IL est urgent de détromper C. Malabou. À R. Godin
Dans une tribune du supplément économique du Monde du 14 Juin, la philosophe nous explique pourquoi elle soutient la « Déclaration d’indépendance monétaire » des usagers des monnaies électroniques. Le langage des initiés qui parle d’un tournant anarchiste du capitalisme lui plaît. La philosophe ne s’embarrasse pas du lien avec l’idéologie libertarienne de l’auto-régulation et de la concurrence. Tout ceci n'est pas l'essentiel puisque ce tournant anarchiste à valeur de signe d’une crise du capitalisme et d’ouverture utopique au post-capitalisme…
NON, NON, NON. L’indépendance monétaire n’est pas là. L’utopie déjà réalisée, se situe ailleurs: dans des systèmes monétaires où la monnaie n’est pas équivalent général. Dans des communautés cosmopolitiques, où la monnaie est fabriquée pour valoriser des mode de vie et les pratiques qui les soutiennent. Reprenons quelques arguments.
« Le capitalisme amorce aujourd’hui son tournant anarchiste » Que faire avec cette phrase ? Reconnaître d’abord avec C. Malabou que la monnaie et la finance ont changé le capitalisme du XXe siècle. La monnaie n’est plus référencée sur un bien précieux. C’est un signe que l’Etat garantit légalement. Cela n’empêche pas la circulation de moyens d’échange matériels et immatériels, diversifiés, légaux ou non, dans des circuits différents, loin du monde global des supermarchés, des distributeurs et des comptoirs de change d’aéroport.
Un peu de recul historique permettrait de voir que les cryptomonnaies n’ont en réalité rien de nouveaux mais ont simplement réinventé l’étalon or. Catherine Malabou le conteste d’emblée ; mais a t-elle raison ? « Les cryptomonnaies sont totalement dématérialisées, sans actif tangible. Ici, la valeur, qui ne se limite pas au prix ni au taux de change, provient d’une donnée effective et symbolique à la fois : la fiabilité algorithmique, qui remplace la confiance humaine ».
Si on regarde ce que faisait l’or à la monnaie ; que constate-ton ? L’or était ( est encore) un moyen de paiement et une réserve de valeur, garantie par elle-même ; puisque communément accepté comme moyen d’échange, capable de pouvoir être échangée par n’importe qui, dans n’importe quel pays, sans besoin de garantie étatique ; et dont la quantité en tant que matière naturelle est tendanciellement limitée. Pas de confiance humaine, ni de fiabilité algorithmique : une objectalité qui tient lieu d’objectivité : garantie technique naturalisée, une évidence, historiquement construite.
Avec la cryptomonnaie, cette garantie est analogue. La blockchain et les mineurs de bit extraient la valeur en la créant. Comme pour l’or, le bitcoin par exemple, ne doit pas seulement être produit par les mineurs, il doit être créé en tant que monnaie. Créer de la monnaie est un acte non technique, c’est un acte institutionnel. Le bitcoin a été conçu pour être une monnaie, il y a eu là un acte instituant. Une convention passée entre des gens décidant de créer une contre-monnaie par rapports aux monnaies étatiques, et de s’en servir pour se passer des autres monnaies. On sait qu’une entité au nom énigmatiquement japonisant représente la personne morale, un collectif, qui a décidé de l’acte instituant..
Les méthodes d’extraction horizontale du bitcoin, garantissent peut être la transparence sur la quantité de monnaie créée. La transparence est ancrée dans le block d’extraction, comme elle l’était avant dans la pépite. L’or est de l’or, le bit du bit. Voilà la transparence. Elle dissimule son acte de naissance instituant. Mais elle efface aussi les conditions réelles de son fonctionnement.
Considérer que la transparence se substitue à la confiance ; n’est-ce pas la plus grande illusion ? Or ou bit, ou travail, une valeur suppose une accord collectif et une stabilité. Tel est le sens nominal du terme valeur. La transparence dans les modalités de création extractive des bit par les mineurs, fonctionne comme une méthode de construction des conditions d’acceptation collective stable. La monnaie d’Etat, utilise la légalité comme méthode d’acceptation, et sa souveraineté de création monétaire. Les deux jouent sur la quantité de monnaie émise. C’est ce crédo de la quantité comme condition de la mesure de la valeur qui est visé par la blockchain. Mais la volatilité de ces monnaies signale la même chose que sur n’importe quel marché, l’indice d’un combat entre défiance et confiance.
Ce n’est donc pas dans les conditions horizontale de sa multiplication que la cryptomonnaie peut trouver la garantie de son acceptation, c’est dans la volonté instituée par quelques uns de soustraire cette monnaie au règles qui régissent les autres monnaies nationales. IL s’agit bien d’adhérer ou non à ce projet, de partager une finalité. Mais à quelles fins cette monnaie a-t-elle été créée ? Là, il faut bien le reconnaître, si le comment est appréciable, le pourquoi de la création de cette monnaie manque de transparence.
Ce qui met en évidence que la transparence n’est pas une modalité de la confiance, elle est la modalité d’un contrat passé par les mineurs. La confiance est ailleurs. La blockchain soustrairait-elle la monnaie à l’empire du fétichisme ? On peut en douter. Après tout l’anarchie c’est au minimum ni maître, ni Dieu avant que de se réduire au sans Etat. Ici, on multiplie les garanties objectives contre une défiance possible, mais on n’élimine en rien la potentialité de la méfiance. IL y a donc bien un maître du jeu, qui a défini la quantité des bitcoins ; qui définit le code de la chaine. Pas si nouveau que cela dans son fonctionnement, la cryptomonnaie est néanmoins virtuelle. Mais en ce sens non plus elle n’est pas nouvelle. Les cryptomonnaies sont des scripto-monnaies comme les autres. Seule la signature a changé, dans le cas des bitcoins, la communauté des mineurs et des usagers garantit le cours et la valeur de la monnaie.
