Amitiés kurdes de Lyon :
« Engin, peux-tu te présenter ? »
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Engin Sustam :
« Tout d’abord je tiens à vous remercier de votre intérêt et de m'offrir cette possibilité. Par contre ce sera une longue présentation si vous me permettez. Je suis un universitaire kurde, sociologue, exilé, originaire de Dersim, à majorité Kurde Alévie. J'ai terminé mes études de premier cycle de licence à l'Université des Beaux-Arts Mimar Sinan d’Istanbul, en sociologie en 2000, et puis j'ai obtenu mon premier master de la même faculté en 2002. Suite à mon arrivé à Paris, j’ai fait mon deuxième master à l'EHESS-Paris (2005), j'ai terminé mon doctorat (2012) à l'EHESS. Après avoir soutenu mon projet de thèse sur l'espace kurde entre culture subalterne, décoloniale et production artistique sous-culturelle kurde en Turquie (cinéma, art contemporain, musique, théâtre, etc.) ; j'ai publié un livre, ‘Art et Subalternité kurde’ publié chez l’Harmattan en 2016. Outre cet ouvrage, je suis l'auteur d'une quinzaine d'articles comme « Kurdish Art and Cultural Production », « Rhetoric of the New Kurdish Subject » publié chez Cambridge University Press, de chapitres d'ouvrages « Ecological Self-Governmentality in Kurdish Space at a Time of Authoritarianism », chez Lexington Books- Rowman & Littlefield Publishing et un autre livre publié en Turquie en 2020 « Nouveaux mouvements d’insurrection et Manifestations de rue ». Je suis en train de rédiger un nouveau livre en français « Soulèvements imprévus », se concentrant à la fois sur les soulèvements mondiaux et les insurrections locales et régionales dans le monde ; cet ouvrage analyse les nouveaux mouvements de révolte, leur relation avec le pouvoir, leur désobéissance civile, leur radicalisation, la démocratie, la marginalisation et les politiques alternatives en matière écologique et micropolitique.
Enfin, en 2012, lorsque le processus de paix a officiellement commencé entre l'État turc et le mouvement politique kurde, après avoir obtenu mon doctorat à l'EHESS et je suis retourné en Turquie. Tout de même, j'étais ravi d'être de retour à Istanbul et au Kurdistan pour assister à un tel moment historique. Alors, en tant qu'intellectuel je me suis engagé à partager mes connaissances pour un processus de paix qui pourrait démocratiser la sphère publique en Turquie ; malheureusement ce processus n'a pas pu se produire… ce qui m’a conduit à l’exil. J’avais beaucoup travaillé sur des questions concernant la géographie, l'art, les sous-cultures, les soulèvements et la culture populaire, la mémoire, la question kurde, l’autonomie etc. non seulement dans des contextes universitaires, mais aussi dans des lieux artistiques, écologiques et des plateformes de mouvements sociaux. J'ai participé activement à plusieurs conférences sur la question kurde entre 2006 et 2015 qui ont eu lieu dans différentes régions de Turquie y compris la région kurde, réunissant des écologistes, des artistes, des universitaires, des militants opposants et des intellectuels publics pour une discussion ouverte et une coopération sur la paix et sur une vie démocratique autogérée. Mais mon engagement politique et de mon identité « ethnique » sont devenus comme l'épée de Damoclès au-dessus de ma tête. Mon premier véritable licenciement au sein d’une université a eu lieu en raison de mes positions et mon identité, en été 2015 là quand le HDP avec 13% des voix aux élections législatives a pu envoyer 80 députés au parlement turc.
Suite à ce premier licenciement, j'ai recommencé à travailler à temps partiel à l'Université du 29 mai d’Istanbul. Mon contrat n'a pas été renouvelé suite à ma signature de la pétition des Universitaires pour la Paix en janvier 2016 (dont j'étais membre depuis 2012).
J’ai présenté un dossier de candidature pour un poste de MCF à l'Université des Beaux-Arts Mimar Sinan, mais la porte m’a été fermée toujours en raison de ma signature de la pétition.
