Je suis très vite tombé amoureux d'Odile Thibault. On n'avait pas passé deux nuits ensemble que j'étais, comme d'habitude, obsédé d'elle et mordu jusqu’au sang. La première nuit d’ailleurs elle a saigné, et le matin je suis allé lui acheter des tampons, ça l’a touchée. Odile appartenait à une bande d'amis que je fréquentais de loin mais qui m'impressionnait beaucoup. Des artistes. Des squatteurs. Des gens plus âgés que moi et beaucoup plus dangereux. Plus extrêmes dans leur art comme dans leur mode de vie, et bien plus séduisants. Il y avait dans cette bande deux filles qui couchaient avec à peu près tout le monde et, donc, même avec moi. L’une d’elle était Odile et elle me faisait peur.
Je devais avoir vingt-quatre ans, elle frôlait la trentaine. Grande, brune, indépendante. Farouche et légèrement fêlée, marrante et sans pitié, maligne comme le diable. Elle m'a fait découvrir le rap, Gilles Deleuze et la sodomie, trois trucs passionnants qui m’étaient alors complètement inconnus. Elle avait côtoyé la psychiatrie, à travers Deleuze et aussi dans sa vie, elle avait fait comme on dit quelques allers-retours dans les institutions. Elle était plus ou moins étudiante, plus ou moins strip-teaseuse en peep-show, féministe et grande gueule à plein temps. Elle aimait qu’on la force un peu et ce n’était pas mon truc, mais elle m'emmenait dans des soirées rap insensées. Je me souviens d’un réveillon de nouvel an dans un squat pour un set de Dee Nasty, le DJ penché sur les platines comme un sorcier sur son chaudron, cinquante jeunes Noirs face à lui qui appréciaient l’effort bras croisés en tirant la tronche. Je me souviens d’une maison de quartier à Créteil pour un concert du groupe Timide et sans complexe, organisé pour les très jeunes un samedi après-midi, et qui fut interrompu trois fois par des jets de lacrymo. Elle aimait vraiment beaucoup le rap. Elle finit par me dire qu'elle avait déjà une liaison en parallèle avec un certain Destroy Man. « Des », comme on l’appelait, était l'un des premiers rappers français. Il s'était fait connaitre en duo avec Jhonygo, on les voit brièvement dans un film d'Alain Tanner qui m'avait bien plus, « Une flamme dans mon cœur ».
A ce moment Des entamait une carrière solo, un jour j'écrirais une chronique positive de son premier album, « Nouvelle classe ». En attendant il était l'autre amant d'Odile, un grand Noir très baraqué qui sur la pochette de son cd posait avec des pitbulls et remerciait ses juges d’instruction. Odile vivait dans une petite chambre dans le quatorzième, je crois, on batifolait souvent l’après-midi. Je me souviens que sa chambre était au rez-de-chaussée et que ça m’inquiétait un peu, je n’étais pas prêt à rencontrer Destroyman.
Cette histoire n’a pas duré très longtemps mais comme on voit j’y pense toujours.
Un jour, au début de notre relation, Odile me dit qu’elle allait faire une performance au Rex Club. Ça, c’était intéressant. Je n’avais jamais vu de performance. Je savais à peine ce que c’était. Je n’étais pas à Paris depuis très longtemps, j’étais très fier de sortir avec une artiste. Le soir venu je me suis donc pointé au Rex avec un gros bouquet de fleurs. C’est ce qu’on fait, je crois, quand on va applaudir le spectacle d’une amie. Je me revois très bien dans la file d’attente, avec mon bouquet et les amis d’Odile qui se moquaient gentiment de moi. Je devais porter ma grande redingote noire achetée à Berlin, je l’adorais, portée sur mes cinquante kilos elle me faisait des épaules plus larges et le look ténébreux dont je rêvais, mi Zavatta mi Ian Curtis. Le Rex Club est une boîte de nuit en sous-sol, et ce soir-là il y avait plusieurs performances de quelques minutes entre de longues plages vouées à la danse. Je suis debout au premier rang avec mes fleurs. Sur scène, il y a seulement une chaise, une petite table de bistrot et un seau à champagne. La lumière s’éteint. Les gens crient. Un morceau de Public Enemy éclate dans la sono. C’était avant la sortie du film ‘Do the Right Thing’, donc ce n’était pas ‘Fight the Power’. Nous sommes en 1988 ou 89, ce doit être un extrait de leur premier album, « Yo ! Bum rush the Show ». Ou alors du deuxième, « It takes a Nation of Millions to hold us back ». J’ignore toujours de quel morceau il s’agit mais j’ai plaisir à me souvenir de ces titres pour les écrire ici.
Sur ce gros son de rap agressif Odile fait son entrée dans un peignoir blanc, le visage dissimulé sous une cagoule noire comme en portent les terroristes, les policiers qui les poursuivent et certains masochistes. Elle enlève le peignoir pour le poser sur la chaise et sans surprise elle est entièrement nue, à part sa cagoule de laine. Le public crie sa surprise et siffle son enthousiasme. De la poche du peignoir elle sort une bombe de mousse à raser et un rasoir jetable à tête orange. La scène est très légèrement surélevée, les spectateurs sont tout près, elle s’assoit nue face au public. Elle agite la bombe et se barbouille le pubis de mousse blanche. Elle prend le petit rasoir jetable et, les jambes écartées face à nous, entreprend posément de se raser la chatte. A ce moment-là je me tourne vers mon voisin pour lui confier : « c’est ma copine ».
La tête penchée, avec application, Odile Thibault se rase le sexe pour un public trop content d’être venu. Elle rince de temps en temps le rasoir dans le seau à champagne. La lame est émoussée, elle coupe mal, quelques gouttes de sang perlent sur la mousse. Ca ne dure pas, elle s’essuie rapidement, montre un sexe à peu près glabre et sort sous les applaudissements. Enhardi, un punk monte sur scène et jette l’eau souillée du seau à champagne sur la foule, c’est la bonne ambiance, Paris, le Rex Club, aux alentours de 1988.
Je lui ai porté les fleurs dans sa loge. Elle était très surprise. J’entends encore cette surprise, je vois encore sur son visage à quel point elle est émue. Il ne faut jamais renoncer aux bienfaits de l’éducation bourgeoise, ni à la possibilité d’un beau geste. Et il ne faut pas sous-estimer la puissance des stéréotypes dans les relations hommes-femmes, même avec une strip-teaseuse féministe, j’allais dire surtout avec elle. Vingt-cinq ans plus tard je suis toujours debout dans les loges du Rex Club, au milieu des jeunes gens habillés de noir, avec mes fleurs et ma copine au sexe mal rasé. On se séparera peu de temps plus tard, enfin pour être juste elle me quittera bientôt, mais gentiment.
Je ne sais pas ce qu’elle est devenue. Je doute qu’elle soit mariée à un pharmacien d’Angoulême ou qu’elle loue des scooters à Mykonos. Je suis convaincue qu’elle est morte de sa main ou de mauvaises habitudes, comme le sont la plupart de mes amis de l’époque. Récemment j’ai eu la surprise de découvrir sa photo dans l’expo d’Agnès B, « les Jeunes Gens modernes ». C’est une photo d’une performance pour laquelle elle a le visage recouvert de gaze médicale et les seins nus, c’est donc bien elle. Ses seins sont magnifiques, sa bouche ravie s’ouvre dans un cri. La photo est légendée « Odile T », ça lui va bien. Si quelqu’un d’autre ici a aimé Odile T. qu’il lui porte de ma part un gros bouquet fané.