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Billet de blog 1 septembre 2014

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Sergueï Nikitine: "Vladimir Poutine veut clairement étrangler les ONG"

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Entretien avec Sergueï Nikitine, 57 ans, directeur du bureau d’Amnesty International à Moscou. Il dénonce, sans dramatiser, la mise au pas de la société civile russe et appelle la communauté internationale à se mobiliser pour enrayer la dérive autoritaire de Vladimir Poutine.

Suite à l’annexion de la Crimée, Vladimir Poutine bénéficie de 80 % d’opinions favorables en Russie. Est-ce à dire qu’il a carte blanche pour poursuivre sa politique répressive sur la scène intérieure ?
La nette dégradation de la situation en matière de droits humains chez nous a commencé bien avant la crise ukrainienne et l’annexion de la Crimée. Elle coïncide avec le retour de Vladimir Poutine au Kremlin, le 7 mai 2012. Depuis cette date, les lois liberticides se multiplient et la contestation a de plus en plus de mal à faire entendre sa voix. La rhétorique libérale et le semblant d’ouverture réalisés lors de l’intérim de quatre ans de Dmitri Medvedev sont oubliés. Il est vrai qu’en glorifiant « le monde Russe » et en faisant vibrer la corde nationaliste dans le pays, Vladimir Poutine a engrangé un surcroît de popularité. Le président se sent en position de force pour réduire au silence la société civile.

Quel est le ressort profond de cet autoritarisme ?
N’oubliez jamais que Poutine est un ancien officier du KGB, prompt à déceler des complots de toutes parts. L’implosion de l’URSS fin 1991, dont seraient responsables au premier chef les États-Unis, sert de base à cette analyse en forme de paranoïa. Le ralliement des pays baltes à l’OTAN a achevé de le convaincre que l’Occident agit partout en sous-main. Il décrypte ainsi les printemps arabes, la guerre menée en Syrie visant à provoquer la chute de Bachar al-Assad ou encore la contestation de l’Euromaïdan en Ukraine. D’où l’emploi en Russie par le maître du Kremlin d’un vocabulaire toujours plus offensif contre « les traîtres », « la 5e colonne » financée par l’Amérique et l’Union européenne.

Des diatribes dont les ONG russes qualifiées d’« agents de l’étranger » font aussi les frais…
En effet. Les pressions sur la société civile remontent à 2006, mais elles se sont accrues depuis novembre 2012. La campagne a été relayée par un mystérieux site Internet dénonçant les financements de l’extérieur reçus par les associations. Les chaînes de télévision ont aussi multiplié les reportages accusateurs contre les ONG, afin de ternir leur image dans l’opinion et d’imposer le vocable « agent de l’étranger ». Dans la langue russe, ce terme est connoté, c’est une autre façon de dire « espion ». Le qualificatif est donc très humiliant et la plupart des ONG, soucieuses de défendre leur réputation, ont refusé de respecter cette nouvelle disposition officielle. Mais à partir de mars 2013, des émissaires du ministère de la Justice ont débarqué à leur siège, vérifié en détail leur comptabilité avant de saisir les tribunaux. Au sein du milieu associatif, ce sont les ONG russes de défense des droits humains qui souffrent le plus, car elles bénéficient de substantiels appuis extérieurs. Cela est tout à fait légitime. Au passage, on peut signaler la pratique du deux poids, deux mesures : comment se fait-il que l’Église orthodoxe russe, qui reçoit d’importants subsides de l’étranger, ne soit pas inquiétée ? Reste que nombre d’acteurs associatifs vont devoir mettre la clé sous la porte. Et que, suite à la campagne officielle, une méfiance délétère s’est incrustée dans l’esprit de nos concitoyens : en signant la pétition de telle ou telle ONG, en souscrivant à leurs initiatives, ne suis-je pas en train d’être manipulé par un « agent de l’étranger » ?, se demandent certains. C’est l’objectif recherché par Vladimir Poutine. Il veut clairement étrangler les ONG, les obliger à arrêter leurs activités. Habile, le président leur propose une alternative : accepter des fonds du gouvernement ! Mais comment dans ces conditions conserveraient-elles leur liberté de parole et comment pourraient-elles encore être considérées comme des organisations non gouvernementales ?

