1/ Le fils
Elle a dit : « Je veux qu’il souffre. Je ne veux pas qu’il meure, je veux qu’il souffre. »
Dans le box des accusés, j’avais les yeux baissés et l’esprit brouillé. Je regardais mes mains nerveusement enlacées, et j’entendais sans regarder ni vraiment comprendre la scène qui se jouait devant moi. Toute cette énergie dépensée autour de mon insignifiante personne me semblait largement inutile. J’étais coupable, je n’avais même pas songé à le cacher ou à le nier. J’avais commis l’acte monstrueux, irréparable, qui me valait aujourd’hui la haine de cette mère vengeresse.
Je m’étais réfugié depuis lors dans un mutisme qui était moins une défense contre la virulence du tribunal que la marque d’une stupeur profonde face au tournant impensable qu’avait pris mon existence. De toute façon, j’étais certain de l’issue de cette séquence désastreuse et de l’absolue vanité de tout effort pour y échapper.
Ce qui m’avait frappé avec une telle force, et qui paraitra comme une évidence pour quiconque a un peu vécu, c’est l’étrange et incompréhensible soudaineté avec laquelle le long travail, fait de patience et de détermination, couronné de multiples petits succès, donnant l’illusion d’une vie comparable à la lente ascension d’une randonnée montagnarde, difficile mais inexorable et sereine, peut s’achever d’un seul coup, par un échec radical et irrémédiable.
Une chute vertigineuse dans une immense crevasse alors qu’on sifflotait paisiblement en contemplant ce sommet qui nous appartiendrait à coup sur.
J’avais pourtant été un jeune homme « très prometteur », comme disaient mes maîtres, et si mon caractère impulsif m’avait valu quelques déconvenues, j’avais aussi réussi à attirer l’attention de mes camarades de cohorte, dont quelques filles qui m’avaient fait l’honneur de leur couche, et de quelques ainés qui appréciaient ma vivacité d’esprit et mon énergie. Vers quinze ans déjà, on me prédisait une brillante carrière dans l’Armée, ou encore mieux, dans la Fonction d’Etat. Atteindre un statut de fonctionnaire eut été, pour une personne d’extraction vulgaire comme la mienne, une ascension sociale et un exploit dont seule une petite minorité pouvait se vanter. Je commençais très jeune, sans vraiment toujours savoir précisément ce qui me guidait, à intriguer pour m’approcher des cercles de la haute société du Paris des années 80, quelques décennies après la Grande Catastrophe Climatique qui avait remodelé en profondeur les structures des sociétés humaines à peu près partout sur la planète.
Il y avait là les grands capitaines des industries biologiques, les architectes de la technostructure mondiale, les artistes d’Etat et les cadres dirigeants du Parti Primordial. Les généraux de l’Armée faisaient également partie de la caste des dirigeants, et j’espérais bien me lier d’amitié avec l’un de leur fils, ou mieux, séduire l’une de leur fille, pour entrer directement dans un monde qui m’apparaissait merveilleux et plein de promesses.
La tâche était ardue, car, à cette époque déjà, les classes de la société étaient quasiment imperméables. Mais mes succès académiques me permettaient, chaque année, de m’élever dans la hiérarchie des étudiants, et de côtoyer de plus en plus de camarades issus des hautes castes. Au bout de quelques années de présence commune dans les différents cours de l’Ecole Supérieure, même les plus bornés des rejetons de la technocratie finissent par vous adresser la parole, surtout si vous pouvez leur expliquer tel ou tel concept que leurs esprits bien formatés mais étriqués ne peuvent pas saisir aussi vite qu’il le faudrait.
Elle a dit : « Je veux qu’il souffre. Je ne veux pas qu’il meure, je veux qu’il souffre. »
Si elle savait simplement comme j’avais déjà souffert pour en arriver là, entravé, devant un tribunal hostile que mon crime de lèse-majesté rendait encore plus implacable. Oui, j’ai tué son fils. Encore aujourd’hui, si longtemps après les faits, alors que ma vie entière lui est dédiée, j’ai du mal à regretter ce geste. Marc était un imbécile, méchant et malsain, et je ne m’étais lié avec lui que pour le plaisir de participer aux agapes somptueuses qu’il donnait dans la propriété de ses parents richissimes. Manger de la vraie viande, boire du bon vin, dans assiettes en porcelaine délicatement décorées et des verres de plexy-crystal hors de prix valait largement le désagrément d’avoir à se forcer à rire à ses mauvaises plaisanteries, ou de les supporter quand j’en étais la victime consentante. Rapidement, j’étais devenu son meilleur faire-valoir. Ma stature de fort en thème lui était utile, à la fois pour le défendre habilement lors des joutes verbales qui constellaient nos beuveries, mais aussi pour affirmer sa propre grandeur quand il m’écrasait, croyait-il, de toute sa prétendue supériorité.
J’étais donc devenu l’acolyte, le garde du corps et le souffre douleur de l’un des membres d’une des familles les plus importantes de l’Empire, et j’étais arrivé à ce résultat par une longue suite de petites compromissions et de menus services.
