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Billet de blog 2 mars 2021

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Qu'est-ce qui se passe à Boğaziçi?

Un article de Tuna Altinel Istambul, le 16 février 2021

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

               La nuit du nouvel an 2021 a aussi été celle de la nomination du nouveau président à la tête de l'Université Boğaziçi (Université du Bosphore), l'institution la plus prestigieuse de l'éducation supérieure en Turquie. Recep Tayyip Erdoğan qui choisit soigneusement les dates des événements avant de passer à l'acte annonçait ainsi une nouvelle phase dans son attaque contre cette institution de haut niveau académique. Peut-être espérait-il prendre de court les enseignant-chercheurs et les étudiants de cette université qui ne se contente pas d'incarner la qualité académique mais qui, tout en puisant dans une tradition de tolérance, a réalisé depuis trois décennies certaines des plus importantes étapes dans la démocratisation de la vie universitaire en Turquie soumise à des contraintes liberticides après le coup d'état militaire du 12 septembre 1980.

              Fondée en 1863 par des citoyens américains sous le nom de Robert College, l'Université Boğaziçi est devenue une université publique en 1971. Tout au long des années 70 marquées par une violence politique de plus en plus dévastatrice, au contraire de la plupart des universités publiques de Turquie, l'institution est restée calme dans son campus en dehors du centre-ville İstanbul perchée sur les collines du Bosphore. Elle s'est vue fréquemment critiquer par les mouvements d'opposition de gauche pour être trop bourgeoise. Dans une vidéo récente, le commentateur politique réputé, ancien militant de gauche, Ruşen Çakır raconte que quand en prison, en 1981 il a décidé de mettre à la tête de ses choix l'examen d'entrée à l'Université le département d'économie de Boğaziçi, il n'a pas osé en parler à ses camarades pour éviter les accusations de “tendances bourgeoises”.

              Les recrutements d'enseignant-chercheurs qui ne se sont pas restreints aux ressortissants de Robert College, le caractère public de l'institution qui lui ont permis de s'ouvrir à des étudiants de profils très variés a transformé cette image “bourgeoise” tout en gardant sa tradition libérale, tolérante envers les diversités culturelles, politiques, identitaires. Cette ouverture d'esprit a permis d'attirer les jeunes les plus brillant-e-s de toutes les couches de la société. L'amélioration des activités de recherche à partir des années 90 a renforcé sa position non seulement nationale mais internationale. Par conséquent, le campus de Boğaziçi a été le lieu de congrès de haut niveau non seulement en ingénieurie ou en sciences fondamentales mais aussi sur le génocide des arméniens. On y a vu se faire des tentes de condoléances1 pour un étudiant de l'université mort au Rojava dans la guerre contre le Daech ou des LGBTI+ former leur club librement. Le voile islamique longtemps réprimé dans d'autres institutions publiques n'y a fait que cotoyer des tenues parfois trouvées facheuses par certains milieux islamistes.

               Les enseignant-chercheurs qui ont activement pris part à ces tentatives d'ouverture contre les tabous de la société et de la classe politique, ont aussi oeuvré pour faire progresser les conditions de la vie universitaire. En 1992, à une époque où les présidents d'universités étaient nommés par le président de la république à partir d'une liste de trois candidats lui fourni par le Conseil de l'éducation supérieure, YÖK, sans concertation avec les universités, le corps enseignant de Boğaziçi a décidé d'organiser ses propres élections, dites “élections pirates”, pour proposer au YÖK ses propres choix. Un classement de six candidats à la présidence de l'université a été fait selon les votes de ses enseignant-chercheurs. Cette liste a ensuite été proposée au YÖK qui a nommé à la présidence de Boğaziçi le premier classé. Celui-ci a nommé les deux suivants comme ses vice-présidents. La détermination de l'université venait de gagner une victoire devant l'institution phare du coup d'état militaire dans l'enseignement supérieur. La victoire de Boğaziçi a eu deux autres conséquences positives sur l'enseignement supérieur. Le président fondateur du YÖK, İhsan Doğramacı, collaborateur des militiaires qui ont fait le coup de 1980, a démissionné le 10 juillet 1992; le système de nomination des présidents d'université a été modifié de façon à organiser des élections pour former un classement de candidats à fournir au YÖK qui ensuite en choisirait trois à proposer au président de la république.

              Malgré cette évolution, le YÖK, dont l'existence même est contradictoire avec l'autonomie universitaire, a continué de rester actif. Le système de nomination des présidents d'université non seulement n'a pas connu d'autre amélioration, mais même dans son état existant les pouvoirs politiques ont profité de leur position de force pour ne pas suivre les choix des enseignant-chercheurs. Maintes fois il y a eu des promesses politiques pour le changement du système, autant de fois ces promesses ont été oubliées. Et malheureusement, les universitaires de Turquie n'ont pas réussi à constituer une mobilisation suffisante pour tenter de réformer sinon de révolutionner le système existant.

              Erdoğan, dont le mouvement politique a été élu avec la promesse de démocratisation de la société, non seulement n'a pas non plus tenu ses promesses sur l'autonomie des universités mais il les a remplacées par une politique universitaire clientéliste consistant à ouvrir des universités publiques dans toutes les villes, telles des supermarchés, et à encourager les milieux d'affaires à investir dans ce secteur lucratif. Ceci s'est soldé par la chute conséquente de la qualité du niveau d'enseignement et du respect de l'intégrité scientifique (népotisme dans les recrutements, création de périodiques locales scientifiquement sans valeur pour augmenter artificiellement le nombre de publications, nombre exagéré d'étudiant-e-s en thèse pour obtenir des primes) dans l'enseignement supérieur, l'exploitation des universitaires qui fréquemment ne trouvaient que des postes précaires dans des universités privées avec des salaires bas, la création d'une classe de présidents d'universités proches et très dépendants du pouvoir politique. Boğaziçi, grâce à son poids, à sa qualité et à l'activisme de ses enseignant-chercheurs et de ses étudiant-e-s a gardé son indépendance et réussi à imposer ses choix de présidents qui naturellement étaient des enseignant-chercheurs de l'institution.