Comme vous le savez très bien de nombreux massacres politiques et événements traumatisants (assassinat de Tahir Elçi, massacres de Suruç et d'Ankara. C’est à Suruç que nous avons vu l’attentat sanglant du 20 juillet 2015, avons perdu 31 étudiant.es volontaires qui voulaient aller à Kobane pour aider /soigner les personnes et les enfants blessés pendant la guerre. J'avais perdu mon étudiant, mon camarade Murat Yurtgül dans attaque suicidaire de Daesh avec ola complicité de l'État profond de Turquie. Tous ces massacres nous ont poussé à rédiger une pétition et inviter les universitaires à faire un appel au bon sens de l'État pour arrêter la guerre contre les Kurdes. En janvier 2016, 1128 universitaires ont signé la pétition intitulée « Nous ne serons pas complices de ce crime ! », qui exigeait le rétablissement du processus de paix entre l'État turc et les rebelles kurdes, la libération des acteurs politiques kurdes et la condamnation des auteurs de ces assassinats.
En quelques mois, j'ai été démis de mes fonctions universitaires. Comme pour des milliers de gens : étudiant.es, députés, artistes, journalistes, universitaires, militants, opposants, cette situation m’a poussé à l’exil Je suis reconnu par Scholar at Risk, Pause comme un universitaire en situation de risque, invité d’abord par l'Université de Genève, EHESS, ENS et puis à l' Université Paris 8 sur des postes temporaires, et j'ai reçu des bourses à court terme d'un certain nombre d'institutions très respectées, dont la Fédération Suisse et le programme PAUSE pour les chercheurs en danger en France »
Amitiés kurdes de Lyon : « Peux-tu présenter la nouvelle association « Le Centre de solidarité et de coopération avec les Universités du Nord et de l'Est de la Syrie » CSCUNES ? »
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Engin Sustam :
« Le Centre de solidarité et de coopération avec les Universités du Nord et de l'Est de la Syrie (Université du Rojava, de Kobani, d’Afrin-sous l’occupation et d’Al-Sharq) est une initiative purement universitaire. Avec ce centre, nous espérons développer une meilleure coordination universitaire entre les universitaires du monde entier et les universités du Rojava et de la région Nord / Est de la Syrie.
Notre but est de dépasser les limites territoriales et de créer un réseau transfrontalier et transnational pour une pédagogie alternative au sein des réseaux universitaires face à l’ancien système d’enseignement autoritaire du régime syrien. Il s’agit également de remplacer la pédagogie « coloniale et autoritaire » par une éducation démocratique, autonome et décoloniale. Mais nous voulions également présenter une expérience dans le monde académique pour constituer une relation interne et externe en organisant des débats au sein des Universités du Nord et de l'Est de la Syrie que nous avions déjà commencé à l'Université du Rojava et de Kobani avec Noam Chomsky, Slovaj Zizek, Eric Fassin, John Holloway, Hamit Bozarslan, etc. Donc nous avons créé la fondation du Centre de solidarité et de coopération avec les universités du nord et de l’est de la Syrie (CSCUNES), le 24 octobre 2021, par une assemblée constituée d'universitaires de différentes disciplines et de différents pays. Dès le début de la révolution du Rojava en 2012, des universitaires du monde entier ont passionnément suivi les développements politiques, aussi bien au Rojava que dans les régions du nord et de l’est de la Syrie. En pleine guerre, les habitant.es de ces régions ont créé plusieurs institutions universitaires telles que l’Université d’Afrin (ville actuellement occupée par la Turquie), l'Université du Rojava, l'Université de Kobani et, plus récemment, l'Université d'Al-Sharq à Raqqa. De nombreux universitaires ont proposé leur soutien à ces universités et des protocoles d'accord avec des universités internationales ont été signés, amorçant des collaborations cruciales.
Ce centre compte des membres du monde entier avec un conseil d'administration composé d'universitaires basés à Paris et en Europe. Les membres en sont Hawjin Baghali (co-directrice), Engin Sustam (co-directeur), Caroline Ibos(vice-président), Eric Fassin(vice-président), Gülay Kılıçaslan (vice-présidente), Sardar Saadi (vice-président), Somaye Rostampour, Sahar Bagheri et puis avec les collègues Pascale Laborier, Sophie Wauquier, etc. (la liste est prolongée avec les nouveaux membres).
