BERLIN, KREUZBERG, AOÛT 2015
« On va rentrer hein ? La prune a fait du bien en digestif, mais il va encore falloir marcher là. Kreuzberg c'est grand. Faut traverser le quartier, faudra franchir la Spree. Pas se noyer, ou alors juste dans la prune… Une dernière ? Une eau de vie, on pourra s’accrocher aux grappes de la grappa pour pas tomber. Nochmal zwei Schnapps, bitte !
Amore, Anitya, à un moment, a vu sa peau s’écailler. La Métamorphose, Die Verwandlung, disons le en V.O puisque tout le monde parle Deutsch autour de nous là. Die Verwandlung, la transformation, mutation, monstruoisation, ce fameux livre de Kafka, tu vois ? Le héros s’y réveille un jour en cafard.
Anitya, c'est pas en cafard, mais avec un sentiment de serpent : elle sent qu’elle se transforme et voit sa vieille peau s’écailler. Alors on a des mixed feelings, comme on dit, des sentiments mitigés. On met de la crème pour l’hydrater, la peau, et la conserver. Mais le mouvement est inéluctable : la mue s’opère.
C'est à ce moment là qu’Anitya a écrit cette lettre qu’elle n’a jamais envoyée. Une de plus (je ne te les ai pas toutes lues). Pas envoyée parce qu’elle s’était trompée de destinataire. C'était censé être pour DarkMan, une sorte de « farewell », de trop généreux adieu en forme de conseil… mais en fait ça ne servirait qu’à elle-même.
Et puis cette lettre, manuscrite – pas un courriel hein, où l’âme se projette sur l’écran en biaisant le corps, sans se mouiller – cette lettre, donc, où il y avait son corps, ses doigts qui avaient tremblé sur le papier – avec cette lettre, Amore, elle s’est rendue compte quelle signait un adieu. Mais pas à celui qu’elle croyait.
La lettre, elle a traîné à divers endroits de l’atelier : de la tablette à clefs près de la porte pour être empochée et postée à la prochaine sortie, elle a ensuite reculé dans l’atelier, s’éloignant toujours plus de l’entrée ; elle a végété quelques temps sur la table basse à manger, au milieu des miettes de pain des casse-croûtes qu’Anitya se préparait. Et plus au fond, encore, de l’atelier : vers le chevalet. C'est là qu’elle s’est arrêtée. Punaisée sur la croix de bois (tu sais, le grand grand chevalet), la lettre de chair blanche n’en a plus bougée, comme crucifiée.
Quand elle l’a rouverte la lettre, à la fin de ce chemin à reculons, y’avait bien un mois qui s’était écoulé, Anitya, elle s’est rendue compte que le courrier était arrivé à destination. Que dedans, c'était de sa merde à elle qu’elle traitait. Que ce n’était pas une lettre pour finir de finir une histoire qu’elle avait écrite, comme l’ultime étape d’un deuil, mais du papier, papier toilette avec lequel elle s’était essuyée.
Sa propre merde qu’elle allait jeter aux toilettes. Les conseils qu’elle se donnait à elle-même pour se délester. Tirer la chasse. Extirper le DarkMan qui s’accrochait en elle, et l’habitait. Poser la peau du serpent sombre. Faire la mue.
Quand un jour elle avait cru accoucher de l’homme bébé, DarkMan dont elle se défaisait, qu’elle expulsait de ses tripes – elle le quittait – en un jour, un seul… À New York, quand elle avait cru en accoucher, couper le cordon, c’était pas vrai Amore.
Il était mort en elle, oui, mais restait en elle, fruit de ses entrailles, que son corps avait à son insu conservé.
L’homme bébé, DarkMan, elle l’avait cristallisé. Baignant dans un liquide utérin fait de sombres eaux pleines de calcaire, il s’était calcifié. DarkMan était devenu une religion, une religion qu’elle avait certes reniée. Mais c'est toute l’ambiguïté de l’apostat ça, qui renie fort, en hurlant, qui coupe et claque et montre ainsi qu’il n’est pas un serein je-m’en-foutiste… Il quitte pas juste l’église, tranquillement, par la porte d’où il était entré. Non, il claque et détruit, il fait sonner le glas, fracasse, et dans ce tohu-bohu, ne montre rien d’autre finalement que l’importance pour lui de ce Dieu qu’il souhaiterait annuler…
Mi segui Amore ? Tu me comprends ? Ok ok, attends, je reprends.
Pas de vrai accouchement donc, pas de vraie libération de DarkMan quand elle l’avait quitté, avec New York. Elle en avait fait une statue, une petite icône, une mini divinité à laquelle elle s’opposait. Mais par là même, rendait hommage à sa puissance noire. Tu vois ?
