Des milliers de journalistes sont confrontés à des poursuites judiciaires en Turquie, première prison au monde pour les membres de cette profession. Plus de 60 d’entre eux se trouvent aujourd’hui derrière les barreaux. S’ils ne risquent plus d’être assassinés comme dans les années 1990, ils sont désormais soumis au harcèlement de la Justice et beaucoup s’autocensurent. Enquête.
Dans un petit café stambouliote accroché à une rue pentue du quartier de Beyoğlu, le journaliste Çağdas Kaplan spécule sur sa future sentence : « Huit ans de prison ferme », pronostique-t-il, lui qui a déjà passé quinze mois en détention provisoire. Tout en sirotant son thé, il évoque son arrestation à domicile, le 20 décembre 2011. « Dix policiers ont frappé à la porte puis se sont précipités sur mon ordinateur, mes magazines, mon courrier. J’ai présenté ma carte de presse, mais l’un d’eux me l’a confisquée ». Ce jour-là, 46 journalistes sont arrêtés, la plupart travaillaient au sein d’un organe de presse pro-kurde à l’instar de Kaplan, chroniqueur judiciaire de l’agence Dicle. Il a fallu huit mois pour que lui soit signifié le motif exact de son inculpation : « appartenance à un groupe terroriste ». Les preuves incriminées : cinq articles de presse et six reportages pour ROJ TV centrés sur la question kurde. À partir de 2007, dans le sillage d’une série de grands procès contre le « terrorisme »1, des dizaines de journalistes se retrouvent pris dans la nasse judiciaire. Parfois confrontés à vingt ou trente procès simultanés tant les procédures sont longues. Et pas seulement des Kurdes comme en témoigne l’incarcération d’Ahmet Şık, journaliste d’investigation indépendant.
Ce quadragénaire, réputé pour son professionnalisme, est notamment connu pour avoir contribué à dévoiler le réseau Ergenekon, une nébuleuse d’ultranationalistes soupçonnée de complot contre le gouvernement islamo-conservateur actuel de l’AKP. Au moment de son arrestation, le 3 mars 2011, Ahmet Şık était en train de rédiger un nouvel opus intitulé L’Armée de l’Imam mettant en cause la collusion de la police et de la justice turque avec une confrérie islamique. Le premier jet de cet ouvrage sera saisi au cours de la descente policière, ainsi que son carnet de notes, le journal intime de son épouse et même les livres de coloriage de leur enfant. « Ce n’était pas une surprise. Ils font circuler des calomnies vous concernant sur Internet, puis dans les journaux. Je me savais dans le collimateur de la police, sur écoute et je pressentais que mon mail était piraté. Par précaution, j’avais envoyé une version de mon livre à un ami à l’étranger », explique-t-il, libre mais en attente d’un jugement définitif après treize mois de détention provisoire. Des documents officiels envoyés par l’institution judiciaire à Ahmet Şık dans le cadre de son enquête journalistique sur Ergenekon sont retournés contre lui comme preuves de sa culpabilité ! Un comble. On lui reproche aujourd’hui de faire la promotion d’un complot qu’il a lui-même mis à jour dans ses articles. Une accusation qui tombe sous le coup de la législation anti-terroriste.
Harcèlement judiciaire
« Sous le label de l’anti-terrorisme, une procédure pénale peut être déclenchée contre tous ceux qui représentent un danger potentiel, non pas physique mais politique, pour le pouvoir », analyse Ahmet Insel, professeur à l’Université de Galatasaray. Cette loi d’exception, mise en œuvre dans les années noires du conflit avec le PKK, renforcée après le 11 septembre 2001, est sortie quasi indemne de la refonte du Code pénal initiée en 2005, sous la pression de l’Union européenne. Or ce texte offre une définition floue du terrorisme laissant une très large marge d’interprétation au juge, propice à tous les abus. La justice ou la police n’ont nul besoin de fournir les preuves d’une action violente, ni de trouver des armes pour accuser une personne d’être terroriste. Certes les quatre récents paquets de réformes lancés à partir de 2011 ont apporté quelques améliorations : aujourd’hui, citer les propos de l’ancien leader du PKK Öcalan en faisant précéder son nom de « Monsieur », n’est plus un acte criminel comme c’était encore le cas jusqu’en juillet 2012 ! Mais, selon Andrew Gardner, chercheur sur la Turquie pour Amnesty International, de telles réformes sont insuffisantes et les résistances sont fortes. Ainsi, la réduction du recours à la détention préventive, permettant à certains inculpés d’éviter la case prison, reste largement ignorée par les juges. « Pour améliorer la situation de la liberté d’expression, il faut des changements plus radicaux », souligne Andrew Gardner qui n’hésite pas à parler de « harcèlement judiciaire ». Une accusation réfutée par le Vice-Premier ministre Bülent Arınç, interrogé à Paris au printemps dernier sur cette situation : « La plupart des journalistes poursuivis sont membres d’une organisation terroriste armée ou leur apportent un appui ». Fermer le ban.
