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Billet de blog 16 décembre 2015

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Pieds et langue noués (Roman) - FATIMA AÏT BOUNOUA (lu au WIP #72, le 14 décembre 2015)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

1.  Cette tête-là ?

Delphine renifle ses chaussettes, les retire puis les remet. Elle renifle fort, recommence. Les narines bien ouvertes pour accueillir l’odeur blanche du sol de l’hôpital mêlé à la lessive. Ça sent le propre comme disait sa maman.

Depuis une heure, assise par terre, ses pieds l’occupent plus encore que les passages répétés des infirmières qu’elle regarde passer entre deux baisers mouillés de chaussettes en coton.

L’aide-soignant, arrive doucement derrière elle :

-      Delphine, tu ne veux pas t’asseoir sur cette chaise, tu seras mieux …

Il lui désigne une chaise à quelques mètres dans le grand salon. Delphine lève à peine la tête. Ses cheveux blonds lui cachent une partie du visage. Khalid devine des yeux tristes, avec ces petites rides en pattes d’oie qui racontent qu’un jour ces yeux ont su rire. Delphine ne se souvient même plus de ces jours où quelque chose a pu la faire rire. Personne ne s’en souvient. Elle renifle ses chaussettes depuis longtemps.

Khalid laisse ce regard de côté et se contente de lui répéter avec sa voix aussi douce et ferme que professionnelle :

-      Delphine, va t’asseoir sur une des chaises … celle que tu veux. 

La jeune femme se lève, apparemment heureuse d’avoir le choix, et change de place en trainant un peu ses pieds nus, les chaussettes à la main, tout près du nez.

Un jeune homme passe dans le couloir en criant des noms incompréhensibles, c’est un nouveau.

On l’a retrouvé dans un camping, en train de faire du Kung Fu sur les arbres en les insultant. Des clients du camping ont appelé la police quand il a commencé à s’en prendre aux tentes, ou plutôt à leurs tentes. Overdose de médicaments et d’alcool. Il finira sa soirée ici … ou sa vie, si personne ne signe pour sa sortie.

Le nouveau venu sourit à Delphine en passant. Elle mord ses chaussettes.

En fait, il sourit dans le vague. Heureux d’avoir semé les Ninjas qu’il combattait dans le parc. Il s’appelle Kévin. Delphine ne lui demandera pas.

Khalid observe les moindres mouvements suspects d’un œil, tout en rangeant la grande salle avant l’installation des couverts pour le dîner. Les résidents dînent à 19h pile. Horaires précis à respecter sous peine d’esclandres et de douleurs. Chaque moment de la journée est un rituel à respecter à la lettre.

Il s’applique à poser les fourchettes sans couteau, légèrement distrait par une patiente qu’il observe du coin de l’œil.

Elle est arrivée depuis une semaine et n’a pas dit un mot. Il ne connait même pas le son de sa voix. Pourtant, il a l’impression de l’avoir déjà entendu. Impression de la connaître. Ses yeux peut-être ? De grands yeux noirs avec des cils qui font la révérence. Elle ressemble un peu à sa tante. Elle a cet air de famille particulier qu’on rencontre parfois dans des visages pourtant totalement inconnus.

Elle n’a pas l’air d’être malade. Il se demande pourquoi elle est là. Le docteur Melka range tellement bien ses affaires qu’il est le seul à être capable de les retrouver sous les piles  en vrac de son bureau. Khalid note dans un coin de sa tête d’interroger discrètement Melka au sujet de cette Sarah, celle qu’il appelle en lui-même « la brune aux longs cils ».

Sarah fixe la grande salle. Ses yeux seuls sont mobiles et passent en revue les murs blancs comme si des dizaines de motifs nécessitaient une attention minutieuse. Ses cils enlacent l’air. Elle ne parle pas depuis une semaine mais a eu le temps d’observer les autres. Les patients ne sont pas étranges mais plutôt surprenants. Pas surprenant comme elle s’attendait. Ils ne ressemblent pas à l’idée qu’elle s’en faisait. Pour le dire franchement, ils ne ressemblent pas à des fous.