              Une fois élu président en 2014, Erdoğan a augmenté sa pression sur les universités. De plus en plus, il s'est éloigné de la tradition de respect des classements de candidats pour les présidences d'universités. Un tournant a été pris en mars 2015 aux élections de président pour une autre institution de longue tradition, l'Université d'İstanbul quand le candidat premier classé par 1220 voies sur 3000 a été écarté en faveur du deuxième classé qui avait obtenu 298 voies de moins. Le candidat écarté était un opposant bien connu qui un an plus tard signerait la Pétition pour la paix critiquant les exactions contre le peuple kurde tandis que celui retenu était connu pour sa proximité au pouvoir.

              Pendant toute cette période, et plus ouvertement à partir de la reprise de la guerre contre la guerilla kurde, le PKK, la dérive autoritaire d'Erdoğan s'est fait sentir de plus en plus fortement sur Boğaziçi. L'augmentation de la présence policière sur le campus au prétexte de voiture piégée placée, selon les informations officielles, par le PKK, des contrôles d'identité aux portes d'entrée du campus n'étaient que des signes d'une attaque massive qui se préparait derrière les portes d'un pouvoir politique de plus en plus répressif. La très violente guerre au Kurdistan du Nord, la tentative de coup d'état du 15 juillet 2016, les premières semaines de l'état d'urgence qui s'est ensuivie ont fourni un contexte pesant aux élections de président à Boğaziçi qui ont eu lieu le 12 juillet 2016. La présidente sortante Gülay Barbarosoğlu a obtenu 348 des 403 voies contre les 40 voies pour l'autre candidat Vedat Akgiray, homme d'affaire proche du pouvoir politique, fréquemment dénoncé pour l'exploitation de ses salariés. La participation était un record dans l'histoire de l'université qui comptait à l'époque 447 enseignants-chercheurs. L'intervention très ouverte d'Erdoğan avait mobilisé le corps enseignant d'une université jalouse de ses libertés et de l'autonomie universitaire.

              Alors a commencé une période d'attente décrite avec habileté et concision dans une vidéo préparée par des étudiants de l'institution. Le poste de président d'université étant doté d'une puissance administrative totale, le fonctionnement de l'université était souvent bloqué. Finalement, Erdoğan a réglé(!) le problème. Il a d'abord donné des signaux de ce qui allait arriver en déclarant le 18 octobre 2016 que le système existant n'était démocratique qu'en apparence mais qu'en réalité il augmentait les ressentiments. Le 29 octobre 2016, jour de la fête nationale, anniversaire du fondement de la république, un décret-loi a annoncé la suppression des élections de président aux universités: les présidents d'université seraient nommés directement par le président de la république. Le système des “kayyum”, c'est à dire des administrateurs et utilisé dans les entreprises en difficulté auxquelles on nomme des gouvernances externes venait d'être établi pour les universités. Ce n'était pas une nouveauté dans la vie politique de la Turquie post 15 juillet 2016. À quelques exceptions mineures près tou-te-s les maires du Parti démocratique des peuples (HDP) ont été remplacé-e-s par des kayyum depuis l'automne 2016. Cette politique n'a pas changé après les élections du 31 mars 2019 au cours desquelles le parti d'Erdoğan a vécu un échec cuisant sur la totalité du pays, en particulier dans les villes gouvernées par des kayyum. Les nouveaux/nouvelles co-maires HDP ont encore une fois été remplacé-e-s par des kayyum. On y voyait les actions d'un pouvoir politique intransigeant en déclin qui s'oppose à toute expression d'opposition.

              Quelles conséquences pour Boğaziçi? Malheureusement, Gülay Barbarosoğlu, grande vainqueure des élections, a cédé sans résistance. Un président de compromis a été nommé: le professeur Mehmet Özkan, lui aussi enseignant-chercheur à Boğaziçi en ingénieurie bio-médicale, ancien élève de l'institution, mais aussi frère d'une ancienne députée du parti d'Erdoğan. La réaction des étudiant-e-s a été forte tandis que les enseignant-chercheurs ont penché pour un compromis selon lequel la vie universitaire à Boğaziçi pourrait continuer sans intervention externe et sans risque de poursuite contre les opposant-e-s ciblé-e-s par le pouvoir politique, par exemple les signataires de la Pétition pour la paix.

              Le compromis a apporté un certain calme au campus, celui avant la tempête. Le kayyum du compromis a cherché à préserver l'équilibre entre le pouvoir politique et l'institution. Il a néanmoins fallu parfois en payer le prix. Un exemple notoire étant le sort des étudiant-e-s qui ont protesté le 19 mars 2018 devant le stand d'un autre groupe d'étudiants qui ditribuaient des confiseries pour fêter la “victoire” de l'armée turque et de ses complices djihadistes suite à l'invasion d'Afrin. Tandis que les protestataires étaient tabassé-e-s et poursuivi-e-s dans le campus par la police, emprisonné-e-s, vulgairement ciblé-e-s par les invectives d'Erdoğan (“terroristes”, “traitres”, “communistes”, “Nous déterminerons leurs visages et les empêcherons d'étudier”), mis-e-s en procès et finalement condamné-e-s à des peines de prison avec sursis, la gouvernance de Boğaziçi a fait une déclaration scandaleuse condamnant une “attaque à la liberté d'expression” et soutenant les forces de sécurité qui harcelaient les étudiants dans leurs salles d'études, leurs dortoirs ou encore leurs domiciles.

