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Billet de blog 3 décembre 2015

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Prof à plein temps (extrait du roman) - VANE KIEN (Lu au WIP #70 lundi 30 novembre 2015)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

07:50

C’est l’heure du départ, Tania vérifie qu’elle a bien le câble Péritel pour le cube multimédia d’elle ne sait plus quelle séance,  et son portable. Elle  met  le HDMI dans le tiroir. L’utilisera plus tard, quand ce sera devenu obsolète dans la vraie vie. Inspection générale des enfants : visage, mains, oreilles, tenue, sac complet. Bisous à son Zébulon embué, dans la salle de bain à deux vasques de marbre en plastique. Promesses pressantes de retour rapide et de bonheur assuré. Elle se croit dans une vieille pub Ricoré. La mère et ses deux petits sautent dans la voiture. Ils sont assez contents de retrouver leurs copains, Mina chantonne une chanson que Tania ne connaît pas, tandis que Roberto comate au fond de son siège. Elle est très, très heureuse. Mais complètement speedée. Leurs échelles temporelles sont décalées. Mina est déjà mentalement avec ses copines, tandis que Roberto donne l’impression d’avoir encore une vie à vivre avant la fin du trajet de cinq minutes. La notion de temps est très relative, Tania respire pour ne pas devenir une mère débordée, même si elle se prend tous les feux rouges, ce qui compromet la possibilité d’une pause en salle des profs. 

Une fois les enfants déposés, elle a encore dix minutes de trajet. Dégoûtée qu’ils lui soient arrachés chaque matin. Mais bon, ça doit leur faire du bien de retrouver leurs amis, c’est sûr. Et ils vont se former. Et c’est comme ça la vie. Passons à la suite.

La préparation mentale professionnelle débute. Les micro-tapotements sur son volant high tech lance l’autoradio qui crache NRJ à fond, Tania dansant au fond de ses tripes. Rihanna savait-elle qu’elle serait accompagnée rythmiquement par ses épaules et ses abdos, roucoulants comme un camembert oublié sur le rebord de la cheminée, au moment où elle a enregistré cette chanson ? Au feu rouge, Tania essaie de trouver l’info sur son portable. Savoir d’où elle est, cette fille à la voix magnétique qui la prépare chaque matin, lui donne un coup de fouet. Besoin de savoir où vit Rihanna. C’est idiot mais bon. Elle est amoureuse de la voix de la chanteuse. Elle l’a bien gagnée, sa notation administrative : grâce à Rihanna,  Tania a mention TB dans la rubrique « rayonnement de l’enseignant ». Pour avoir la pêche, c’est cool de se lâcher dans la voiture. Rare endroit de solitude et de liberté. S’en fiche si les passants la voient. Sa voiture, c’est son espace. Elle s’y prépare à éveiller les regards endormis (etc.) des élèves, avant de pouvoir éveiller quelques esprits, voire quelques consciences, yes ! Elle y croit dur comme fer. Comme on peut croire au Ciel… et à l’Enfer. Pour cela, chacun sa méthode. Aucune formation professionnelle adaptée. C’est chouette, on se débrouille, on fait du bricolage, on s’adapte. Dans vingt minutes maximum, c’est impératif, faudra être opérationnelle.

Tania vient de passer devant le panneau de la ville de son lycée. Il n’est plus temps de m’amuser, mais de se concentrer. Quitter la folie, s’habiller mentalement de citoyenneté basique et de règles communes. Aussi iniques soient-elles. Elle va faire ce qu’elle peut, dans ce grand rectangle administratif de l’Education Nationale.  Fabrique d’inégalités, de violence et d’injustice. Blablabla. La vie, la vie quoi. Elle jette un sort à ce relent obscur qui émerge parfois au niveau de son plexus solaire. Refoule une nausée potentielle. Et  monte encore le volume. NRJ, la radio n°1. Waouh. Elle se gare au son des pubs régressives. Adore ensuite respirer profondément, couper brutalement le moteur. Wonderwoman  en action dans son petit tailleur vintage normal, normal et normal. Prendre cartable, sac à main, planquer paperasses envahissantes dans boîte à gants. Elle se surveille, elle se surveille, elle se surveille.

08 :12

Arrivée dans la salle des profs. C’est bon, seulement trois personnes devant la photocopieuse. Tania prend mon tour, en sortant les documents à dupliquer : trente-sept exemplaires pour les classes de première économique et sociale, dont deux agrandis pour le malvoyant et la dyspraxique (ou dysorthographique, elle ne sait plus), douze pour la classe d’accueil. Elle glisse les nouveaux Protocoles d’Aide Personnalisée pour les signalements de handicap. A prévu des exercices supplémentaires pour un élève à haut potentiel signalé par l’infirmière, suite au diagnostic établi par le psychiatre. Un élève par classe en moyenne a des capacités de compréhension trop élevée par rapport au troupeau.