Elle s’était toujours imaginé les fous comme des espèces d’hystériques plus proches de l’animal que de l’être humain. Des gens qui allaient se jeter sur elle en poussant des hurlements. Finalement, ce qu’elle voyait autour d’elle, c’était des êtres humains, des vieilles, des bruns, des chauves, des minces … des gens qui aurait pu être ses voisins de pallier. Les mêmes que dans le RER B, dans les boutiques ou faisant la queue devant un Starbuck pour un grand latte : des gens bizarrement banales qui auraient pu attendre le bus sans qu’on les remarque.

Mais c’était tout de même, des femmes et des hommes au regard un peu plus vides qu’avant.

Soudain, Sarah semble effrayée.

Elle se met à se regarder.

Ses mains, d’abord puis ses pieds.

Elle scrute autour d’elle à la recherche d’un miroir. Vérifier !

Quelque chose pour se voir. Vite !

Aucun miroir dans la salle.

Khalid l’observe toujours et devine, quand elle se lève, qu’elle va se diriger vers les toilettes.

C’est bien le cas. Sarah se lève à la fois déterminée et lente et se dirige vers les toilettes. Elle semble effrayée à l’avance, comme si elle redoutait de se retrouver seule. Elle pénètre dans les toilettes pour femmes, prenant soin de refermer la première porte sans verrou. Khalid part s’occuper des autres patients mais jette parfois un coup d’œil du côté de la porte. Inquiet sans savoir pourquoi.

Sarah, seule dans les toilettes, nettoie un des miroirs au dessus des lavabos et s’observe. Et là, dans ces toilettes, elle prend son souffle et regarde attentivement si elle « en » a la tête …

Entre le carrelage blanc, Sarah vérifie si elle l’a, cette tête de folle.  Cette tête qui justifierait qu’elle finisse ses jours ici. Peut-être qu’ils disent vrai ? Peut-être que je suis devenue folle ? Elle regarde son pull aussi pâle que son teint. Rien de plus, elle est la même qu’avant. Les yeux noirs, les cheveux lisses, les lèvres un peu foncées comme par un froid permanent.

Elle change de miroir, le reflet reste le même. Les toilettes sont grandes et vides.

Elle se demande si les fous vont aux toilettes en même temps…Cette pensée la fait sourire mais pas longtemps.

Elle reprend l’observation comme si elle se rencontrait pour la première fois.

Rien d’extraordinaire, pas de cheveux ébouriffés, de yeux exorbités ou une de ces choses qu’elle imaginait quand on lui parlait des fous.

Seule face à la glace, elle entend au loin les cris de Delphine à travers la porte. Une des crises de la jeune femme.

Sarah s’apprête à sortir quand soudain une voix l’arrête :

« Sarah ! » … Elle se retourne et entend alors distinctement une voix féminine chuchoter :

-    Chkoun r’na ? agi ….

Sarah se retourne brusquement. Rien. De l’autre côté : rien. Elle se plaque contre la porte et observe : personne. La voix répète en chuchotant plus fort. La voix semble souffler tout près de son oreille comme si quelqu’un était posté près de son épaule.

Personne.

La voix répète, plus agressive :

-   Chkoun ?

Sarah ne peut s’empêcher de frissonner. Son corps se raidit.

Elle respire profondément et garde son calme.

Ce n’est pas la première fois.

Et même si elle sursaute toujours, cherche toujours un coupable, elle sait bien qu’elle ne trouvera personne cachée. Elle a fini par avoir l’habitude, elle sait que ce sont encore elles … les voix …

Elle aimerait sortir des toilettes, crier, appeler à l’aide, mais à quoi bon ? Personne ne les entend, elle le sait déjà.

Sarah en regardant fixement son reflet dans le miroir, articule doucement, pour ne pas que les infirmiers l’entendent :

- Taisez-vous ! …

Une autre voix plus aigue cette fois, prend le relai. Une voix impossible à imiter, une voix qui semble venir de sous la terre :

-   Chkoun inti ?

Sarah,  en secouant la tête, murmure très bas, comme en elle-même mais avec la puissance d’un cri :

-     Taisez-vous, taisez-vous, taisez-vous ! Taisez-vous, je ne comprends rien à ce que vous dites. Taisez-vous !

Tout en secouant la tête, elle continue d’articuler :

-     Ça y est maintenant, je suis ici ! Taisez-vous, vous avez gagné ! Je suis avec les fous ! Alors partez !

(…)

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