              C'est ainsi que la fin de l'année 2020 a été atteinte. Comme le mandat du premier kayyum arrivait à sa fin, la question de renouvellement ainsi que l'identité du nouveau nommé se posait. Comme à chaque renouvellement sous le règne d'Erdoğan, le flou qui dominait le processus ne laissait passer que quelques bribes d'information : 9 candidats dont 3 enseignant-chercheurs de Boğaziçi dont le kayyum sortant. Un seul de ces trois derniers avait publiquement annoncé sa candidature: le président sortant. Les deux autres comme les six externes à l'institution oeuvraient à l'ombre.

              La nouvelle est tombée la nuit du nouvel an, à minuit, comme tout décret d'Erdoğan de mauvais augure. Le choix a étonné parce que le nom choisi, un certain Melih Bulu, n'avait traversé aucun esprit sauf celui du décideur et de ses conseillers. Le choix n'a pas étonné parce

· que Bulu est un vrai serviteur d'Erdoğan (membre de l'AKP, candidat aux élections locales, leader d'une équipe de trolls sur les réseaux sociaux),

· qu'il n'a eu aucun lien sérieux avec l'institution à la tête de laquelle il a été nommé sauf sa thèse de doctorat dans le département de gestion de Boğaziçi,

· qu'il a travaillé dans le secteur privé et servi comme président dans des universités privées de moindre qualité

· que scientifiquement il est médiocre,

· que son éthique est douteuse (accusation de plagiat pour sa thèse auxquelles il a répondu “je peux avoir oublié quelques guillemets”).-

              Depuis ses débuts la stratégie d'Erdoğan contre les institutions qu'il voyait comme obstacles sur son chemin ou qu'il voulait conquérir a souvent été de les vider de leurs contenus, de les transformer en des entités médiocres, des déserts. Que ce soit le Bureau des statistiques de l'état, le ministère des affaires étrangères, le clergé arménien, les organisation des droits de l'homme tendance islamique, la méthode n'a pas changé. Le choix du nouveau président annonçait le même sort pour Boğaziçi, une institution qui n'a cessé d'irriter un autocrate sans diplôme universitaire (contraire à la loi), par sa qualité, son indépendance et sa détermination à les préserver.

              La nuit du nouvel an pour l'affectation du nouveau président semblait non seulement un choix symbolique mais aussi pratique. En effet, c'était le début d'un long weekend qui allait être vécu dans toute la Turquie sous un couvre-feu au prétexte de pandémie. Mais dès lundi le 4 janvier le campus de l'université s'est mis en mouvement. Des étudiants qui se trouvaient dans le campus dit “le campus du sud” (le site historique de l'université) se sont réunis et ont marché vers la porte d'entrée principale. Un forum a ensuite été organisé dans la cour du campus dit “le campus du nord” (plus récent). Après cette réunion publique rejointe par des étudiant-e-s d'autres universités aussi, les manifestants ont voulu retourner au campus du sud qui abrite aussi le bâtiment de la présidence. Sans surprise la police avait bloqué l'entrée principale. Après une attente, la police a attaqué les étudiant-e-s qui ont eu le courage de résister au gaz lacrymogène, aux balles plastiques, aux coups de matraque. Pour empêcher les entrées dans le campus du sud les policiers ont menotté la porte d'entrée! Finalement, le groupe d'étudiants s'est dispersé.

Illustration 1

              Le 4 janvier il n'y a pas eu de mise en garde à vue... ce qui ne veut pas dire que les   policiers n'avaient pas fait leur travail de surveillance. Le lendemain matin à l'aube, les  arrestations ont commencé aux domiciles des étudiant-e-s ciblé-e-s. La violence déchaînée des forces de sécurité était un signe de la fébrilité du pouvoir politique prémonitoire de ce qui allait se passer dans les jours suivants: des murs d'appartements cassés, les arrêté-e-s insulté-e-s, tabassé-e-s, mis-e-s à nu sous prétexte de fouille de sécurité, les LGBTI ciblé-e-s par paroles et actes à la fois.

Illustration 2

               Et les enseignant-chercheurs?... Allaient-ils/elles se compromettre encore une fois? Cette fois-ci il était clair que rien que le choix de Melih Bulu était déjà néfaste à ce qui avait été peu ou prou préservé de l'institution. La grande majorité souhaitait s'opposer mais il fallait trouver les bonnes méthodes vu que l'adversaire avait tout l'état derrière lui. En essayant de clarifier les pistes, le 5 janvier ils/elles ont improvisé une réaction qui depuis, est devenue une tradition quotidienne: tou-te-s ceux et celles du corps enseignant qui peuvent, se retrouvent à midi devant le bâtiment de présidence et tournent leurs dos au dit bâtiment. Ils/elles restent silencieux/ses et certain jours il y a une déclaration de presse (c'est toujours le cas le vendredi). Ils/elles finissent en applaudissant.