L’horizontalité de la monnaie est constitutive de son fonctionnement, de la circulation de toute monnaie qui, quelle que soit sa matérialité électronique ou scintillante, est avant tout signe institué. La transparence ne joue qu’ au niveau des conditions d’acceptation. Convention veut dire que sans l’acceptation des autres, la monnaie n’est qu’un symbole vide, un fétiche désacralisé, monnaie morte. Le pouvoir de l’argent, c’est le pouvoir d’achat. Il doit s’actualiser dans une transaction, c’est elle qui sanctionne la valeur de la monnaie, horizontalement. Ce qui définit précisément l’horizontalité : c’est l’acceptation partagée. Que la monnaie soit ou non créée de façon transparente, soustraite aux manipulations de cours, aux rognages divers, ou à la planche à billet légale, son horizontalité n’est qu’un mécanisme de renforcement de la décision qui lui donné le jour.
La cryptomonnaie est produite par une convention référencée aux usages et mœurs d’une communauté d’usager. Aristote en donnait déjà la définition. Alors quid du lien avec la géographie et l’anarchie capitaliste ? La blockchain garantissant à chacun des usagers la transparence de ces cours. Comme disait Simmel pour des monnaies métalliques, l’argent est une traite tirée sur la société tout entière. Au moins celle des usagers. Mais ce n’est pas n’importe qui, ni moi, ni C. Malabou semble-t-il, ne saurions vraiment utiliser les ordinateurs capables de miner. Par ailleurs, pour ma part, je ne le ferais pas, car je me fie aux études actuelles qui estiment que le coût énergétique du bitcoin a nécessité 30,25 TWh d'électricité en 2017, soit une consommation supérieure à celle de 159 pays. Le tournant du capitalisme c’est le capitalo-scène qui le décrit, pas la monnaie virtuelle ; et ce tournant là est autrement plus destabilisateur pour les capitalistes qui comme nous, sont tenus de se nourrir, de respirer, et d’occuper l’étendue d’un espace fait de matière.
Que les libertariens rêvent, n’est pas un scoop, que ce rêve soit dystopique, F. Pessoa et son Banquier anarchiste, l’avait bien montré en 1922. Dans sa courte nouvelle en forme dialoguée, un anarchiste s’explique pourquoi il a décidé de devenir banquier afin de réaliser dès à présent, les conditions de l’anarchie sociale à laquelle il aspire, mais qu’il n’attend pas de la révolution. Pour lui, l’action collective stratégique visant la conquête du pouvoir ne peut éviter de dégénérer en tyrannie ; agir pour et par la liberté, c’est commencer par se libérer individuellement. Or l’argent est précisément ce qui permet individuellement de se libérer de la société tout en grimpant sur ses épaules. Riche, il peut se délivrer de l’aliénation sociale autrement que le capitaliste accumulateur, puisqu’il détient encore les instruments du pouvoir marchand et militaire. Banquier, il ouvre et ferme les robinets d’argent dont l’entrepreneur et l’Etat ont besoin pour asservir les hommes. Mais lui-même n’ajoute rien à l’oppression d’ensemble, il joue des flux existants. Le système l’a absorbé, sans le détruire. Sa micro-anarchie n’est qu’un discours fatigué. Voilà le libertarisme capitaliste. Il institue des équivalents généraux, qui territorialisent par le mode production d’accumulation d’équivalents, tout comme l’Etat. IL n’y a rien là d’un fonctionnement monétaire anarchiste.
Catherine Malabou le sait bien ; comment peut elle y voir encore un risque pour le capitalisme ? Quelle que soit la limite technique garantissant une auto-régulation de la valeur de la monnaie, c’est le fait que de la monnaie s’impose comme équivalent général dans des échanges entre biens et personnes qui marque une verticalité rendu opaque. Que cette verticalité soit celle de l’Etat ou de l’Urstaat, tout le reste en découle, la technique aussi ; ce qui impose une limite objective à la quantité en circulation vient après le geste instituant de création d’une monnaie, du périmètre et des mœurs des marchés et des sphères sacrées où elle circule.
Le blockchain ne change rien à la définition de la monnaie comme équivalent général. En cela elle n’invente rien qui soit en rupture avec l’étatisation des rapports monétaires, quand le néolibéralisme autrichien prône le recours aux normes et l’interventionnisme pour la création de nouveaux marchés et l’organisation d’une pure concurrence. Marx rappelle que toute monnaie est un candidat pour devenir monnaie mondiale dans la concurrence entre les Etats. Ne pas changer la notion d’équivalent général, c’est infiniment reproduire une monnaie capital cumulable, fétichisant le rapport aux marchés et ce qui s’y écoule. Si un point de rupture, un tournant éventuel est à considérer dans une déclaration d’indépendance ; il serait dans la déconstruction des équivalences.
Les monnaies alternatives le font déjà. Cryptomonnaies composées conventionnellement par des communautés décidant horizontalement de valoriser un rapport sans rapport, sans possibilité d’équivalence au monde capitaliste de l’équivalent. Monnaie de temps, de sel, de sol, de sourire. Elles partent d'une confiance dans le monde. Elles tranchent contre l’Etat et contre le capitalisme, avec des outillages électroniques ou parfois seulement avec un bout de papier et un vieux crayon à mine.