Amnesty International a publié, fin octobre, un rapport sur la Libye intitulé La règle de la loi ou celle des milices. Ancien diplomate français en poste à Tripoli de 2001 à 2004, aujourd’hui chercheur indépendant, Patrick Haimzadeh restitue le contexte d’un pays de plus en plus fragmenté.
Patrick Haimzadeh
Pourquoi la transition démocratique s’est-elle paralysée, laissant place à une guerre civile depuis mai 2014 ?
Il n’y a jamais eu d’objectif clair à cette transition. Le seul ciment qui liait toutes ces insurrections, c’était le départ de Kadhafi. Une fois, le chef tombé, les Libyens ne sont pas parvenus à formuler un projet politique au-delà de la rhétorique officielle destinée aux journalistes et aux pays qui leur apportaient une aide.
Interview extraite de La Chronique de janvier 2015
Quelle est l’origine et l’ampleur de la prolifération des milices en Libye ?
Tout d’abord la guerre civile de 2011 qui a conduit à la chute du régime Kadhafi s’est articulée autour d’une multitude de conflits locaux. C’est donc au niveau local que les Libyens se sont constitués en milices autour de familles de notables dans les grandes villes comme Misrata, Benghazi, Zawiya, ou par tribus en zone rurale. Ce regroupement sur la base des « identités primaires » (n’excluant pas la constitution de milices principalement dans l’Est autour de chefs issus de l’opposition islamiste) est donc apparu dès le début de l’insurrection. On évalue à environ 40 000 (sans compter les miliciens pro-Kadhafi) le nombre des miliciens qui ont ainsi combattu le régime. À la chute de celui-ci, il n’y avait plus ni armée ni police ni État. Un grand nombre d’armes a circulé après le pillage des dépôts. Dans les zones qui n’avaient pas pris part à ces conflits, comme certains quartiers de Tripoli, de nouvelles milices se sont formées en l’absence de structures sécuritaires. Insurgées de la 25e heure, elles se sont parfois réclamées de la révolution. Dans les anciennes zones pro-kadhafistes, les habitants se sont aussi organisés en milices après la mort de Kadhafi. Aujourd’hui, le nombre d’hommes en armes est évalué entre 200 000 et 300 000.
Quid de l’armée libyenne avant et après la révolution ?
En Libye, Kadhafi avait toujours veillé à écarter l’armée du pouvoir. Il existait donc d’un côté une armée « régulière » sous-entraînée, et largement déconsidérée et de l’autre les gardes prétoriennes bien équipées et entraînées, commandées par des membres de tribus ou de groupes proches de Kadhafi (Qadadfas, Magariha, Touaregs, Awlad Sliman…). L’armée s’est en quelque sorte « volatilisée » en 2011. Une nouvelle « élite » militaire issue des rangs des milices, douée d’une forte légitimité « révolutionnaire », auréolée du prestige des combats de 2011 s’est opposée dès le départ à la réintégration d’officiers ayant servi l’ancien régime, fussent-ils des « défecteurs » de la première heure qui avaient aussi combattu le régime en 2011.
Quelles sont les lignes de clivages actuelles ?
Je n’aime pas beaucoup la grille de lecture privilégiant une opposition idéologique entre le camp des « libéraux » et celui des « islamistes » même si des clivages d’obédience religieuse existent. En réalité, la première faction, « L’Aube de la Libye », regroupe des insurgés des grandes katibas (brigades) urbaines de Benghazi, Misrata, Zawiya qui ont fait le coup de feu très tôt en 2011… Nombre de leurs chefs sont islamistes, issus de courants différents, plutôt nationalistes (et non internationalistes comme les djihadistes d’Al Qaida), porteurs d’un projet unitaire pour le pays (et non fédéraliste). Le second camp se définit comme « libéral nationaliste ». Leur bras armé est constitué d’officiers ainsi que de politiciens de l’ancien régime, touchés par la loi d’exclusion politique. Ce deuxième camp rallie aussi des tribus bédouines qui, par pragmatisme, rejettent l’islam politique urbain. Le clivage entre les deux camps recoupe donc également une ligne de fracture entre porteurs d’une tradition citadine et ruraux attachés à leurs traditions bédouines.
Qui gouverne alors ?
