Je suis l’enfant des trente glorieuses et du plein emploi de mon temps. Boire, manger, faire la fête. Jouir sans entrave et dépenser sans plafond. Mon corps était un service public. Une aire de repos, un terrain de jeux, une zone d’ébats temporaire. Buvez, ceci est ma bouche. Qu’on laisse venir à moi les affamés, les gloutons, les avides. Mangez, ceci est mon cul. Ça a duré ce que dure les roses si on change l’eau assez souvent. Maintenant fini de rire. J’ai la crise qui couve. Je sens des soubresauts convulsifs et des maladies neuves. On ne me laisse plus m’ébattre en paix. D’ailleurs la décision a été prise sans aucun ébat. On me dit que je suis née dans une période faste. On prétend que j’en ai bien profité, qu’il est temps de payer l’addition, de passer à la caisse. Moi je n’ai rien vu de tout ça, mais force est de constater qu’en effet, j’ai enflé. Pendant des années je me suis goinfrée au-delà de toute mesure. J’ai fait du gras. J’ai pillé sans vergogne les ressources à ma disposition. A force, j’ai épuisé mon environnement. Je ne peux pas continuer ainsi, mon milieu naturel demande grâce. Il faut tailler dans la masse. Il faut changer de cap.
Je suis allé voir mon agence de la banque mondiale, elle a été très claire. Il faut que je privatise. Que j’arrête de me distribuer largement comme ça à tout un chacun. Faut que je réserve mes charmes au profit de quelques-uns, peu nombreux, qui en feront bon usage. Que je me vende à la découpe au lieu de me donner au dernier venu. Un seul propriétaire, ce serait préférable. Je l’ai épousé pour faire plaisir à mes parents. Un jeune entrepreneur très entreprenant, très moderne, avec une pointe d’accent. Ce fut une belle fête, tout le monde pleurait.
Au début, c’est sûr, mon nouvel actionnaire majoritaire a été impitoyable : il a fait le vide autour de moi. Il a viré d’abord les derniers arrivés, mes amants d’un soir, mes beaux étrangers. Je les ai sentis partir sans me retourner. Mon mari a été très responsable, il a taillé dans le vif, diminué la main d’œuvre comme la main à la pâte. En échange, je n’ai pas tout perdu, il a gonflé mon bilan. J’ai gagné en surface. Mon mari dit toujours, l’important c’est la courbe de croissance. Gonfle, ma chérie, gonfle. Même si c’est artificiel. Même si ça tire dans les coins jusqu’à faire mal. Ça marche, je ne me reconnais plus dans les glaces. Je suis passée de la folle dépense à une économie de l’offre. Je contrôle l’échange, respecte les grands équilibres. Je me maintiens sous la barre fatidique sans plier les genoux. Finies les conneries, place à la rigueur. Coucher tôt. Debout avant l’aube. J’applique les consignes et les directives.
Dans le programme en douze étapes adopté chez les alcooliques anonymes, il faut accepter de se soumettre à une « puissance supérieure ». Pour ne pas effaroucher les athées ivrognes, et dieu sait qu’ils sont nombreux, ils ont inventé ce concept de « puissance supérieure ». Voilà où j’en suis. Je m’en remets à la sagesse des experts. Je fais comme on me dit, prête à brader mes dernières ressources en échange d’un répit. Qu’on me prête encore vie, je promets d’être sobre. Mes trésors naturels, mes bijoux de famille, mon climat tropical, même mon jardin secret sont à vendre. Je ferai ce qu’il faut, quitte à travailler plus longtemps. Les bonnes choses ne nous veulent aucun bien, voilà une leçon durement apprise. Le bonheur attendra, et avec lui des jours meilleurs.
Peu à peu le remède fait son effet. Je sens que je me redresse. Je m’affine, je m’assouplis. Je gère. J’ai évacué tout ce sombre et ce noir qui me brouillaient la vue. J’ai renoncé à mon côté obscur. J’ai blanchi. Je suis beaucoup plus claire. Autour de moi, tout s’accélère. Les silhouettes se font plus vives, elles apparaissent et s’effacent en un tour de main. Elles filent dans mon champ de vision comme des éperviers sous un ciel blanc. C’est de bon augure, paraît-il. Tout passe enfin très vite. Il y a mille choses à faire et une seule vie, d’autant plus précieuse. Je ne dors plus. Je ne fais plus l’amour. Je crois que je peux encore en enlever. Il reste à gratter dans les coins, encore trop de souvenirs et de paresses coupables. Trop d’héritage du monde ancien, ce bric-à-brac mêlé d’ennuis et de chansons tristes, cette brocante. Il faut tendre vers l’ascèse, le renoncement, l’envol. On était goutte, on se fait trait. On passe entre les lignes. Désormais tout me sourit, l’avenir fondu dans le présent perpétuel de la course. L’éternité de l’instant qui passe.
J’ai compris la leçon. On ne me fera pas revenir en arrière. J’ai la crise mais je serai forte. Je serai seule. Je survivrai.
Billet de blog 18 décembre 2015
J’ai la crise - SILVAIN GIRE (lu au WIP #10 le 29 avril 2013)
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