En attendant son tour à la photocopieuse, Tania salue ses collègues préférés qui lui donnent des nouvelles de la petite dernière, de l’avancement des travaux du pavillon, - waouh trop bien -, du traitement médical anticancéreux de la mère, - mince, zut, désolée -. Elle lit simultanément les informations affichées ou écrites aux marqueurs bleu, rouge et vert sur le panneau blanc : Monsieur Paulin absent du 19 au 21/05. Madame Dufournel remplace Madame Hadjaj à compter du 26/05. Ordre de passage des classes pour la photo de classe. Modificatif (il existe, ce mot ?) du planning des évaluations communes de langues. La mère de Samuel Dugast (Terminale STG2) est décédée. Le conseil d’enseignement de la classe de première professionnelle Vente est déplacé à 18h. Bref, rien de nouveau sous le soleil, Tania patiente devant la photocopieuse.

Furieuse, Ingrid ne parvient pas à bout de son jeu de photocopies : « Putain, mais j’en ai marre de cette photocopieuse de merde. Ils nous font chier dans ce bahut, rien ne marche. Ce n’est pas comme ça au lycée Poincaré, il y a deux photocopieuses au moins. Ici, ils ne sont même pas foutus de préparer les épreuves du CCF en 400 exemplaires d’un coup, sur leur nouvelle photocopieuse du secrétariat. J’en ai vraiment ras-le-bol de ces conditions de travail pourries. Hier soir, j’ai passé vingt minutes à réparer cette machine, et elle replante ! » Monsieur Boumedienne pose les deux paumes sur la table, doigts bien écartés. Il se lève calmement et dit qu’il va chercher du toner car en fait, il n’y a plus d’encre dans la photocopieuse. Ingrid fulmine : « non mais attends, laisse, j’appelle la bande de feignasses qui boit son café là, ne te dérange pas, c’est à elles de se bouger le cul pour une fois. C’est pas à toi de faire ça quand même,  ce ne sont pas elles qui vont affronter les bandes de sauvages dans cinq minutes. Elles auront toute la matinée pour se reposer d’avoir monté les escaliers ». Monsieur Boumedienne, philosophe peu prolixe, se rassoit lentement et finit les moyennes des évaluations qu’il doit rendre.

Rosalie entre, toute pimpante avec sa mini-jupe en laine bleu, ses collants roses et son rouge à lèvres fuchsia : « Coucou tout le monde ! Personne n’aurait vu ma clé USB dans les parages par hasard ? » Amélie, en train de saisir les notes d’élève dans le logiciel, lui tend sa clé. Mais Rosalie ne peut malheureusement pas imprimer les fichiers de cours, il n’y a plus de papier dans l’imprimante. Ça défile à une de ces allures ! Elle lance à la cantonade : « youyou, je vais chercher une ramette à l’administration », en espérant que quelqu’un lui propose de la dépanner de quelques feuilles blanches. Parfois dissimulées frauduleusement dans un casier. Ingrid remet alors le couvert : « Non mais attends, je rêve ? Tu ne vas pas te taper les escaliers, appelle l’administration, il faut les activer, ils n’ont que ça à faire. Nous, on bosse ».  Rosalie réplique que ça va prendre une heure, que ça ira plus vite si elle va tout chercher elle-même. Ingrid raille bien sûr son entrain de débutante, lui prédit l’obtention des palmes académiques. D’ici 42 ans.

Hichem entre sans frapper dans la salle des profs, un devoir à la main. Madame Nicolot, corrigeant ses copies, crie : « dehors, nous n’acceptons pas les élèves dans la salle des profs ». Madame Hardouin se lève, se dirige vers l’intrus piercé et tatoué, lui demande gentiment ce qu’il veut. Il demande s’il peut remettre son devoir d’anglais dans le casier de Madame Staff. Madame Hardouin, rassurante, toute d’orange vêtue, répond par l’affirmative. Mais Hichem ne trouve pas le casier. On entend des voix qui résonnent dans le couloir, imitant le slogan de la pub « orange ! orange ! ». Evidemment, la porte était mal refermée et des yeux intrusifs adorent ostensiblement la tenue de Madame Hardouin. Madame Nicolot s’agace et conseille à Hichem de réviser l’ordre alphabétique. Sa collègue, plus souple, lui précise en se relevant que l’ordre alphabétique n’est pas toujours respecté. Chaque casier porte le nom d’un professeur assorti d’un numéro. Il faut se reporter à la septième feuille affichée sur le côté gauche des casiers, pour trouver le numéro de celui de Madame Staff. Hichem et Madame Hardouin ne parviennent pas à trouver. Madame Nicolot arrache la copie des mains du futur bachelier en lui enjoignant de sortir. Elle décide de se débarrasser du parasite, en voulant glisser elle-même la copie dans le casier. Madame Hardouin sourit piteusement à Hichem. Il brasse l’air de ses bras qui lui arrivent aux genoux, un pistolet imaginaire dans chaque main. Il quitte l’enceinte névrotique.