Illustration 3

              Les premières gardes à vue ont duré deux jours. Trois vagues d'attaques policières avaient permis de ramasser 17, 5, 12 étudiant-e-s. Tou-te-s les 34 ont été libéré-e-s mais avec des restrictions comme la déposition de signatures aux commissariats. Le 6 janvier une grande manifestation a eu lieu cette fois-ci dans le quartier de Kadıköy de l'autre côté du Bosphore, réputé pour être une “poche” de résistance à Erdoğan, donc une poche de libertés de vies mais aussi une cible pour la police. Le rassemblement s'est terminé sans incident, ce qui a renforcé chez certain-e-s les espoirs d'une lutte de longue durée mais néanmoins sans exactions policières. Or, les invectives d'Erdoğan, les attaques de ses trolls (rappelons que Melih Bulu est un ancien troll) ciblant certain-e-s des enseignant-chercheurs de l'institution, les tentatives de séparer les étudiant-e-s d'autres universités de ceux et celles de Boğaziçi (Erdoğan et d'autres ont fréquemment eu recours à un discours associant les rassemblements de solidarité à des actions de terroristes appuyées par des membres de l'opposition politique) promettaient un combat bien différent, plus violent.

              Entretemps, le président Bulu avait commencé son mandat avec enthousiasme. Lui, qui n'avait travaillé que dans des universités privées de moindre qualité parlait d'élever l'institution qui le refusait parmi les 100 meilleures universités du monde sans questionner les raisons pour lesquelles Boğaziçi avait chuté dans les classements internationaux, si chute il y avait eu. Il critiquait le corps enseignant de l'institution de manquer de vision globale. Il essayait de jouer le rôle du président à l'écoute de sa communauté en se faisant huer. Ses propos sur son passé politique où il prétend avoir surfé de la démocratie sociale à l'AKP d'Erdoğan, ses tentatives de passer pour un séculaire en parlant de son penchant pour les groupes de heavy metal n'ont fait que rire ou danser. Comme de coutume, les doyens des facultés ont démissionné ainsi que les conseillers de l'ancienne gouvernance mais aucune candidature pour les remplacer n'a été déclarée. Les questionnements sur son intégrité scientifique n'ont pas cessé. Mais il avait toujours le soutien de son président qui le trouvait digne de Boğaziçi.

              Jusqu'au 29 janvier, la résistance a suivi un rhythme qu'on peut qualifier de “calme” selon les standards en Turquie: d'un côté les invectives du pouvoir politique avec un acharnement clair de la part du “petit allié” d'Erdoğan, Devlet Bahçeli, le leader du parti ultranationaliste, le Parti du mouvement nationaliste (MHP, le berceau des Loups Gris) , les attaques d'“intellectuels” proches d'Erdoğan souvent critiquant Boğaziçi d'être “élitiste” qui à dessein ignorent que Boğaziçi est une institution de qualité académique tout en restant publique et populaire ; de l'autre côté la résistance pacifiste des enseignant-chercheurs et diverses manifestations étudiantes dans le campus, dans d'autres quartiers d'İstanbul et de manière croissante dans d'autres villes de la Turquie. En effet, la résistance ne s'arrêtait pas. Le pouvoir politique guettait une occasion pour frapper fort.

              Le 29 janvier, BİSAK, le Club de recherches islamiques de l'Université Boğaziçi a partagé un tweet dénonçant les étudiant-e-s protestataires qui selon lui insultaient le Kaba, haut lieu de culte des musulmans sunnites. Il s'agissait d'une exposition artistique protestataire organisée à quelques pas du bâtiment de présidence par des étudiant-e-s et dans laquelle une photo du Kaba retouchée avec une figure de Şahmeran et des drapeaux dont celui des LGBTI était mise parterre. Sans surprise, le ciblage du club pro-Erdoğan a vite été relayé par les médias d'Erdoğan.

Illustration 4

              Le Diyanet, le puissant Bureau des affaires religieuses (religieuse voulant dire sunnite) a déclaré qu'il saisirait la justice, la présidence de Boğaziçi a commencé une enquête et dans la foulée 5 étudiant-e-s ont été mis en garde à vue. La police a tabassé les étudiant-e-s qui essayaient de filmer les arrestations. Mais le plus triste a été la déclaration du porte-parole du Parti républicain du peuple (CHP) le parti kémaliste, le parti principal de l'opposition. Faik Öztrak a écrit sur twitter: “Nous ne pouvons accepter aucun assaut, aucune insulte aux valeurs sacrées de l'humanité. Nous condamnons avec force cette basse provocation. Nous nous attendons à ce que les responsables visibles et invisibles soient découverts le plus rapidement possible.” Fort de tout cet appui, le pouvoir politique, par le biais de ces juges, a décidé à la mise en détention provisoire de deux étudiants en physique: Selahattin Can Uğuzeş et Doğu Demirtaş. Un étudiant a été libéré tandis que les deux autres seraient à peine libres grâce à la nouvelle invention des juges en 2021: assignation à résidence avec bracelet électronique. Les derniers mots avant la prison de l'un des deux étudiants arrêtés sont devenus hashtag: “À partir de maintenant, c'est à vous.”

              Un appel à manifester avec le hashtag “À partir de maintenant, c'est à nous” a alors été fait pour le lendemain, le 1er février, par les étudiant-e-s. La préfecture d'İstanbul a immédiatement interdit toute manifestation ou rassemblement pour cause de pandémie.

