Mon regard balaye l’assemblée et je vois avec bonheur que la meilleure part de ma vie est réunie ici. Des gens que j’ai aimés à diverses périodes de mon existence, ma compagne, mes vieux amis, mes ex-amantes et de nombreux enfants. Chaque visage est chargé d’heureux souvenirs, chaque sourire réveille une belle mémoire. Il y a même des inconnus que je rencontre pour la première fois et qui semblent se plaire avec nous. Le repas fut long et joyeux. On a parlé fort, on a bu et fumé, on a beaucoup ri. C’est une soirée comme celles que je préfère, avec des amis réunis en plein air, une vue dégagée sur les arbres, des nappes blanches tâchées de vin rouge et de tabac. La maison s’ouvre sur la campagne. Quelqu’un sort une guitare et commence à jouer. Les cordes pincées font un air mélancolique, une voix s’élève, d’autres en harmonie la rejoignent au refrain. Juste un moment de musique improvisée en fin de repas. Encore une chose qui m’a plus au fils des ans, et qui trouve là une ultime résonnance heureuse. J’ai pris soin de passer un instant avec chacun d’entre nous au cours des derniers jours. Je ne voulais pas quelque chose de trop cérémonial, ou de pesant. Mes proches savent que je suis souffrant, et quelques-uns sans doute ont compris la raison de cette invitation à la fin de l’été. Tous, je le sais, respecteront mon choix.
Impossible de se retirer trop discrètement. Je souhaite bonne nuit à la cantonade, serre quelques mains, embrasse des visages graves. A l’intérieur me rejoint le plus utile de mes amis, le seul qui sache soigner correctement nos estomacs vides et nos âmes en peine. Ma compagne est là aussi. Elle pleure et je la rassure en chuchotant. Elle préfère sortir alors que je me couche. Nous échangeons avec l’ami nos dernières plaisanteries, affectueuses et cyniques comme celles qui ont soudé notre affection quelques décennies plus tôt. Il me demande encore une fois si je suis sûr de moi. Je le suis. Mon ami prépare une seringue, se penche vers moi avec tendresse et professionnalisme. Ma vision se brouille à peine et je m’endors d’un coup, paisible et à peu près comblé.
Le lendemain la nouvelle est à peine choquante. Les enfants sont en colère, mais c’était prévu, les adultes ont organisé une baignage et autres activités épuisantes. On convient de se retrouver à Paris pour les funérailles officielles, et chacun repart convaincu d’avoir assisté à un moment rare, privilégié et digne.
Ce serait une belle fin. Mais hélas je crains que ça ne se passe pas comme ça.
Pour commencer je n’ai pas de femme, pas d’enfants et toujours pas de maison à la campagne. Voilà pas mal de temps déjà que ma vie rêvée fait place à une survie molle et déliquescente, où je tâche de gérer les affaires courantes sans grandes perspectives d’amélioration. Sur le plan social ou amoureux, je crois que j’ai fait le tour. Le moment venu il me faudra trouver une autre porte de sortie.
Alors sans doute je partirai. Je prendrai un avion, un train, ou plus certainement un bateau. Debout sur le pont, je me griserai de vitesse et de mer. Je regarderai les vagues lutter, échouer, recommencer. Tête nue, je profiterai du vent et des bouffées d’écume qui explosent en grosses gouttes sur le métal blanc. Je sentirai l’exaltation du départ vers le sud, de la fuite au soleil. Tandis que les touristes à l’intérieur restent coincés sur leur siège à subir un flux atroce de vidéos au son poussé trop fort, j’arpenterai le navire, entendant vibrer les machines dans toute sa structure. Je ressentirai la force et l’attraction du lointain. J’irai dans les îles.
Sur place, rendu à mon dernier séjour, je profiterai encore une fois des charmes de l’endroit. J’habiterai une pension modeste et propre, tenue par une femme chaleureuse et sa nombreuse famille. Je choisirai un café pour chaque moment de la journée. Le petit-déjeuner sur le port, avec du fromage, des œufs, du miel, absorbés lentement et avec gratitude. Le midi, un apéritif anisé, et quelques mots plaisants avec le serveur. Très vite j’aurais mes habitudes, mes trajets dans les ruelles, et le choix minutieux du restaurant. Mes journées seront paresseuses, avec toujours un livre au fond du sac. Je parcourrai le chemin de randonnée qui passe par les crêtes, sur la falaise, avec le vent violent qui manque de vous pousser en bas, le bourdonnement des insectes sur les fleurs inconnues, et la solitude. J’irai par les sentiers de l’intérieur, solitaires aussi, qui se perdent dans un labyrinthe de murs écroulés, de champs et de ruines. Un monde sauvage de senteurs violentes et d’animaux invisibles qu’on entend passer entre les ronces et les pierres. Enfin le village, et d’abord la petite zone industrielle qui l’annonce, un garage vétuste noyé dans la puanteur du gazoil, quelques machines à l’abandon, une décharge illégale. Et puis le cœur historique, bastion dressé tel qu’en lui-même depuis des centaines d’années, paquet de maisons blanches serrées entre elles pour se tenir au frais. Des ruelles endormies, de petites places désertes traversées de nombreux chats. Des vieillards en chandail avec des vestes sans manches. Une belle après-midi à ne rien faire, à enchaîner les consommations aux terrasses, alternant l’alcool et le sucré, le chaud et l’amertume. Penser à sa vie enfuie, à toutes les occasions manquées et autres foirades minuscules. Et puis rentrer au port.
