Amis du Pitch me (avatar)

Amis du Pitch me

Zone d'Autonomie Temporaire

Abonné·e de Mediapart

30 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 décembre 2015

Amis du Pitch me (avatar)

Amis du Pitch me

Zone d'Autonomie Temporaire

Abonné·e de Mediapart

Cendres - DAMIEN DUTRAIT (lu au wip #72,le 14 décembre 2015)

Amis du Pitch me (avatar)

Amis du Pitch me

Zone d'Autonomie Temporaire

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis quelques temps elle lavait tout deux fois. Tout. Elle nettoyait une première fois, méticuleuse. Puis elle s’asseyait et s’octroyait l’unique cigarette de sa journée. Elle fumait en silence ou parfois avec la radio allumée. Elle rêvassait les yeux perdus dans le blanc du ciel découpé par la fenêtre à double vitrage qu’elle gardait entrouverte même l’hiver. Au cas où il y aurait des oiseaux. Elle fumait lentement, laissait la nicotine lui tourner un peu la tête. Elle n’aimait pas vraiment fumer mais le sentiment qui l’accompagnait oui. Elle repensait chaque fois à la toute première cigarette. Adolescente. La tête qui lui tourne. Légère nausée.

Elle ne se donnait jamais la peine de sortir un cendrier. Elle jetait ses cendres par terre, naturellement. Puis le mégot passé sous l’eau, jeté dans la poubelle. Le clac sec de la porte du placard sous l’évier. Elle s’arrêtait alors, posait ses deux mains sur l’inox froid puis levait lentement la tête. 11h10, immanquablement. Elle était douchée, habillée, légèrement maquillée, les courses faites, le lit refait, la maison propre, rangée et silencieuse. Alors elle se retournait doucement, sans hâte mais sans lenteur excessive. Elle regardait les cendres jetées sur le linoléum de la cuisine. Depuis combien de temps faisait-elle ça ? Son esprit s’embrumait, elle était incapable de se souvenir. C’était comme une petite perversion. Un secret qu’elle seule et les murs de la cuisine connaissaient. Une face cachée d’elle-même. Des cendres. Une constellation de cendres. 11h13. Elle remettait son tablier. Ressortait le seau. L’eau qui coule, les paillettes de savon et leur petit ange blond. Elle nettoyait le sol une deuxième fois. Elle effaçait son crime. Puis elle rallumait la radio et préparait le déjeuner.

La plupart du temps il ne rentrait pas manger avec elle. Mais au cas où elle préparait aussi pour lui.

Quelques fois elle ne l’avait pas fait. Il était rentré, l’avait battue et était reparti.

Ce midi, il s’était installé face à la fenêtre sur sa chaise à elle, elle lui avait préparé une bavette et des haricots verts. Il avait dit que la viande était tendre mais les haricots moyens. Il mangeait dos à elle. Il n’aimait pas qu’elle s’assoit avec lui. Elle restait debout et préparait le repas du soir. Une soupe, des fruits coupés. Elle faisait tout lentement pour ne pas avoir fini avant lui.

Mais aujourd’hui, non. Bizarrement, elle avait terminé rapidement. Prise de cours par sa propre efficacité elle sentit son cœur s’accélérer un peu. Elle entendit les couverts frotter l’émail de l’assiette. Un frisson. Du café, elle allait faire un café. D’habitude il le prenait sur son lieu de travail mais pour cette fois peut-être. C’était sans risque. Elle décrocha l’une des casseroles en fonte orange et manche de bois qui pendait au mur par son crochet d’acier. Elle la remplit d’eau et tourna le bouton du gaz. Le souffle du gaz, le petit bruit saccadéde l’allumage et le Wouf de la flamme jaune et bleue. Léger sifflement.

Puis elle se tourna et attendit malgré tout.