              Le 1er février non seulement la porte du campus du sud, la porte d'entrée principale de l'institution était bloquée permettant seulement l'entrée des étudiant-e-s, des enseignant-chercheurs et des employé-e-s, mais une armée de policiers/ères en uniforme ou civiles était déployée, les trottoirs réduits à des couloirs étroits en raison des barrières. Des contrôles d'identité se faisaient à l'entrée et à la sortie de chaque “couloir” ainsi qu'aux sorties de trois arrêts de métro: celui de Boğaziçi et les deux précédents. Il suffisait d'être jeune pour être empêché de continuer, voire mis en garde à vue. Une insulte d'un policier est resté dans les mémoires: “Baisse tes yeux.” La réponse est devenue un hashtag: “Nous ne baisserons pas les yeux.”

              Ce jour-là, à l'entrée du campus du sud, il n'y avait que des journalistes, une poignée de manifestant-e-s qui avaient réussi à traverser tous les checkpoints et quelques député-e-s du HDP... et une armée de policier/ères de toutes formes. Ce déploiement policier ressemblait aux préparatifs d'un assaut d'une base forte d'une organisation armée, avec même des snipers sur les toits. Aucune déclaration n'a pu être faite. Les externes, même les député-e-s ont échoué à entrer dans le campus où des étudiant-e-s faisaient un sit-in devant le bâtiment de présidence. Le sit-in, ou tentative d'invasion terroriste (selon les mots d'Erdoğan) par des vandals et barbares (selon ceux de Bahçeli) a été violemment terminé à 21h sous prétexte de couvre-feu en raison de la pandémie. Le bilan de mises en garde à vue: 51 du campus, 159 au total. Que des jeunes!...

              Cette fois-ci, il n'y a pas eu de mise en détention provisoire, mais 10 jeunes ont été assigné-e-s à résidence. Les mauvais traitements par les policier/ères ont continué. Une jeune activiste portant le voile islamique s'est vue son voile enlever par force par les forces de sécurité d'un pouvoir politique dont l'islam sunnite est le code. Une belle photo prise par le député Ahmet Şık montre que le sourire jeune défie le pouvoir rétrograde.

Illustration 5

              Un autre développement important de cette journée tumultueuse a été la fermeture du Club LGBTI de Boğaziçi par une décision du nouveau président. C'est une première dans l'histoire de l'université. Les locaux du club étaient perquisitionnés par la police qui n'a pas oublié d'y trouver un document de propagande de la guérilla kurde, le PKK. L'annonce de la décision du président a été faite par le puissant chef du Centre présidentiel de communication, Fahrettin Altun, qui sur son compte twitter a écrit en référence à la décision de la fermeture du Club LGBTI: “La décision qui a mis en action ceux qui ont commis le crime de “blocage de la présidence” est la décision ci-dessous. Comme on peut le voir, la gouvernance universitaire a pris une mesure légitime contre ceux qui ont tenté de piétiner nos valeurs sacrées. C'est tout.” Un message qui en dit long sur l'autonomie universitaire en Turquie...

              La violence policière a atteint son sommet le 2 février. Un appel de rassemblement à Kadıköy avait été fait contre la mise en garde à vue de 159 étudiant-e-s la veille. La mobilisation était forte: syndicats, partis politiques (le CHP critiqué pour les propos de son porte-parole, des appels au calme peu convaincants de son chef, absent à la manifestation à l'entrée de Boğaziçi la veille, s'était activé depuis la nuit du 1er au 2 février avec des veillées aux commissariats pour suivre l'état des étudiants en garde à vue, la société civile, associations estudiantines...

              La mobilisation policière ne l'était pas moins. Pour couverture “légale”, les autorités locales avaient interdit tout rassemblement dans le quartier pendant une semaine, en se cachant derrière le prétexte usuel, la pandémie. Tous les quais d'où partaient des bateaux pour Kadıköy situé sur la côte sud-est du Bosphore étaient bloqués par les policiers qui sélectionnaient à leur gré ceux et celles qui pouvaient prendre les bateaux. À Kadıköy, les manifestant-e-s étaient attaqué-e-s non seulement au point de rassemblement mais dans tous les coins du quartier et avec un soin particulier. Les policiers civils bien cachés s'étaient déjà répandu-e-s dans les rues et à la première occasion s'en prenaient aux jeunes sans distinguer qui ils ou elles étaient. Un tel soin qu'un policier civil pris pour un manifestant était agressé par ses collègues est resté comme l'anecdote d'une après-midi de violence policière déchaînée.

              Le mot “violence” ne peut suffire pour décrire le comportement des forces de sécurité, uniformées, civiles, homes, femmes confondues. Un déchaînement de haine provoqué par les discours politiques très violents a donné lieu à des scènes de lynchage. Les députés n'étaient pas épargnés malgré leurs immunités, tabassé-e-s, il leur a fallu bien des efforts pour ne pas se faire arrêter. Le cas de Barış Atay du Parti ouvrier turc (TİP, composante du HDP) a été largement illustré. La violence a été dénoncée par les passant-e-s et résident-e-s du quartier. Dans diverses villes des manifestations similaires ont subi le même déchaînement de colère et de violence de la part des forces de sécurité. Une vidéo prise à Ankara offre un résumé concis.

Illustration 6

              Bien évidemment, une multitude de mises en garde à vue ont eu lieu. Le nombre officiel à İstanbul s'élève à 93 pour le 2 février. Les mauvais traitements ont continué aux commissariats. Une consolation a été le suivi accru par les avocat-e-s. La plupart des détenu-e-s ont été libéré-e-s dans les deux jours qui ont suivi. Néanmoins, six d'entre eux n'ont pas eu cette chance: Şilan Delipalta, Anıl Akyüz, Ömer Şengel, Necmettin Erdem, Akın Karakuş et Murat Can Demir ont été mis-e-s en détention provisoire. Un autre étudiant a subi la nouvelle invention, c'est à dire l'assignation à résidence.

