C’est difficile d’écrire. Marguerite Duras disait qu’elle ne pouvait pas écrire avant que la maison soit propre. Qu’il lui fallait absolument faire le ménage avant de s’asseoir à son bureau, devant son manuscrit. Beaucoup de créateurs sont dans ce cas, quel que soit le moyen d’expression : il leur faut faire place nette. Il faut tout ranger chez soi pour avoir l’esprit libre. Dans le cas de Marguerite, il s’agissait de planquer les bouteilles vides sous l’évier. Chez moi, une petite vaisselle suffit. Depuis que j’ai les moyens de payer pour le ménage, je ne m’emmerde plus avec la poussière, le repassage, les vitres, mais j’aime toujours autant faire la vaisselle. Peut-être qu’il s’agit tout simplement d’accomplir un geste positif et sain avant de s’abandonner à absolument tout le contraire. Comme d’acheter le Monde diplomatique en sortant d’un magasin de bandes dessinées. Et en effet ça marche, une fois les assiettes lavées, essuyées, rangées, on peut se mettre à salir des pages. Mais là, pour moi, depuis quelques années, c’est compliqué. Et hier – je dis hier alors que c’est maintenant, à cet instant même où je brutalise un clavier innocent – il y a une heure donc, en pensant à tenir la promesse faite à nos amis Sonia et Karim, je réfléchissais pour la cent millième fois aux mauvaises raisons qui m’empêchent d’écrire.
Mon premier livre est venu facilement quand ma femme est partie. Un soir mon amour m’a quitté, et je me suis enfin résolu à faire ce dont je rêvais depuis l’âge de dix ans, et qui nous occupe ici, écrire. Je n’ai pas écrit tout de suite, cependant. J’ai d’abord passé six mois à pleurer devant des comédies romantiques. Puis des comédies simples, puis des séries, et même des publicités. Dans les publicités il y a souvent un couple qui marche main dans la main, une femme enceinte, un enfant, des bêtises qui je ne sais pourquoi me visaient droit au cœur. J’ai pleuré six mois, puis un ami m’a proposé de participer à une petite revue littéraire qu’il bricolait en amateur. J’ai écrit pour lui mon premier texte et voilà, j’étais parti. Vous connaissez la suite, mon livre, la gloire, quelques exemplaires respirent encore dans des boîtes vertes sur les quais.
Et puis j’ai changé de boulot, je me suis intéressé à d’autres choses, la littérature française a subi une perte immense. Et voilà que dix ans plus tard mon autre femme, ma nouvelle femme apparue entre-temps, est partie à son tour. C’est une figure de style bien sûr, on ne vivait pas ensemble, je suis trop jeune pour m’engager. Mais enfin ça faisait six ans qu’on forniquait tous les deux et je nous voyais bien vieillir, faire front commun jusqu’au bout. Et à nouveau ça a été très difficile, les séries, les chansons, les produits laitiers en général. Sauf que dans un coin de ma tête je ne pouvais m’empêcher de penser, à quelque chose malheur est bon, je vais pouvoir m’y remettre. Comme un lot de consolation. L’écriture comme médaille en chocolat. Le gros livre en peluche. Seul et malheureux comme une merde, certes, mais engagé dans le lent et patient processus de maturation d’une œuvre littéraire de haute tenue. Un livre. Un objet rectangulaire qui porte mon nom et qui n’est pas une tombe.
On va voir ce qu’on va voir. Je suis de retour en ville. Ce soir le Pitch Me, demain la rive gauche.
Là-dessus, mon amour est revenu. Ma chérie, ma tendre, ma moitié a su pardonner à mes nombreux défauts, passer sur mes divers manquements et me reprendre auprès d’elle. Les week-ends, nous allons voir des expositions. Parfois nous rejoignons des amis pour un pique-nique dans un parc. Pour les vacances, nous allons voir d’autres expositions un peu plus loin, et nous nous aimons dans des lits différents. C’est merveilleux.
Nous revoilà amoureux mieux qu’au premier jour. Vous avez devant vous un homme comblé. Je suis terriblement heureux.