Lithopedion, on appelle ça. Quand le fœtus meurt dans le ventre de la femme. Au lieu de pourrir et d’entraîner la mort de la maman-to-be, il se calcifie. Un truc très rare. En général, ça fait une septicémie, mais dans ces cas là, il devient comme une petite statue. Et peut y squatter pendant très très longtemps, dans le ventre de cette femme, en passager clandestin insoupçonné.
Voilà ce qui s’était passé dans la panse d’Anitya.
Et voilà peut-être qui je suis: Anitya, mais allégée du culte intérieur de la statue.
La statue est rangée, archivée Amore. On peut la regarder sans danger.
Voici cette lettre qui vaut fœtus calcifié qu’on se retire, mais aussi papier toilette ; voici cette lettre que j’ai conservée comme un parent fétichiste garderait précieusement le pot du premier caca de son enfant.
Je te la lirai pas – hauts les cœurs Amore, je choisis de censurer, de contrôler un peu l’intimité au lieu de te faire dépotoir de ma décharge… car c'est de moi qu’il s’agit désormais…
Je t’en épargnerai les odeurs fétides de selle de sang et de chirurgie, mais je veux t’en raconter la relecture en forme de (re)naissance. »
26
The End
PARIS/BERLIN
Anitya écoute la radio en relisant la lettre jamais envoyée et quelque programmateur de génie – Kairos, le juste moment Amore, il tempismo, la parfaite synchronie – un programmateur, donc, saisit le moment propice pour balancer The Doors sur les ondes.
Elle rit en entendant « The End » et puis dans la chanson … the end / I'll never look into your eyes... again. Elle rit.
Pourtant elle est horrible cette chanson Father, yes son, I want to kill you Morrison chante le parricide. BAM ! Un trou dans la tête, une balle ; du plomb dans l’aile. L’oiseau vacille
Mother... I want to... f#c!?!k you HAN ! Inceste, et pas qu’un zeste : TCHACK ! Prends ça : vagin déjà troué mais que ta créature écartèle encore ; peut-être un accouchement à l’envers. BIM ! Coup de matraque sur l’autre aile.
Ça fait deux ailes touchées, ça fait la créature qui s’effondre, ça fait l’oiseau par terre.
La terre !
Elle passe, Anitya, devant le miroir de son atelier où elle s’est trop souvent regardée, se prenant elle-même pour modèle plutôt que d’en faire poser.
Elle lit, The End… yeah… Anitya, elle lit à voix haute la lettre, elle entend la musique Father… yes son… I want tokill…… you… Mother… Elle lit à voix haute et ne sait plus qui elle congédie. DarkMan en elle ? I want to… Icare aussi ? … f#c!?!k you Toute la cosmogonie en fait …
Elle repasse devant son miroir Kill, kill, kill, kill, kill, kill
… It hurts to set you free…Ouais, ça fait mal hein ? Le reflet a changé.
But you'll never follow… me
Me, C'est moi
Je suis là.
LÀ !
Amore ! Amore, c'est moi qu’elle voit dans le reflet.
La musique s’est arrêtée. La fin.
… Amore comment te dire ? Je crois que c'est le moment où dans le film, on verrait le personnage flouté d’effets spéciaux, ça en brouille la vision et une nouvelle silhouette vient se plaquer sur son image. Genre le gars qui se dédouble, qui se transforme, qui se recolle et fait de nouveau un ; qui est autre tout en restant le même. Capisci ? On comprend rien hein ?
Bon, c'est comme si le gars il buvait une potion magique qui le faisait changer mais sans faire disparaître complètement celui qu’il était.
Le gars, c'est elle… le gars… c'est moi.
La lettre est restée en croix, punaisée au chevalet. Jamais ressuscitée. Et puis je l’ai déchirée un jour en plein de petits bouts de papier. Je les ai intégrés un à un dans mes tableaux de la série des Atlas. Ils ont servi à recouvrir l’Incrédule, à faire un nouveau fond, épais, d’une matière renouvelée.
J’ai plus faim, Amore. J’ai trop bu, même de l’eau.
J’ai envie de toi, encore et toujours très envie de toi, des bouts de ton corps dans le mien. De mort. Petite et douce…
Rentre un doigt en moi, encore un, rentre en deux. Sous la table, là. Viens chasser le vieux qui s’accroche ; cette faille dans mes entrailles, viens la combler.
Et viens m’aider à finir ce deuil, viens me vider.
On part du resto ? On rentre, dis ? On rentre…