              Finissons cette partie sur l'après-midi du 2 février avec un témoignage direct: “Nous marchions vers le port de Kadıköy pour prendre le bateau et rentrer à la maison. Devant nous est passé à toute vitesse un jeune homme menotté les mains derrière le dos, entouré de deux policiers. Le jeune menotté a crié à un autre policier plus loin avec qui il avait probablement eu une altercation. Le policier s'est déchaîné et a commencé à courir vers le jeune sans protection avec une telle force que ses collègues se sont sentis obligés de le tenir et l'empêcher d'avancer. Le forcené dans les bras de ses collègues hurlait des injures tandis que le jeune menotté et les deux policiers l'entourant se sont éloignés à toute vitesse. Entre le policier et le jeune menotté, la seule différence était l'uniforme qui donnait le statut et le droit à menotter et écraser à son gré. La police en Turquie doit être totalement réformée et réduite!”

              À partir du 2 février, il n'y a pas eu de grand rassemblement mais la résistance a continué sous diverses formes sur le campus de Boğaziçi, sur les campus d'autres universités, dans les rues par petits rassemblements. Le corps enseignant de Boğaziçi a continué ses rassemblements devant le bâtiment de présidence avec le dos tourné vers ledit bâtiment. Le 5 février cette action emblématique de la résistance a pris une forme exceptionnelle avec près de 200 enseignant-chercheurs avec chacun-e un numéro d'ordre dans les mains accompagné du slogan “Melih Bulu démission!” contre le président qui avait prétendu qu'une vingtaine d'enseignant-chercheurs commandait le reste. Ensuite, ces affichettes ont toutes été déposées à la porte de la présidence.

Illustration 7

              Le pouvoir politique aussi a continué son chemin: agressions verbales atteignant des niveaux records, la démonisation des LGBTI, le recours fréquent à l'accusation de terrorisme. Les trolls ont ciblé certain-e-s enseignant-chercheurs de Boğaziçi, certain-e-s des étudiant-e-s, les médias pro-Erdoğan ont continué à inventer de nouveaux récits d'horreur de la part des manifestants-e-s sans trop convaincre. Cette incrédulité dans la société est témoignée par les chiffres aussi. Selon Özer Sencar directeur de la société réputée fiable de sondages publiques Metropoll 73% de la population pense que ce sont les enseignant-chercheurs qui doivent décider du/de la président-e de leur université. Sencar a par ailleurs déduit des recherches de sa société que même les soutiens d'Erdoğan sont mécontent-e-s de la nomination des politiques à la tête des universités.

              Mais Erdoğan n'a aucune intention de reculer. La nuit du 5 au 6 février, toujours une nuit, un décret présidentiel a annoncé la formation de deux nouvelles facultés à Boğaziçi: le droit et la communication. Le décret numéro 3519 était préparé pour donner l'impression d'une décision anodine. Dans un style très neutre, le décret parle de manière très neutre de la formation de nouvelles facultés aux sein d'une douzaine d'universités dont Boğaziçi.

              Il est bien connu que la médecine, le droit, la communication, en raison de leurs effectifs enseignants et étudiants sont parmi les plus peuplés dans une université. Clairement, parmi ces trois la médecine est difficile à monter dans de courts délais tandis qu'une médiocre faculté de droit ou de communication avec un large corps enseignant formé de gens dont la seule vertu universitaire est de produire des textes soutenant Erdoğan et de voter au sénat de l'université des décisions selon ses ordres, peuvent rapidement être mises en place. De par la largeur de leurs corps enseignants ces facultés joueront le rôle de casseur de grève au sein d'un corps enseignant résistant tandis que de par la largeur de leurs effectifs étudiants, qui seront probablement sélectionnés par des méthodes douteuses comme c'était le cas à l'époque où la collaboration entre Erdoğan et la Confrérie Fethullah Gülen permettait à ces derniers de donner illicitement des questions de concours à leurs membres, elles auront la chance de dissoudre l'esprit libertaire de la communauté étudiante de Boğaziçi.

              Le décret montre à quel point l'attaque contre Boğaziçi est massive. D'autres manoeuvres étaient déjà en marche pour conquérir le corps enseignant dont la résistance s'avérait beaucoup plus durable que prévue. Quelques jours auparavant un vice-président et un conseiller pour les relations avec l'industrie avaient été nommés. Il s'est avéré que le conseiller Oğuzhan Aygören avait été nommé malgré lui et avait refusé. Mais ça n'a pas été le choix du vice-président nommé, Gürkan Kumbaroğlu, professeur en ingénierie industrielle. Il est resté en poste sans pour autant mettre les pieds à son département. 24 heures après la publication du décret sur la fondation des facultés de droit et de communication, un membre du département de physique, le professeur Naci İnci qui avait candidaté pour le poste de président sans se concerter avec ses collègues ni les mettre au courant de sa candidature a envoyé un e-mail à ses collègues pour annoncer qu'il était candidat à accepter la vice-présidence pour sortir de l'impasse comme s'il y avait une impasse. Sans surprise, sa bonne volonté a été appréciée en début de la semaine suivante, le 8 février.

