Il y a de bons fruits sur les étals du marché et une guerre à la radio : on doit être en été. J’écris dehors, sur la terrasse. Je suis en caleçon, mes épaules rougies picotent et j’aperçois un gros ventre chaque fois que je baisse les yeux. Ça doit être à moi.
Ces derniers jours j’ai pris conscience de tout ce qui cloche chez moi, physiquement, et la liste est longue. Il y a un ongle incarné au gros orteil droit qui me fait souffrir. Du côté gauche, c’est le tout petit peton qui se rappelle de temps en temps à mon souvenir. Je crois qu’il est cassé. Personne ne plâtre un peton, donc il reste cassé dans l’indifférence coupable du corps médical. Les jambes, ça va à peu près. Ce sont des jambes épaisses, pas les pattes blanches et vigoureuses du randonneur âgé. Plus haut, le sexe et ses tourments mériteraient qu’on leur consacre une saga scandinave. Il y aurait le traumatisme initial de la circoncision, puis le traumatisme tardif d’une deuxième opération, accomplie en amateur et sans anesthésie pour tenter de corriger les lacunes de la première. Passons s’il vous plaît. Sautons d’un bond par-dessus l’équateur et arrêtons-nous sur le ventre. Ça tombe bien, il incite à la paresse, tout gonflé et moelleux, vaste colline de chair, cordillère vénérable surmontée du large cratère d’un volcan ancien. On peut le prendre à pleines mains, le malaxer, le tordre, le creuser comme une purée complice. C’est un beau point de vue sur la fin du monde.
Evidemment, après une telle débauche de chair il ne reste pas grand-chose pour la poitrine, et la mienne est concave, ou convexe, je les confonds toujours, enfin creuse et faible. Quelques poils qui font à peine une toison. Deux petits bouts roses de part et d’autre, des seins de garçonnet perdus dans un reste de buisson pelé. Pour ainsi dire pas d’épaules : je suis bâti comme ces types qu’on choisit en dernier pour constituer les équipes, en cours d’éducation physique, et c’est exactement ce qui m’est arrivé pendant toute ma scolarité.
Vous savez comment ça se passe pour jouer au football ou au volley, le prof de sport nomme deux capitaines. Chaque capitaine choisit les joueurs de son équipe, appelant en premier les élèves les plus sportifs ou les plus costauds. Un jour, il y a eu une dispute entre les deux équipes ainsi formées, et j’entends encore un capitaine récriminer qu’ils n’étaient que dix, et leurs adversaires onze. « Oui, mais nous on a Gire » fut la réponse de l’autre camp. J’étais considéré comme un handicap, et je veillais à ne pas décevoir. Certaines filles étaient choisies avant moi. Ma propre petite amie, Béatrice Glas, qui pesait quarante kilos et n’avait pas besoin de soutien-gorge, m’a affronté à la lutte en classe de quatrième. J’entends encore résonner dans le gymnase les cris d’encouragement, Betty, Betty. Elle m’a battu.
Il y a paraît-il un test pour détecter l’homosexualité chez un garçon. Ce test n’est pas fiable puisque je suis resté à peu près hétérosexuel, mais aujourd’hui encore si on me lance une balle quelconque, mon premier réflexe est de porter les mains au visage pour protéger mes lunettes.
Le visage, donc. Je ne sais pas comment ça se passe pour vous, mais moi je ne me reconnais même pas dans une glace. J’ai un moment de recul à chaque fois. Non, c’est moi, ça ? J’ai vraiment cette gueule-là ? Ca a encore empiré depuis que je me suis vu. Les bonnes surprises sont très rares. Je crois parfois reconnaître mon père, en moins bien. J’ai eu de l’acné au moment de la puberté, comme beaucoup de gens, mais la mienne n’a jamais vraiment disparu. Elle a muté. Les boutons rouges de l’adolescence ont évolué par tous les stades possibles. J’ai toujours le modèle courant, parfois en blanc. Il y a des colonies de points noirs mutants, comme des anguilles sous-cutanées. De véritables monstres de plusieurs centimètres de long. Des croutes. Des zones où l’amas de boutons a formé une plaque. De temps en temps, sur le lobe de l’oreille, pousse un véritable abcès, une excroissance de chair qui vire au bubon, qu’il faut inciser et opérer promptement. Comme si la perspective de garder ce visage adolescent jusqu’à ma mort ne suffisait pas, il m’est arrivé au milieu de la quarantaine une saloperie rare dont le nom ne me vient jamais spontanément. Je l’ai noté quelque part. C’est une rougeur foncée sur le nez qui me donne un vrai pif d’alcoolique. Elle a déjà eu la peau de cinq dermatologues, partis à la nuit tombée porter leur honte ailleurs. C’est évidemment le plus déplorable d’un physique déjà difficile, cette tâche qui se voit comme le nez au milieu de la figure.
J’aime bien mes yeux, au moins leur éclat malicieux. J’ai aussi une remarquable implantation capillaire. C’est rare à notre époque où les trentenaires se dégarnissent plus vite qu’un monastère médiéval. J’ai donc des cheveux, beaucoup, qui poussent vite et dru dans tous les sens, ça fait vite un casque bouclé – car ils bouclent naturellement, les gaillards. Ah oui, et je me crois toujours brun. Avec une tête pareille, le seul look qui convienne est le foulard noué sur le visage, en mode cowboy avant l’attaque du train. Ce n’est pas un look facile à porter de nos jours, en plus qu’il faudrait courir vite et savoir se battre.
Si je devais donner rendez-vous à une inconnue, je me décrirais ainsi : grand brun, des lunettes, l’air sympa. Et cette femme verrait débarquer un vieux, gros, tout blanc, avec la tête de Coluche. Tout le monde aime Coluche mais pas forcément de cet amour-là. C’est pourquoi je ne me suis jamais inscrit sur un site de rencontre : à quoi ça servirait de séduire par écrit, il faudra bien un jour se regarder en face.