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Billet de blog 21 novembre 2021

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DÉTRUIRE DIT-IEL Conseils de lecture.

Back to violence ? Tumultes 57 dynamite les évidences. B.Ogilvie tire la violence capitaliste à la racine. A.Birnbaum résiste par une colère profane. Benjamin et Bataille rodent. F.Rambeau mise sur les insurrections, V.Gay et J.S.Carbonel sur les contre-violences au Travail, V.Gago sur la grève féministe, S.Dayan-Herzbrun, M.Löwy et E.Varikas sur les Contre-violence policières. L’hiver est là.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’omniprésence aujourd’hui du thème de « la » violence renvoie à la difficulté grandissante, pour nous, de l’investir et de la saisir depuis un point d’extériorité aux reconfigurations que lui impriment les développements de l’ordre mondial. Dans l’économie de la violence généralisée, les violences de la sphère politique classique, étatique, se combinent de façon continue et discrétionnaire avec celle de la globalisation du capital : logiques d’exclusion internes et externes aux États, régions entières où la guerre est endémique, opposition en miroir du capital comme religion et d’une religion politisée en un sens catastrophique et réactionnaire. Mais plus crucialement, ce qui est en cause dans cette violence de la valorisation débridée, c’est son allure spécifique de contre-révolution sans ennemi, qui tend à reléguer toutes les aspirations qui lui sont hétérogènes vers un seuil impolitique.

Dans le premier monde, cet impolitique est la cible de tous les discours d’une adhésion à la violence aggravée du droit ou de la police et de la dénonciation de toutes les violences qui y contreviennent. Être contre « la » violence en ce sens, c’est tout simplement exacerber la soumission au monopole de la violence exercé par l’État. L’absentement de la politique, thématisé depuis les années quatre-vingt-dix, se prolonge désormais dans un discours qui prône l’exclusion de la violence, au mépris de toutes les contre-violences qui persistent contre la brutalité étatique, en élargissement constant. Les guerres du Moyen-Orient ont généré une violence perpétuelle, ravageuse, dont les oppositions surdéterminées obturent toutes les émergences de forces hétérogènes aux logiques stratégiques internationales informant les combats. Guerres contre la population, vies rendues strictement invivables, politiques sécuritaires intrusives : la liste peut s’allonger à souhait.

Comment ne pas s’en tenir à ce sombre portrait, comment ne pas simplement corroborer discursivement cette violence étendue à l’échelle du globe ? C’est cette question qui a motivé le choix de consacrer un numéro de Tumultes à la violence. Plutôt que de confirmer ce diagnostic, diviser une nouvelle fois les pratiques de la violence. On se propose donc d’abord simplement de rompre avec la continuité discursive qui s’empresse de rattacher ces violences errantes à l’ordre qu’elles perturbent. Au lieu d’y retrouver ou d’y reconnaître la victoire de l’impolitique, discerner dans leurs occurrences rebelles les seuils où l’action violente soustrait la force subjective de la politique à ses surdéterminations économico-politiques. Et où, réciproquement, ces violences systématiquement condamnées comme émeutières, vouées à l’immédiat ou transies d’affects, réactivent un point qui s’excepte de l’ordre existant, ou plutôt, qui revient en lui comme le déraillement de sa mesure supposée omnisciente. Quand elle a lieu, une telle violence échappe à l’ordre des raisons : elle vient d’un désir sans lequel jamais l’émancipation ne commence ni ne recommence. 

Dans un texte célèbre, Genet distinguait violence et brutalité, il rappelait que le procès fait à la RAF (Rote Armee Fraktion) et à sa violence politique, dans l’Allemagne fédérale et dans toute l’Europe et l’Amérique, servait à masquer la brutalité propre à la structure du juridique. La distinction de Genet défait le présupposé d’un accord entre moyens et fins qui prétend fonder la légitimité de la violence juridique, aussi bien en son dedans, dans sa constitution étatique, que sur ses bords, dans son rapport aux violences extérieures, hostiles, qui lui contreviennent. Ces violences ne sauraient mimer la brutalité étatique sans perdre ce qui les en distingue. Il ne s’agit alors ni de « surmonter » la violence en la légalisant, ni de se laisser happer dans une spirale de néant, mais de commencer par repenser à la croisée des chemins les agencements violents en prise avec l’inventivité qu’appellent leurs décadrages.