À ce jour, on est en présence de deux Parlements et de deux gouvernements. En mai dernier, dans un contexte de tensions entre le Conseil National Général (CNG-Parlement) et le gouvernement, le général Haftar, avec le soutien d’anciens officiers, des fédéralistes de Cyrénaïque et de quelques tribus ralliées dans l’Est, a décidé d’interrompre par la force le processus de construction politique. Il a lancé l’opération « Dignité » visant à « éradiquer » tout ce que le pays compte d’islamistes. Ce général, âgé de 72 ans (ancien commandant sous Kadhafi, exilé de 1987 à 2011 aux États-Unis), a dissous le Congrès National Général (seule assemblée élue de l’ère post-révolutionnaire). Malgré la véritable guerre civile que cette action a déclenchée, des élections se sont tenues en juin avec un taux de participation réel d’environ 15%. Ce nouveau Parlement, pourtant invalidé le 6 novembre par la Cour suprême libyenne, est aujourd’hui reconnu par la communauté internationale comme « seule instance légitime en Libye ». Incapable d’exercer sa souveraineté sur l’ensemble du pays, il s’est installé à Tobrouk, à l’Est, tandis que ses adversaires regroupés sous la bannière d’une coalition baptisée « l’Aube de la Libye » réactivaient de leur côté le CNG qui désignait son propre gouvernement à Tripoli. Au jour d’aujourd’hui, aucune des parties n’a les moyens militaires de l’emporter. En attendant, depuis mai, cette guerre civile a fait 3 000 morts sur une population de 6 millions d’habitants, dont la plupart sont des jeunes de 18 à 30 ans. On compte aussi des dizaines de milliers de déplacés qui ont dû fuir les zones de combat ou ont été victimes de menaces sur la base de leur appartenance géographique ou tribale.
Des associations ont-elles pu émerger ?
Oui, des organisations de défense des droits des femmes, des droits humains ou encore contre la torture n’existant pas sous Kadhafi se sont créées. Mais elles ont très peu de visibilité. La loi des armes prime. On assiste à une militarisation de la société. Avant l’offensive du général Haftar en mai, les affrontements pouvaient encore se réguler à travers l’intervention d’une tierce partie, une milice d’une autre région, par exemple, selon les modes de médiation tribale. On n’était pas dans un affrontement politique où il faut éliminer l’adversaire. Cette situation a basculé au printemps vers une bipolarisation et une violence de proximité puisque, dans les grandes villes, les voisins sont de différentes origines. À la division entre pro et anti-kadhafistes se sont rajoutées d’autres fractures ethniques, politiques, religieuses, villes contre campagnes, Touaregs contre Toubous. On assiste à une extrême fragmentation.
Quel est le rôle des réseaux sociaux dans cette situation volatile et dangereuse ?
Je passe beaucoup de temps à écumer la Toile. On y voit l’imaginaire, le refoulé. Chaque petite milice, tribu, quartier, possède sa page Facebook et s’y retrouve pour diffuser des rumeurs, soutenir sa cause, dénigrer l’autre. Parce que l’on est entre soi, on se lâche sur Facebook.Les réseaux sociaux, qui peuvent être des vecteurs de mobilisation progressiste, sont devenus des vecteurs de haine en Libye. La rue est dangereuse, les lieux de socialisation publics fonctionnent au ralenti – sauf dans le centre de Tripoli –, du coup, les internautes libyens passent des heures sur Internet, à visionner des vidéos très morbides. Les jeunes sont confrontés aux images de martyrs omniprésentes. Quelque chose de tout à fait nouveau dans le monde sunnite.
Quels sont les acquis de la révolution en termes de droits humains ?
En Libye, je ne pense pas qu’il ait eu de réels acquis pour les droits humains. Des milliers de gens sont détenus sans jugement, torturés. Les déplacements de populations, révélateurs de pratiques s’apparentant à du nettoyage ethnique sont plus importants que pendant la guerre de 2011… Le terme de « révolution » pour qualifier l’insurrection libyenne est problématique, il suppose un projet politique, totalement absent à ce jour dans ce pays. Il y a eu un moment révolutionnaire, la chute d’un régime et désormais une guerre civile s’installant dans la durée avec intervention directe d’acteurs extérieurs. Si tant est que la Libye en tant qu’État nation dans sa forme actuelle se maintienne, on peut imaginer ensuite une sorte de « restauration », comme en Égypte ou bien une évolution de type démocratique. Mais il faudra pour ce faire que la culture de la paix l’emporte sur la culture actuelle de la guerre et qu’une identité commune se dégage qui dépasse les identités « primaires » aujourd’hui prédominantes. Et cela prendra sans doute au moins une génération.
Propos recueillis par Aurélie Carton
Interview extraite de La Chronique de janvier 2015. Retrouver le sommaire complet ici