Nous avons l’ambition de créer une relation transfrontalière entre les universités d’ici et du Nord et de l’Est de la Syrie ; de trouver des solutions pratiques, ‘pragmatiques’ pour la traduction des livres ou des textes académiques en Kurde (Kurmandji), en Arabe, etc. pour la bibliothèque de ces universités (français, anglais, kurde, arabe). Nous voulons faciliter les programmes d’échange des étudiant.es notamment scolaires entre les établissements d’études supérieures, organiser des débats, panels, discussions, séminaires et conférences entre les universités occidentales et de l’administration autonome du nord et de l’est de la Syrie, fournir des ressources telles que des livres et des revues académiques, des ordinateurs portables et autres matériels de recherche et pédagogiques, et encore favoriser le développement des programmes de coopération et les projets de recherche avec les établissements d’enseignement supérieurs de la France ou de l’Europe. Ce centre veut présenter et faire connaître les universités aux personnes physiques et morales, aux intellectuelles, ainsi qu’aux institutions académiques et universitaires internationales. Donc nous avons également prévu de lancer un projet pour la prochaine année universitaire, en commençant par une université d'été à Paris »
Pour plus d'informations, vous pouvez visiter notre site Web : https://cscunes.com
Amitiés kurdes de Lyon :« Comment ce centre s’est-il construit, avec qui ? »
Engin Sustam :
« Nous avons discuté d’abord avec les collègues de différentes parties du monde et décider de créer une association universitaire pour des raisons universitaires à Paris. Parce qu'il y avait eu beaucoup d'initiatives à Paris avant notre centre, donc il y avait une forte inclinaison pour ce travail ambitieux. Nous sommes plusieurs universitaires, mais l’initiative avait débuté avec Caroline Ibos, Eric Fassin, Sardar Saadi, Hawzhin Baghali, Somaya Rostampour, Sahar Bagheri, Gülay Kilicaslan, et puis avec les collègues Pascale Laborier, Sophie Wauquier, etc. Puis, bien sûr, de nombreux universitaires et doctorant.es se sont impliqués dans notre discussion d’une pédagogie alternative au sein de la crise universitaire mondiale avec des propositions universitaires incroyablement puissantes. Justement nous avons réalisé une conférence d’inauguration de notre centre dans deux perspectives : « Université malgré tout et (Re)faire l’université aujourd’hui » le 17 Mars à l’Université Paris 8 à Campus Condorcet avec les intelectuel.es / universitaires comme Caroline Ibos, Pascale Laborier, Eric Fassin, Hamit Bozarslan, Shahrzad Mojab, Rohan Mustafa, Abdulilah Al-Mustafa, Shirin Mislim, Hasan Al-Isa, et ainsi la Fondation Danielle Mitterrand, l’Université de Brême, etc.
Cette conférence a été organisée avec différents comités de préparation pour annoncer la fondation du Centre de solidarité avec les universités du nord et du nord-est de la Syrie. En ce sens, cette conférence était une conférence inaugurale. Notre objectif était d'organiser cette conférence de manière à permettre une discussion approfondie sur l’espace universitaire avec son public académique et non académique sur la solidarité inter-universitaire, pour une université démocratique, autonome, pour une pédagogie alternative radicale, pour une université écologique, d’émancipation des femmes, des LGBTI+ au sein de l’enseignement supérieur.
En effet, une telle discussion est assez importante dans des conditions de crise mondiale de l'enseignement supérieur (de sa pédagogie étatique qui contrôle le savoir et les universités) dans différentes parties du monde pour différentes raisons.
Amitiés kurdes de Lyon : « Quels sont vos objectifs ? »
Engin Sustam :
« Le centre a été fondé à Paris avec une belle initiative universitaire dans le but d’organiser la solidarité et la coopération avec ces universités à travers des projets communs et des relations académiques, diplomatiques et économiques. Cette conférence par exemple avait comme but de discuter des visions qui sous-tendent cet objectif ainsi que des possibilités supplémentaires de soutenir les universités d’Europe, d’Amérique du Nord, du monde. Ce centre a pour objectif de fournir un soutien académique à les universités du nord et de l'est de la Syrie dans le domaine de la recherche en France, en Europe et dans le monde entier, Ce centre tentera également de lui faire attribuer des aides financières. Ce centre vise à établir des liens solides entre les universités et des universitaires et également des institutions en dehors de la Syrie. Les membres de ce centre aideront les universités du nord et de l'est de la Syrie à sortir de leur isolement à l’intérieur de la Syrie du fait de la guerre et de la situation conflictuelle
Je vous remercie de m’avoir accordé cette opportunité d’interview »