Le bureau d’Amnesty International à Moscou est-il, lui aussi, l’objet de menaces ?
Pas vraiment, dans la mesure où notre bureau, relié directement au secrétariat international de Londres, n’a pas le statut d’ONG russe. Nous relevons du droit britannique. Cela dit, courant mars 2013, quatre délégués du procureur de la République se sont invités dans mon bureau. Ils y sont restés cinq heures et ont pris copie de nos statuts. Puis, j’ai été convoqué par les services du procureur. J’ai été interrogé sur mes voyages à l’étranger et les activités du bureau : la traduction en russe des documents d’Amnesty International, leur mise en ligne sur notre site, l’encouragement au militantisme de la société civile. Ces derniers mois, lorsque je demande à organiser une manifestation, les autorités en admettent le principe, mais récusent tout espace fréquenté et désignent à la place des lieux déserts et excentrés. C’est encore ce qui s’est passé lorsque nous avons mis en scène, fin janvier, une ballerine menottée pour dénoncer les lois liberticides. Heureusement, les correspondants des médias étrangers étaient présents et ont relayé l’événement. Tout comme La Chronique, qui en a fait la 4e de couverture de son édition du mois de mars.

Comment se manifeste concrètement l’arbitraire du pouvoir ?
Les quelques mouvements de protestation n’empêchent pas la poursuite de la répression. Par exemple, contre les manifestants pacifiques de la place Bolotnaïa, qui, le 6 mai 2012, protestaient contre la nouvelle intronisation du président Poutine. En juin dernier, l’appel de huit d’entre eux, toujours emprisonnés, a été rejeté. Et un contestataire, Mikhaïl Kosenko, a même été condamné à un internement psychiatrique forcé, avant d’être libéré le 11 juillet dernier suite aux pressions internationales. Autre cas, celui de Leonid Razvozhaev. Opposant persécuté, il a fui en Ukraine en octobre 2012 dans l’intention de réclamer l’asile politique. Il a été kidnappé à Kiev par des agents russes, avec la collaboration du régime ukrainien pro-russe d’alors, et ramené de force en Russie. On l’a ensuite inculpé, de manière surréaliste, d’un crime improbable commis cinq ans plus tôt à Irkoutsk, en Sibérie, et il est toujours détenu.

Ces exemples que vous citez rappellent les pires méthodes de l’ère soviétique. Le parallèle vous semble-t-il justifié ?
Non, la comparaison est excessive. À l’époque soviétique, toute critique pouvait conduire illico en prison, toutes les voix dissidentes étaient réduites au silence. Aujourd’hui, nous ne sommes pas en dictature, des espaces de liberté subsistent. Je suis étonné quand je pénètre dans une librairie à Moscou de constater la grande variété de livres proposés, souvent peu amènes à l’égard du pouvoir. D’une manière plus générale, les Russes ont encore le sentiment d’avoir le choix. Le choix de voyager : quelque 30 millions de nos ressortissants se sont rendu à l’étranger l’année dernière. Le choix de consommer : la croissance du parc automobile reflète la hausse du pouvoir d’achat et l’émergence de classes moyennes. Le choix de s’opposer, même si cela devient de plus en plus difficile. La situation d’un des leaders de l’opposition, Alexeï Navalny, résume bien cette situation ambiguë : il est harcelé par les autorités, placé en résidence surveillée, mais il ne croupit pas au fond d’une cellule.

Au final, êtes-vous inquiet pour l’avenir ? Vladimir Poutine, adepte de « la démocratie dirigée », pourrait-il demain confisquer le pouvoir à son profit et à celui de son clan ?
Le risque existe, car les tendances à présent à l’œuvre dans les cénacles du Kremlin, intolérance croissante, mise au ban de la société civile, sont réellement dangereuses. Mais il n’est sans doute pas trop tard pour tenter d’enrayer cette dérive autoritaire. Que je sache, la Russie participe à de nombreuses organisations internationales, dont le Conseil de l’Europe (elle en est membre depuis 1996). N’est-il pas possible que tous se mobilisent pour exercer une influence modératrice sur le pouvoir russe ? Je sais que, d’une manière générale, Amnesty International est hostile aux politiques de sanctions. Cependant, je m’interroge : n’est-ce pas à présent le seul moyen efficace de se faire entendre de Vladimir Poutine, lui qui ne raisonne qu’en termes de rapports de force ? J’ai le sentiment que nous sommes à la croisée des chemins. Soit nous réussissons, grâce aux pressions internationales, à infléchir l’actuelle politique du Kremlin et à consolider la démocratie, soit le pays sera bientôt dirigé par un tsar tout puissant qui ne rendra de comptes à personne.

Propos recueillis par Yves Hardy
Traduction d’Irina Khomutova

Extrait de la Chronique de septembre 2014

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