              La réaction étudiante n'a pas tardé devant l'annonce de la nouvelle faculté. Une “lettre ouverte au 12ème président de la république” a été publiée par le groupement d'étudiant-e-s Boğaziçi Dayanışması (Solidarité Boğaziçi) sur leur compte twitter. Signe de courage et de lucidité intellectuelle, le texte touchait à tous les aspects de l'attaque sur Boğaziçi en défiant Erdoğan sur divers points dont ses insultes du 5 février à la sortie des prières du vendredi contre la professeure Ayşe Buğra du département d'économie de Boğaziçi, l'épouse de l'homme d'affaires Osman Kavala emprisonné depuis plus de 3 ans pour avoir “fomenté” un coup d'état lors de la résistance Gezi en 2013. Buğra à qui Erdoğan se référait comme “la femme du représentant de Soros” en allusion à l'homme d'affaires américain, était accusée d'être parmi les provocateurs à Boğaziçi. Sans surprise sa photo était à la une de la presse de tir d'Erdoğan:

            La dernière phrase de la lettre des étudiant-e-s de Boğaziçi était une expression de détermination exemplaire: “En souhaitant que vous compreniez que vous ne pourrez faire taire les opprimé-e-s de ces terres en leur criant des menaces depuis vos tribunes sur les places publiques.”

Illustration 8

              Les médias de tir ne suffisant pas, le pouvoir politique a eu recours à Alaattin Çakıcı, ancien loup gris devenu leader de mafia, récemment libéré de la prison grâce à la volonté de l'allié Devlet Bahçeli. Le 8 février, le mafieux a affiché sur son compte twitter une lettre publique au président Melih Bulu lui demandant de ne pas quitter ses fonctions. Rien n'y manquait: que Boğaziçi a été fondée comme une organisation de missionaires avec l'objectif d'abroger le pouvoir ottoman, que les élèves avaient toujours eu une fibre liée aux États-Unis, que les organisations terroristes HDP, PKK, DHKP/C... Ceux et celles qui connaissent le style du mafieux y ont vu une menace au pauvre Bulu. Si par erreur celui-ci lachait, qui pourrait savoir ce qui lui arriverait. La lettre de Çakıcı n'a fait que rigoler les résistant-e-s mais les effets sur le kayyum de Boğaziçi sont à ce jour innconnus.

              En parallèle, une nouvelle attaque a ciblé des étudiant-e-s soupçonné-e-s d'être derrière le compte twitter de Boğaziçi Dayanışması. Une étudiante de l'Université Mimar Sinan, Beyza Buldağ, a d'abord été mise en garde à vue le 7 février à İzmir, ensuite emmenée à İstanbul avant d'être placée en détention provisoire le même jour la nuit. Elle était soupçonnée d'être derrière le compte twitter de Boğaziçi Dayanışması en raison des similarités de son numéro de téléphone et du numéro de sauvetage du compte à moitié caché par twitter. Comme être derrière un compte twitter n'est pas suffisant pour incriminer, elle était accusée de tentative de semer des sentiments de haine et d'hostilité au sein de la société, accusation souvent utilisée contre les étudiant-e-s mis-e-s en détention. Le prétexte pour son emprisonnement a été que les preuves n'étaient pas encore complètes et que donc il fallait l'empêcher de les modifier. Pourtant selon son avocat, la seule preuve était son téléphone portable déjà dans les mains de la police.

              Le même jour que Buldağ, un autre étudiant Muhammed Ünal. Trois jours plus tard, cette fois-ci un étudiant de l'Université Bilgi, Hasan Koral Hacıbeyoğlu a été arrêté pour avoir soutenu le mouvement de résistance à Boğaziçi, avec des chefs d'inculpations similaires à celles à l'encontre de Beyza Buldağ, monnaie courante dans les arrestations liées à la résistance Boğaziçi. Ces étudiant-e-s ont été ciblé-e-s en raison de leurs engagements politiques aussi. Les arrêter permet au pouvoir politique d'appuyer son discours d'incrimination des manifestants d'etre des suppots du terrorisme qui n'ont rien à avoir avec l'Université Boğaziçi. De cette manière, le pouvoir politique essaye d'isoler la résistance des étudiant-e-s et du corps enseignant de Boğaziçi. Mais, la volonté de continuer n'a pas cessé: à ce jour, malgré le fait qu'il n'y ait pas eu de grand rassemblement après la violence policière du 2 février et que toute expression publique de soutien est violemment réprimée (par exemple les veillées devant les cours en attendant les décisions de mise en détention), la résistance a continué tant à l'intérieur du campus de Boğaziçi que dans d'autres campus et villes de la Turquie.

              Quels sont les nombres? Il est difficile d'énumérer les mises en garde à vue, tant elles sont nombreuses. Selon les avocat-e-s, le nombre dépasse les 600s. Le nombre d'assignations à résidence a atteint 25. Le comptage des noms susmentionnés montrera qu'il y a eu 11 mises en détention provisoire. Un miracle a eu lieu le 12 février. Beyza Buldağ et Muhammed Ünal ont été libéré-e-s la nuit de manière précipitée. Pour quelle raison? Personne ne le sait. Il reste donc 9 étudiant-e-s en prison. Mais les étudiant-e-s, de Boğaziçi ou non, continuent avec la même énergie. En témoigne l'affiche quotidienne d'actions préparée pour le 15 février. 12.00 La garde commence 13.30 L'interro “Tu es mon président.” 14.30 Qayyum de neige et jeu de boule de neige 15.30 Fin de garde, conférence de presse.