Les articles de ce numéro ne s’accordent ni sur l’appréhension de ces violences errantes, ni sur la façon de les traiter. Tous, cependant, tentent de différencier une violence autre sur fond des violences, directes ou indirectes mais toujours brutales, qui nous sont faites par les reconfigurations actuelles du capital. Tous, par conséquent, rejettent l’hypothèse d’un état « d’absence de violence » dont nous aurions été exclus, que nous aurions à rejoindre, et qui n’est jamais qu’une rationalisation de la pacification de l’ordre, ou aujourd’hui de la « modernisation », le nom naturalisé de l’illimitation des logiques de valorisation. Pour celles-ci il n’y a plus désormais aucun dehors, comme le montre la virulence de la situation actuelle.
À travers le prisme de l’illimité la pandémie n’est pas tant une catastrophe, ni un obstacle, qu’un élément nouveau à transformer en occasion : l’occasion d’amplifier les procédures de contrôle et de privatisation des populations spécifiques au capitalisme algorithmique, couplée à celle de capitaliser des « brevets », d’aggraver l’emprise sur le vivant.

Aborder la violence du côté de la subjectivation politique oblige à poser un double problème : celui de la dimension d’affect de la violence, que sa limitation aux situations sociales qui l’expliquent ne peut que neutraliser ; et celui de l’exercice d’une violence juste, que sa formalisation juridique ne peut que refouler.

Comment déplier ces dimensions ? Les violences policières comme la violence émeutière ou les affrontements civils de la planète sont assortis d’images de corps engagés surmédiatisés ; images aussi frappantes qu’insignifiantes dans la mesure où elles n’illustrent qu’un seul récit, celui de la disparition du système représentatif. Elles se doublent d’un discours de guerre, d’une rationalisation étatique dont le maître mot est celui de la crise : crise sociale, crise économique, crise de la représentation, crise de la civilisation. Les discours de la souveraineté défaite, menacée par la financiarisation et la globalisation, affaiblie par la contestation de « l’Occident », font de la rationalité sécuritaire le principe de cette crise.

Si l’on refuse ce scénario, si l’on cesse de réduire les désordres à l’ordre censé les produire, et qu’on les appréhende en revanche dans leur hétérogénéité, on y rencontre des modes de subjectivation violents (tactiques et formes de vie, stratégies, militance, auto-organisation) réveillant, chaque fois à nouveau, les potentialités et les légitimités d’emprunts faits au « répertoire » des formes populaires d’action collective, redessinant les formes et les modalités, les objets et les degrés de la violence politique.

Comment élaborer la relation d’antagonisme à l’adversaire politique sans reproduire ou mimer la courbure étatique des institutions existantes (ni retomber dans les caricatures qu’en proposent le gangstérisme) ? La violence est inhérente à la subjectivation politique, elle en est une possibilité nécessaire, non pas une simple éventualité, mais un trait structurel. Car l’interruption directe de la loi constitue une des épreuves de la subjectivation politique ; ce qu’occultent les théories qui conçoivent la subjectivation politique exclusivement comme un processus de symbolisation. De même, penser la violence du côté de la subjectivation politique implique d’explorer ses rapports à l’affect, au langage, à la colère, à la ruse, au courage, sous peine de reconduire la coïncidence de la violence et de la haine. « Démolir ce qui existe, non pour l’amour des décombres mais pour l’amour des chemins qui les traversent et se fraient en eux[1]. »

Violences, Tumultes n0 57, Octobre 2021 (pdf, 135.7 kB)

[1]. Walter Benjamin, « Le caractère destructeur » [1931], trad. R. Rochlitz, Œuvres II, Paris, Gallimard, 2000, p. 330-332.

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