Le nom de Madame Staff ne figure nulle part et Ingrid en personne résout l’énigme : « non mais vous n’avez pas remarqué ? Madame Staff, depuis son hernie discale, a le casier tout en haut à droite, celui de M. Paulin. La pauvre, elle ne peut plus se pencher ». Madame Hardouin suggère à tous que l’organisation soit modifiée, à l’instar de son précédent bahut. Une photo sur chaque casier pour s’y retrouver. En effet, à part les anciens, personne ne connaît le nom de la majorité de ses collègues. Cent-dix casiers dans ce « huis-clos pathogène » (constat super utile fait il y a des dizaines d’années par des savants, avant que rien ne change).

Tania compte inutilement le nombre de présents dans la salle des profs, pour apaiser une excitation latente, devenir bien rationnelle. Trente-huit profs vont prendre leurs élèves dans quelques minutes. Ils sont plus ou moins prêts, plus ou moins tendus, plus ou moins motivés. Elle est concentrée à fond sur son premier cours de 8h30. Penser à passer prendre un nouveau carnet d’appel à la vie scolaire. Elle finit par réparer elle-même la photocopieuse, une fois que Rosalie a apporté le toner d’encre ave la ramette. Puis elle ouvre son casier. Après avoir mis à la poubelle les prospectus et autres pubs de voyagistes scolaires, d’éditeurs et autres compagnies théâtrales locales dénutries, elle range soigneusement les documents administratifs. Note dans son agenda l’essentiel : les informations urgentes à faire reporter dans le carnet de correspondance des élèves (changement d’ordre de passage à la cantine, organisation de la journée portes ouvertes). Quand tout cela sera-t-il informatisé pour de bon ? Elle ne s’ennuie pas, se reconcentre à fond, tentant de faire abstraction des papotages bourdonnants, et de ses pensées superflues. Ne pas essayer toujours, tout le temps, de donner un sens à ce que l’on fait. 

Elle est prête, il reste six minutes avant la sonnerie. Le temps de prendre un café à la machine et de dire à Rosalie de remettre sa jupe à l’endroit. Devant Tania, Nathalie interrompt sa stagiaire aux yeux rougis, tout bouffis d’angoisse. Après une nuit quasi blanche à finir de préparer ses premiers cours. La jeune stagiaire n’a aucune pudeur. Comme une ado à ses copines dans la cour de récré, elle raconte sa vie intime. Nuit écourtée aussi par ces paroles qui repassent en boucle dans sa tête, prononcée par Mathéo, son mec rencontré sur Meetic. Il lui a balancé au bout de trois semaines de liaison : « sortir avec une prof, plus jamais ! Tu n’es pas dispo, impossible de passer une soirée complète avec toi, même le weekend.  J’en ai marre de ton boulot,  tu ne parles que de cela. Et  j’ai de la chance quand tu ne t’effondres pas en larmes. Je ne sais pas moi, va te faire soigner. Fais quelque chose, c’est dommage, tu es mignonne». La stagiaire, trop fatiguée, confie en fait ses états d’âme à sa tutrice, sabordant ainsi à l’avance son futur rapport professionnel. Pas très futée.

Elles avalent toutes les trois leur café brûlant, en silence finalement. Trop de passage devant leurs genoux et trop de bruit pour discuter.  Il leur reste deux minutes. Madame Sering entre et court noter en grandes lettres rouges sur le premier tableau à droite : les feux de la CLIO verte sont restés allumés !!! Ingrid se lève d’un bond : « Putain, c’est vraiment  une journée de merde qui commence. Merci pour l’info en tout cas. Je fonce, vous prévenez mes élèves que j’aurai deux minutes de retard. Déjà que ma batterie déconne, faut pas qu’elle lâche ce soir, la nounou doit partir à 21h ». En quoi cela nous concerne-t-il ? J’en ai assez de cet être autocentré et hétéro-agressif. Prémices d’une dégénérescence précoce.

Soudain, un groupe de Terminale bac professionnel Vente tape à la porte à grand fracas, tombe sur Ingrid qui nous laisse avec les filles toutes en legging noir, excitées, venant annoncer une vente de gâteaux fait-maison pour financer une sortie culturelle à Disneyland. Un euro la part à la récré de 10h30 dans le hall d’entrée. Monsieur Boumedienne pouffe de rire : « Eh, les filles, alors, on a envie de voir le Mickey ? Qui a eu cette idée merveilleusement culturelle ? » Saïla ne saisit pas le second degré, se sent flattée et parle de son projet en autonomie. Même un Président de la République avait emmené sa femme dans ce lieu magique.  Madame Nicolot observe les bimbos en série, tout en rangeant son cartable avec une affliction démultipliée, et murmure à l’oreille de sa voisine : « Les pauvres gamines, elles ont l’air complètement demeurées ».

Tania respire, ça va sonner, le meilleur va commencer. Elle vérifie qu’elle a ses clés, ses cours, son agenda, son carnet de bord avec les tâches de la matinée. Elle éteint mon portable,  passe vite fait devant le miroir des toilettes pour un dernier contrôle. Sortie en premier, avant la sonnerie, pour éviter le brouhaha, l’agitation qui va se lever dans trente secondes.

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