Conséquence : l’autocensure tend à se généraliser. D’autant que la structuration des grands groupes médiatiques en Turquie aggrave cette tendance. Une dizaine de conglomérats bien en cour utilisent les médias pour renforcer leur présence dans le système économique : banque, importations automobiles, assurances, BTP. Or ces grands patrons tiennent à conserver de bons rapports avec les ministères et le gouvernement, sources essentielles de commandes publiques et de contrats juteux. En particulier dans ce contexte florissant d’un pays en pleine « Trente glorieuses » qui ouvre des mégas chantiers un peu partout. « Difficile de faire une enquête sur la dégradation environnementale liée à la construction d’une centrale hydroélectrique quand le patron de votre média est aussi à la tête d’une grande entreprise du bâtiment », explique Erol Önderoğlu, en charge des rapports sur la liberté d’expression pour l’agence Bianet news et correspondant de RSF. Sans parler de contrôles fiscaux « collés » à certains groupes de presse que des observateurs jugent motivés par des enjeux politiques. « Vrai ou faux, ce climat malsain entretient la défiance et le silence », estime le chercheur d’Amnesty International. Un climat aggravé par la série de scandales fin 2013.
L’affaire des pingouins
Ce conflit d’intérêt apparaît au grand jour lors des manifestations appelées « mouvement de Gezi » du nom du parc où elles ont commencé le 28 mai 2013. Rappelons le mutisme de la plupart des grands médias turcs, pendant les premiers jours de la mobilisation populaire sur la place Taksim. Un mouvement de protestation, dirigé au départ contre un projet urbanistique imposé par le pouvoir, qui s’est amplifié face l’extrême violence de la répression policière. Alors que les médias internationaux montrent des dizaines de milliers de manifestants affluant sur la place Taksim le 1er juin, la chaîne d’information CNN-Türk diffuse de son côté un documentaire sur la vie des pingouins. Ce décalage déclenchera une vague de colère contre ces médias « vendus au pouvoir » conduisant certains directeurs de l’information à faire leur mea culpa. Au risque de se retrouver viré ! Selon l’Union des journalistes de Turquie, au moins 22 personnes travaillant pour un média ont été licenciées et 37 obligées de démissionner à l’issue du « mouvement de Gezi ». Un coup de balai qu’explique aussi la fragilité de la protection de cette profession. Si les syndicats existent, ils restent faibles, sans convention collective et leur création se trouve soumise à des conditions drastiques. Cette situation est encore plus difficile pour les journalistes des petites villes d’Anatolie.
Il existe, bien sûr, des journaux critiques envers le parti au pouvoir, mais pour l’essentiel, leur diffusion reste confidentielle ou représente un courant très « nationaliste » préférant la diatribe à l’analyse. « C’est du y a qu’à, faut qu’on, très populiste », ironise le chroniqueur Cengiz Aktar, qui mise sur l’essor de la presse numérique avec l’émergence d’un nouveau style de journalisme fondé sur les blogs, Facebook et Twitter. « Avec Gezi, les gens ont pris conscience de la nécessité d’une information directe, non filtrée par ces grands médias. On s’est rendu compte du rôle central joué par les réseaux sociaux », analyse en écho Ahmet Insel. Le Premier ministre Erdoğan a d’ailleurs très vite pris conscience du potentiel de ces nouveaux médias en déclarant cet été : « La menace, aujourd’hui, s’appelle Twitter. C’est là que se répandent les plus gros mensonges. Les réseaux sociaux sont la pire menace pour la société ». Parallèlement, le gouvernement mobilisait pourtant 6 000 adhérents du parti pour porter la parole d’État sur… Twitter, Facebook, YouTube et Instagram !
Aurélie Carton
Diffusé en avant première sur Mediapart, cet article sera publié dans La Chronique, mensuel d'information et d'action sur les droits humains d'Amnesty International, dont le numéro de février sera consacré à la Turquie.
1/Les procès Ergenekon et Balyoz contre l’État profond turc (collusion entre des éléments de l’armée et du crime organisé) sont soupçonnés de visées politiques.