AMINE KHENE

Abonné·e de Mediapart

10 Billets

0 Édition

Billet de blog 23 octobre 2013

AMINE KHENE

Abonné·e de Mediapart

Fanon, Homme Libre

Je republie aujourd’hui ce poème parce que c’est Pierre Chaulet - un des plus proches compagnons de lutte de Fanon -, un homme d’exception, un très grand Algérien, qui m’en a donné la clé... Après une vie lumineuse, au service de ses idées, de ses convictions, au service de son peuple et de l’humanité, Pierre nous a quittés, voilà un an déjà…

AMINE KHENE

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Je republie aujourd’hui ce poème parce que c’est Pierre Chaulet - un des plus proches compagnons de lutte de Fanon -, un homme d’exception, un très grand Algérien, qui m’en a donné la clé... Après une vie lumineuse, au service de ses idées, de ses convictions, au service de son peuple et de l’humanité, Pierre nous a quittés, voilà un an déjà…

Fanon, Homme Libre

Oui

intellectuel médecin penseur écrivain psychiatre militant

combattant fier courageux ombrageux

tout ce que tu veux

mais Fanon

c'était avant tout un poète

ce n'est pas moi qui le dis


pas moi mais Pierre


Pierre Chaulet


le 11 mars 2011 Alger midi au soleil national du deuil

à l'ombre tranquille de l'espérance


dans l'espace entre les grains de lumière qui dansent

entre les corps mystérieux des orangers décatis


et l'ombre des grilles fébriles du jardin

un demi-siècle après ta mort

d'énormes pelletées de temps nocif

jetées sur ton cœur
 encore brûlant


malgré tout

ton cœur

braise jetée au loin 


par les vents violents 
de ces îles-là

Caraïbes défoliées


îles fractionnées concassées humiliées

poussière

vers l'amont des tourments de la mémoire lointaine

mais rien n'y peut rien 


ce temps est plein de trous

vieux carbone et vieil oxygène

s'affrontent tels des lutteurs éloignés

par les bras du bronze immense

depuis trop longtemps
 loin de la terre natale


oubliés de leurs adorateurs sans but désormais

sauf peut-être pour certains

les quelques sous et les centimes

que jettent au sol sali de leur sang quelques anciens

les devenus spectateurs


dans leurs oripeaux leurs uniformes leurs guenilles mentales


en costumes cravates rayés


élimés au coude de la dignité

mais toutefois dignes certains

émaciés démodés juvéniles

et saisis parfois encore figure-toi de transes passagères


qui meurent aussitôt


au bord du cercle du soleil rituel

des sacrifiés du premier rang

toi

c'est ton privilège

de les avoir quittés à l'âge béni de 36 ans

d'avoir quitté ce monde


tel le héros d'un vieux film en noir et blanc

un film de guerre ou d'aventures

un film du 20ème siècle

quitté la vaste terre de Dieu avec des visions


de ce qui n'est jamais advenu

qui n'adviendra jamais

mais qui est pourtant

visions de ceux qui à l'époque déjà cheminaient sur le fil du rasoir

files de maigres sentinelles toujours mobiles

sentinelles du camp nocturne sans répit


assailli sans relâche assailli

inquiet

ces hommes qui traversaient


avec leurs pataugas oiseuses


leurs peurs et leurs croyances


les frontières et les auréoles du sang de leurs frères

peu importe

ces hommes faits ombres

ces hommes faits échos

stock de tristesse


fonds de commerce

alluvions amers

héros


sur mauvaise bande magnétique


d'un de ces pays frères qui n'existent plus

aujourd'hui


au goût de cendres


on ne se souvient plus que de quelques uns


parmi les héros


on se souvient de quelques saints quelques martyrs

dans le grand registre de la vérité

les anonymes on n'en parle pas depuis toujours tu le sais

depuis bien avant les Guerres Puniques

depuis bien avant les labours sanglants en tous sens


de l'aliénation du monde

depuis bien avant les grands carnages subtils

qui ne laissent aucune trace du crime


pour la raison qu'il n'y a plus que le crime

et que le crime embrasse la raison

alors que faire? 


que faire?

seul dans son cœur


seul dans sa chambre


face au mur blanchi à la chaux de l'heure carcérale

connaître

et connaître à nouveau ce qui brûle


en soi


même s'il faut pour cela

dénuder son cœur


y enfoncer les doigts de la nausée et de l'amertume

reconnaître que là


frère presque perdu


frère bientôt perdu


tu as raison contre tous


avec ton sang infecté


avec tes muscles nus


avec ces fibres de conscience avec cette colère

avec cette vigilance

que faire? 


que faire? 


te mettre debout

droit debout


debout dans la patrie des vents


debout dans la respiration des îles

debout dans le tremblement de la terre

ouvrir ta chemise blanche de boucanier

et qu'y viennent la lumière amère


et la grande haleine de la révolution

lécher ta sueur


la sueur de l'homme fiévreux

la sueur de l'homme mourant


chaque jour depuis le jour de sa naissance

la sueur de l'homme qui se débat dans les rets de son intelligence

la sueur de l'homme debout s'entend


que faire? 


dis

que faire?

traverser

en soute peut-être


mais d'un pas allègre


les océans qui s'interposent


entre les îles naufrage et les îles destin

ne pas laisser d'espace entre soi


entre sa peau et la conscience du monde

entre les mots et les gestes


entre le carbone et l'oxygène

ne pas laisser d'espoir à l'ennemi

qu'il aura un jour


la légitimité du pardon

brûler

brûler

brûler jusqu'à la fin

en homme seul


en homme en devenir

en homme libre

homme

loin de l'origine et loin


de la destination

Homme Libre

Fanon

Amin Khan

 Juin 2011

Poème initialement publié dans le numéro spécial de la revue Algérie Littérature/Action consacré à Frantz Fanon.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.