L’année de nos 23 ans, Marc me présenta à sa famille, avec une certaine désinvolture, en précisant bien les mérites de mon ascension, et subtilement par là même, la nature de mes origines. Son père ne leva pas les yeux de son écran, tandis que sa mère me jeta un regard glacé dans lequel je vis instantanément tout le mépris que je lui inspirais. Je crois bien qu’elle m’a détesté dès les toutes premières secondes de notre rencontre, et elle a tout du long désapprouvé silencieusement le choix de son fils de fréquenter un petit arriviste des classes subalternes. Je dois dire ici qu’elle avait finalement plutôt bien jugé la situation, et l’avenir n’allait pas lui donner tort…
Lorsqu’on se laisse écraser par quelqu’un, par opportunisme ou par lâcheté, ce qui revient au même, la difficulté réside essentiellement dans le caractère stable, ou instable, de la situation. Aujourd’hui que je connais l’amour parfait, absolu et définitif, peu m’importe que certains puissent penser qu’Eva m’écrase ou profite de moi, peu m’importe même qu’une partie de moi le pense. Si elle devait m’écraser littéralement sous son pied, tous mes efforts tendraient à m’affiner le plus possible là ou elle me touche, pour ne pas gêner sa marche.
A l’époque cependant, je haïssais secrètement Marc, et supportait mon rôle avec de moins en moins de bonne grâce. Lorsque j’ai rencontré cette fille, issue d’une famille moins huppée que celle de Marc, mais largement assez riche et influente pour moi, lorsque j’ai vu que cette douce et belle jeune femme était attirée par moi, lorsque j’ai senti pour la première fois que je pouvais aimer et être aimé dans ce monde qui commençait, après des années de servilité, à m’ouvrir ses portes, j’ai cru que je pouvais enfin baisser les armes, devenir celui que je voulais être et j’ai commencé à me libérer de l’emprise de Marc. Il a fallu un peu de temps à ce petit arrogant prétentieux pour se rendre compte de ce qui se passait, mais lorsqu’il a réalisé qu’il risquait de perdre son jouet le plus utile, il a pour une fois exercé toutes ses facultés intellectuelles pour rétablir la situation telle qu’elle n’aurait, selon lui, jamais du cesser d’être. Il a entrepris de séduire ma jolie dulcinée, avec la puissance de son argent, de son influence et de ses mensonges. Il faut croire qu’il savait ce qu’il faisait en se comportant la plupart du temps comme un individu répugnant, car il se transformait en présence d’Alba en un délicieux jeune homme, plein de prévenance, de douceur et d’attentions. En peu de temps, il parvint à l’éloigner suffisamment de moi pour lui donner un aperçu éblouissant de la vie qu’elle pourrait mener si elle changeait de cavalier. Je suppose que la promesse d’un mariage en grande pompe assortie d’un tableau noir et répété de mes propres perspectives ont achevé de lui tourner la tête. Je crois vraiment qu’elle m’a aimé, mais mes origines modestes lui ont dès le début posé beaucoup de problème. Il n’était pas facile alors, comme aujourd’hui, pour une jeune femme de la bonne société de s’afficher avec un mal-né. Je pense qu’elle à lutté plusieurs semaines contre elle même, contre moi et contre Marc. Mais elle a fini par céder, et en quelque sorte rentrer dans le droit chemin. Ma chance était passée aussi vite qu’elle était survenue. Lorsqu’elle m’a annoncé qu’elle me quittait pour lui, je fus fou de douleur, et surtout ivre de rage contre Marc. Je passais un mois prostré, dans un état de détresse psychologique avancé, incapable de la moindre réaction, bien que mon esprit bouillonnât de mille idées de vengeances violentes ou perverses.