Le soir, je retournerai souvent dans le même établissement, un petit restaurant aux ambitions sympathiques, cuisine métissée, soirées culturelles, deux étagères de livres et de jeux d’enfant. La patronne, belle femme d’un certain âge, m’aura en affection. Je ferai durer le dessert avec des digestifs. Je regarderai la mer en fumant trop. Enfin, après quelques jours de ce régime, comblé de beauté exotique et de solitude vaine, j’irai m’asseoir sur un banc face à la mer. Je laisserai passer le dernier soleil. Empli d’une certaine verve mélancolique, je regarderai ses rayons jouer sur les vagues et prendre mille couleurs. Je m’émerveillerai des sensations à la fois plaisantes et identiques que nous apportent la mer, le crépuscule, la douce nuit qui vient. Des enfants passeront en vélo, criant sous le noir des arbres. Quelques lumières clignoteront au loin. Je n’aurai comme d’habitude pas de musique dans les oreilles et aucune prière aux lèvres. A la place, je déviderai pour la millième et la dernière fois le fil des souvenirs et des regrets. Je murmurerai un prénom de femme. J’avalerai une dragée.
Le lendemain, il y aura de la confusion sur le port. Ceux que j’ai à peine croisés mettront un peu de temps à m’identifier. Il faudra faire venir la police, alerter quelqu’un en France, personne ne m’aura vraiment connu. La fille de l’aubergiste avec qui j’aurai joué quelques fois, échangeant sur l’amour et la littérature, montrera beaucoup de chagrin. Ce sera pour elle un de ces moments forts qui marqueront sa personnalité future. Des années plus tard, quelques rares amis en vacances dans la région feront le pèlerinage. Ce sera un peu décevant. Ils marcheront sur mes pas, on leur indiquera le banc. A l’auberge on leur parlera de la jeune fille triste, mais hélas elle sera alors partie à l’étranger, il n’y a pas de travail dans l’île, elle ne revient plus que pour aider à la saison touristique. Mes amis feront un petit tour en hommage discret et repartiront apaisés.
Ce sera un beau départ. Mais je crains que ça ne se passe pas comme ça.
Ce qui arrivera probablement est ce qui arrive en général. On survit quelques temps. On s’efforce. On enchaîne les travaux et les jours. En nous comme chez tout le monde, il y a ce puits de souffrance et ses galeries invisibles de petites douleurs idiotes. A tout prendre on préfère encore la vie. On mesure le chagrin qu’on va causer à l’entourage et on renonce. On cherche encore une issue. Mais l’ennui nous épuise et la répétition fait son travail de sape. On n’a rien prémédité, mais depuis quelques semaines, on se sent irrémédiablement tiré vers le fond. Chaque effort est trop grand. Chaque pas pèse trop lourd. Il n’y a plus que la raison qui protège de l’irréversible. Je me suis longtemps demandé ce qui a poussé au suicide de très proches amis. Leurs enfants orphelins posent aussi cette question. La réponse est : pas grand-chose. Je crois fermement qu’ils ne l’ont pas voulu. C’était à chaque fois de bonnes personnes, de bons parents, de joyeux compagnons. Personne de sensé ne voudrait infliger ça à ses proches. Il faut donc croire qu’il a suffi d’un rien. Je suis sûr que ça s’est passé très vite, pour François comme pour Jérôme comme pour Catherine. Ils s’épuisaient depuis quelques temps à nager contre le courant quand a surgi une vague à peine plus forte. Ils n’ont rien préparé ni voulu, et d’ailleurs ils n’ont laissé aucune lettre, aucune explication. Poser des mots aurait été un acte sensible et réfléchi, et ils sont basculé alors au-delà de la raison. La vague légèrement plus forte que les mille autres vagues passées et à venir, la petite vague d’angoisse et de chagrin a submergé leur vie patiemment construite comme un ouragan renverse un château de cartes. L’instant d’avant ils marchaient de long en large, affrontant l’existence avec la rage aveugle d’une mouche cognant contre la vitre. Ils n’ont rien voulu penser de peur d’hésiter. Ils ont refusé les adieux et la mise en scène. Tout est allé très vite, pour François comme pour Jérôme comme pour Catherine. Ils ont enjambé la fenêtre du septième étage, noué la ceinture au crochet de la baignoire, vidé le flacon de méthadone. Il a suffi de quelques secondes de rage sourde et muette pour passer du tout au rien.
Il n’y a pas de bonne façon de mourir. Se tuer est un acte dégueulasse, égoïste et complaisant. Mieux vaut ne pas y penser. Ca devra se faire très vite et très mal. Ce sera aussi surprenant pour les autres que pour moi-même, et totalement imprévu. Il y aura de l’incompréhension et des colères justifiées.
Ca sentira la merde et le vomi.
Billet de blog 14 décembre 2015
Ça va mal finir - SILVAIN GIRE (Lu au WIP #68, le 12 novembre 2015)
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