L'on dit que l'on mesure le degré de maturité d'un peuple, à l'aune de sa capacité à faire preuve de sang-froid dans les moments tragiques, sensibles ou difficiles.
Ici, nous allons nous attarder l'espace de quelques instants sur un phénomène qui touche en particulier les sociétés musulmanes, à savoir le caractère étonnamment fusionnel, passionnel qu'elles peuvent souvent entretenir avec leurs dirigeants, notamment lorsque ces derniers viennent à disparaître.
En effet, lorsque des monarques, officiers militaires ayant pris le pouvoir, des présidents à vie de père en fils, viennent à mourir ce qui est somme toute naturelle et dans la logique des choses, alors on assiste souvent dans les grandes villes des pays musulmans, notamment au Maghreb et au Machrek, à des scènes de tristesse surréalistes, où l'on peut voir des personnes s'arracher les cheveux, se griffer la peau, se mordre jusqu'au sang, se frapper la poitrine, hurler de douleur et de désespoir face à la perte de celui qui certes dirige le pays, mais n'a pas vraiment de lien avec les dites personnes.
Dans des pays, des sociétés où les dirigeants sont quasiment déifiés, où les citoyens sont soumis depuis l'enfance à une propagande que l'on rencontre durant tout son parcours, il devient difficile d'être un tant soit peu distant, constructif quant aux mérites, prouesses de ces dirigeants tant vantés. L'on voit bien que ces pays baignent dans des propagandes, à côtés desquelles la propagande soviétique passerait pour du pop art!
Non contents de simplement annoncer la mort du dirigeant chéri, noble fils de la nation, sa mort est souvent suivi d'un deuil de plusieurs dizaines de jours, pour rappeler à ces peuples, à ces citoyens, sujets, à cette populace combien ils doivent pleurer la mort de celui qui avait encore il y a peu droit de vie ou de mort sur eux.
Il n'y a qu'à voir les scènes de détresse qui s'étaient emparées des rues d'Alger, du Caire, de Damas, d'Amman, ou d'autres villes, lorsque survinrent les morts de Boumediène, Nasser, Hafez el Assad, ou du roi Hussein de Jordanie.
Que l'on annonce la mort d'un dirigeant, que l'on veuille même lui témoigner, rendre hommage même dans les pays démocratiques, les plus avancés sur le plan des droits humains n'est pas quelque chose d'exceptionnel, c'est même quelque chose de normal. Mais de là à en faire tout un protocole scénarisé à l'extrême, avec les mêmes scènes qui se répètent, d'année en année, de décennie en décennie est un phénomène sur lequel on peut légitimement s'interroger, et qui peut conduire à désespérer de voir les sociétés musulmanes accéder un jour à la maturité, à la conscience citoyenne sage et raisonnée.
En outre, lorsque même des années plus tard, l'on ose émettre des réserves, des doutes, voire même des critiques envers ce dirigeant dont l'ombre plane toujours ombrageusement, nul besoin de la police ici pour s'opposer à un avis légitime, mais l'on se voit opposer un réflexe de défense, d'éloge pavlovien de la part de ce même citoyen, d'une longue énumération des œuvres homériques accomplis par ce dirigeant, de la part de ce pauvre quidam nourri au suc mortifère de la propagande d'état.
Une des clefs d'accès des sociétés musulmanes vers la démocratie, vers une société plus ouverte, porteuse d'espoir, passe entre autres par une prise de distance par rapport aux dirigeants, bien que les portraits de ces derniers continuent de paraître en bonne place dans les rues, et grands axes routiers dans ces pays.
Anass ASSANOUSSI