, bien que contradictoires et lourdes de dangers et de souffrances pour les peuples, peuvent également nous permettre d’espérer raisonnablement que les 50 prochaines années verront un nouvel essor de l’Afrique. 

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