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            Qu'en est-il de la résistance du corps enseignant? Les rassemblements de midi continuent avec la même volonté. Depuis le 5 janvier, chaque jour de la semaine des enseignant-chercheurs tournent leur dos au bâtiment de présidence. La photo ci-dessous prise le 15 février 2021 illustre la force de leur volonté:

            Mais clairement, il faut aller au delà, ne pas se contenter de réagir à l'agenda du pouvoir politique mais d'imposer la sienne. Les enseignant-chercheurs réfléchissent et agissent dans cette direction. Des réunions hebdomadaires sur internet sont organisées régulièrement auxquelles des centaines d'entre eux participent. Des commissions sont formées pour les lignes d'actions qui se précisent. Une première ligne est l'organisation des élections alternatives pour le poste de président. Il n'est pas clair si des pas concrets ont été faits dans cette direction ou si ceux-ci seront faits dans l'avenir malgré les débats entre les enseignant-chercheurs. Des élections pour des postes intermédiaires, s'organisent comme ça a été le cas pour le doyen de l'Institut des sciences sociales.

              Une deuxième ligne d'action qui est en voie de préparation peut être qualifiée de juridique. Plusieurs procès seront ouverts. Le premier le sera par un enseignant-chercheur pour mettre en cause la légalité de la nomination du président kayyum. Selon les spécialistes de droit pénal, la légalité de cette nomination peut être en fait contestée et il est suffisant qu'un enseignant-chercheur s'y mette. Un deuxième procès contestera la légalité de la formation des deux nouvelles facultés, le droit et la communication. Pour celui-ci aussi il est suffisant qu'un enseignant-chercheur se résolve à la tâche. Finalement, il y aura un procès de masse ouvert par autant d'enseignants que possible. Il est probable que celui-ci ne soit même pas accepté pour vice de procédure mais ce troisième procès est un symbôle de la résistance ensemble.

              Entretemps, contre la résistance des enseignant-chercheurs, l'attaque sur le plan académique précise ses contours. Les deux vice-présidents se sont installés à leurs postes. Leurs profils universitaires et politiques représentent divers aspects de toutes les attaques que le pouvoir politique a menée contre la société civile: la médiocrité sur le plan intellectuel, les ambitions personnelles et l'opportunisme. La médiocrité s'illustre le mieux dans le cas du Professeur Gürkan Kumbaroğlu qui selon des sources fiables a abouti à son titre plus par des concours de circonstances que par ses qualités de chercheur. Grâce à son opportunisme, il s'est glissé à travers les brèches universitaires qu'on rencontre même dans les meilleures institutions universitaires.

              L'autre vice-président, le professeur de physique Naci İnci est connu pour ses bonnes relations avec le parti d'Erdoğan ainsi qu'avec des enseignant-chercheurs soupçonnés d'être proches de la confrérie Gülen. Mais après la tentative de coup d'état en juillet 2016, il a rompu toutes ses relations avec ces derniers à tel point que quand un de ses collègues avec qui il fréquentait les prières du vendredi a été emprisonné pour appartenance à “l'organisation terroriste güleniste”, il n'a pris aucune action en sa faveur. Dans une vidéo prise par les étudiant-e-s, il lui est courageusement reproché d'avoir accepté un poste dans une gouvernance qui a accepté sans état d'âme l'emprisonnement de deux étudiants de son département, la physique. Voici quelques-unes des questions des étudiant-e-s:

              “N'avez-vous pas du tout honte quand deux étudiants de physique sont en          prison, quand 51 de nos ami-e-s ont été traîné-e-s par terre, mis-e-s en garde à          vue roué-e-s de coups?”

              “Mon professeur, vos étudiants, sont-ils des terroristes?”

              “Ce que vous avez fait ne peut avoir aucun prétexte.”

              “Mon professeur, j'ai une seule question. Puisque vous aviez l'intention          d'occuper un tel poste administratif, pourquoi n'avez pas proposé à vos          collègues d'organiser des élections auxquelles vous seriez candidat, et donc de          préserver les voies démocratiques?”.

              Le vice-président élude toute réponse digne de ce nom.

              Le samedi 13 février, un site d'information, Habertürk, proche du pouvoir politique a informé que le doyen de la nouvelle faculté de droit venait d'être nommé. Il s'appelle Selami Kuran, un professeur de droit international en poste à l'Université Marmara, une université notoirement connu pour sa servilité à Erdoğan et championne de limogeages par des décret-lois, surtout dans sa faculté de droit. Quelques jours plus tard, on apprend que le professeur Kuran était parmi les candidats de la Turquie pour remplacer son ancien juge à la Cour Européenne des Droits de l'Homme, mais qu'il n'a pas été retenu. Celui-ci, s'est contenté de dénoncer la prise de position de l'Assemblée Parlementaire du Conseil de l'Europe qui l'avait jugé “insuffisant” suite à son interview. Ceci témoigne encore une fois de la médiocrité de ceux qui sont au service du pouvoir politique turc.

              Dans les années 50, quand la Turquie devenait de plus en plus un rempart contre le communisme, le pouvoir politique de l'époque se vantait de faire de la Turquie “la petite Amérique” en référence au grand allié de l'époque. 70 ans plus tard, on dirait que c'est un nouvel allié que le pays s'est fixé comme modèle, l'Azarbeïdjan: un nationalisme agressif teinté de l'islam ; la corruption et le népotisme à tous les niveaux ; l'asséchement de tous les acquis intellectuels ; des institutions rendues caduques où tout se vend, tout s'achète, même les diplômes d'université... L'attaque massive à l'encontre de l'Université Boğaziçi, le microcosme du pays que la Turquie devrait être si elle choisissait la paix, la tolérance, la multiculturalité, n'est qu'une nouvelle étape de cette Azarbeïdjanisation.          

             Conséquence: qui dit paix, justice, démocratie en Turquie, dit solidarité avec la résistance Boğaziçi.

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