Elle regarda l’homme assis devant elle, son dos. Elle l’avait désiré un temps. Elle avait aimé l’avoir en elle. Mais c’était si loin que cela lui sembla une autre vie. Une autre elle-même.  Malgré les gifles et les coups elle avait aimé cet homme. Aujourd’hui, non. Plus. Elle était incapable de nommer ce qu’elle ressentait aujourd’hui. Elle se concentra sur sa nuque et ses avant-bras. La peau les muscles les tendons. Elle ne savait pas. L’alliance au doigt bien sûr. Mariage. Son regard glissa le long des jambes repliées sous la chaise… C’est à ce moment qu’elle les vit, oubliées, grises, éparpillées : les cendres. Elle se figea plus encore, si c’était possible. Abasourdie, hypnotisée par les traces de son crime. Elle avait nettoyé, elle en était sûre. En était elle-sûre ? Le sifflement du gaz pénétra dans son crâne. Aigu. De la sueur dans son dos. Sous sa robe. Le long de sa jambe. De la sueur ? Non, de l’urine, sa vessie avait lâché d’un coup. Elle retint son souffle, mais le liquide chaud coulait en silence dans sa culotte et ses collants. Sa vue se troubla, un spasme secoua son ventre. Elle ne bougeait plus. Pour ne pas faire de bruit, pour ne pas tomber. Comme une biche nez à nez avec un lion endormi. C’est l’image qui lui vint. Elle pensa à fuir par la fenêtre. Bizarrement elle ne pensa pas à courir jusqu’à la porte de la cuisine qui se trouvait de l’autre côté de la pièce. La fenêtre était plus près et déjà ouverte. Le printemps et les martinets étaient revenus. Elle compta les pas qui la séparait. Elle avait une chance si elle parvenait à sauter d’un coup par dessus le rebord. Saurait-elle ? Puis elle stoppa net : trois étages entre elle et le bitume de la ruelle. Impossible. Elle serait blessée ou tuée.

Elle dit, blanche mais calme : Tu voudras un café ?

Il hausse les épaules, sans se retourner. Marmonne la bouche pleine.

Elle sent la haine l’envahir et se mêler à la peur, comme du miel qu’on coule dans un vase. Lourd et brillant. Une joie violente et sourde. Emplissant tout, l’enveloppant de l’intérieur. Elle sait. Elle l’a fait exprès. Elle veut qu’il voit les cendres. Qu’il se mette en fureur. L’insulte. La frappe. La roue de coups. La lumière passe à travers le miel. Elle se retourne. Elle saisit le manche de la casserole. L’eau frémit de petites bulles élégantes. Le manche de bois, le poids de l’eau.

Elle se retourne sans hésiter. Un peu d’eau clapote et verse. Elle frappe. Un seul coup précis et d’une extrême violence. Il tombe. Sans véritable bruit. Une chute molle et souple. Il bascule sur le sol.

C'est déjà l’instant d’après. C’est allé vite. Beaucoup plus simple que ce qu’elle aurait pu imaginer. Un geste. La fin.

L’eau bouillante à fait une grande plaque rouge sur la joue et le cou de l’homme au sol. La bouche ouverte. Du haricot mâché. Du sang qui s’écoule depuis les cheveux et s’étend sur le lino. Les cendres gagnées par le sang.

Le temps s’est ancré dans l’instant. Le liquide rouge lentement s’étend. Son coeur à elle qui s’apaise.

Elle repose la casserole.

Elle se change.

Elle se douche.

Elle s’habille une deuxième fois.

Elle retourne dans la cuisine. Il est bien là, étendu, à moitié sous la table dans une position étrange.  Les cendres ont été englouties par le sang. Elle ne ressent rien. Elle se sent vide. Elle regarde autour d’elle. Tout est en place. Autour, tout est propre.

La fenêtre s’ouvre un peu sous l’effet d’une brise. Elle s’approche, prend appui. Elle fume. Une deuxième fois. Les martinets sont là et volent en tout sens. Elle aime les martinets depuis toute petite.

Tout ça n’a pas d’importance. Elle est morte il y a longtemps.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.