Puis j’appris qu’il l’avait brutalement congédiée. Cette nouvelle libéra mon corps léthargique pour laisser libre cours à ma fureur. Je me précipitais chez Marc pour lui hurler mes exigences d’explication, et pour déverser sur lui le torrent de frustration qui s’était accumulé en moi pendant toutes ces années. Je fus cependant rapidement décontenancé par son calme. Il avait visiblement mieux préparé que moi cette entrevue :
« Alba ? Mais je m’en foutais complètement d’Alba! Qu’est-ce que tu crois ? Qu’est-ce que tu réfléchis! Elle me posait un problème. Tu étais satisfait avec elle, et elle était satisfaite avec toi. Et moi j’étais tout à fait insatisfait de cette situation. »
Devant ma mine interrogatrice, il ajouta :
« Tu aurais fait l’effort de rester disponible et soumis, comme avant, je t’aurais peut-être laissé ce petit réconfort. Mais tu as fait l’imbécile ! Tu as tenté de t’émanciper, et tu m’as négligé. Alors je l’ai séduite. Tu ne m’as pas laissé le choix ! Pourtant, elle ne m’attirait vraiment pas, et le petit jeu de la séduction a été difficile au début. Mais finalement, faire le joli cœur a commencé à m’amuser… Je ne pensais pas rester si longtemps avec elle après ça, mais il faut dire qu’elle a un joli petit cul, et il m’a finalement fallu un mois pour m’en lasser! Enfin… Je crois qu’on ne la reverra plus après tout ce que je lui ai fait subir. »
J’étais effondré. Son visage jusqu’alors pensif et désinvolte devint dur et froid, et je compris en cet instant que l’imbécile malveillant que j’avais cru côtoyer pendant des années était devenu bien plus vicieux et cruel que je ne l’avais imaginé. Il continua alors sur ce nouveau ton terrifiant :
« Quant à toi, regarde moi bien. Si tu en es la ou tu en es aujourd’hui, c’est grâce à moi. Tous les gens un peu importants que tu connais, je te les ai présentés. Le poste que tu brigues actuellement, un mot de ma part et tu l’as, un autre et tu ne l’auras jamais. Tu es ma chose, tu es à moi. Tu n’auras rien qu’il me déplaise que tu aies, et tu auras tout ce que ma fantaisie te laissera. J’ai toujours de l’affection pour toi, et je veux toujours t’offrir la vie dont tu rêves. Mais il faut que tu fasses des efforts en retour, tu comprends? Tu comprends, n’est-ce pas !?? Maintenant, rentre chez toi, réfléchis bien. Quand tu reviendras, nous aurons tous les deux oublié Alba, et aussi cette petite conversation quelque peu désagréable… Allez va t’en! »
Il se remit à sourire : « J’attends une visite galante, et je ne voudrais pas qu’elle te voie ici, maintenant. Tu la connais, c’est cette petite brune qu’on avait rencontrée lors de la fête du solstice d’été, l’année dernière. Mais si, tu te souviens, tu m’avais même dit qu’elle te plaisait beaucoup! Allez, va-t’en maintenant… Mais n’oublie plus jamais : Tu n’aimes que moi. Tu es ma chose.»
Il me regardait en souriant pendant qu’il ouvrait la porte pour m’indiquer ma nouvelle direction.
Mon caractère impulsif m’avait toujours joué des tours, comme je l’ai déjà dit, mais cette fois-ci, il m’a sans doute sauvé la vie. Je l’ai donc tué. Il gisait, méconnaissable, dans une mare de sang, son club de golf encastré dans l’orbite oculaire, et j’étais assis par terre à côté de lui, la tête entre les mains, quand la police est arrivée pour me prendre.
Elle voulait que je souffre et je réalise maintenant que c’était la première fois qu’elle voulait que nos âmes vibrent à l’unisson.
Le juge lui a demandé quelle peine elle souhaitait pour moi. Elle aurait facilement pu demander la mort : La Nouvelle Loi du Talion avait cours depuis peu. Cette loi protège efficacement les castes supérieures qui peuvent, en payant le prix établi d’un châtiment, le faire subir à quiconque leur a porté préjudice, si minime soit-il. Je fus un des premiers justiciable à subir ce nouveau genre de retour aux sources juridique.
Elle a dit qu’elle voulait que pour chaque gramme de sa souffrance, j’en supporte un kilo. Je pensais avec amertume que cette sentence avait du être prononcée à ma naissance par quelque fée maléfique appointée par cette famille de psychopathes, et que je trouvais en cet instant l’explication a postériori du chemin de croix qu’avait été mon existence depuis ses premiers instants. Un petit homme gris, à l’aspect terne mais au regard perçant fut appelé à la barre pour apporter sa contribution en tant qu’expert. Il exposa une solution technique : La liaison neuronale. Plus précisément, une liaison asymétrique, répercutant et amplifiant au sein du psychisme récepteur chacun de des sentiments négatifs du psychisme émetteur, comme la peur, la tristesse, l’angoisse, la haine ou le ressentiment. On pouvait y ajouter la douleur physique, la faim et la soif, l’ennui. Ne me resteraient comme seuls instants de répit, que les moments réellement heureux de la vie d’Eva.
Le juge proclama la sentence, et on m’emmena. Je n’avais pas conscience de ce qui m’attendait, et je ne m’en souciais pas vraiment. Je ressentais une pointe de déception d’être encore en vie, mais je comprenais mieux les expertises psychologiques qui m’avaient décrit comme totalement non suicidaire. Eva voulait être sûre que je n’échapperais pas trop facilement à sa peine. En passant le pas de la porte du tribunal, je l’entendis crier, pour elle et pour moi : « J’aurai du plaisir à souffrir !! »
Je porte une cagoule. On me dirige avec rudesse dans un fourgon. On m’en extrait, toujours sans ménagement, on me pousse, on me dirige, on m’allonge et on m’attache. On me retire ma cagoule : Je suis sur un lit d’hôpital et une vieille femme vient me faire une piqure.
Noir. Je ne fais qu’un avec la terre, l’univers, les voitures et… les presse-agrumes. Je suis plat et immensément étendu. Je suis bien. Et tout d’un coup, je me réveille avec une grande douleur à la tête. J’essaie de la toucher mais je suis toujours entravé. On vient me parler :
« Vous êtes réveillé ? Comment vous sentez-vous ? »
Je réponds, malgré moi:
« Je me déteste. »
Le petit homme gris ajouta : « C’est bon, il est lié. Vous pouvez le détacher et le renvoyer chez lui. »