La définition de la notion de « réfugié » s’est construite progressivement comme une catégorie juridique et politique, à mesure que la question migratoire a été institutionnalisée comme un « problème » nécessitant une réponse internationale.
Cette catégorisation ne peut être dissociée de l’émergence d’acteurs périphériques tels que les passeurs, qui se sont imposés comme figures incontournables des mobilités contemporaines. À Calais, où l’on dénombrait entre 7 000 et 10 000 réfugiés au plus fort de la crise migratoire, leur présence est indissociable de l’activité des passeurs, dont certains sont eux-mêmes des exilés jouant un rôle d’intermédiaires au sein des réseaux locaux.
Le bidonville de Calais, qualifié de « ville dans la ville », illustre cette interdépendance. Il comptait plus de 70 commerces en 2016 et constituait un espace social où se rencontraient réfugiés, bénévoles et passeurs. Ces derniers proposent des services à des tarifs allant de 500 euros, pour des passages dans des camions, à plus de 10 000 euros pour des traversées « garanties » avec la complicité d’un chauffeur. Cette économie parallèle repose largement sur l’endettement forcé, notamment des mineurs isolés, particulièrement vulnérables aux réseaux de traite et d’exploitation.
Les passeurs exercent sur ces populations un rapport de domination économique et psychologique. L’asymétrie des relations entre passeurs et réfugiés se manifeste par des pratiques de persuasion qui exploitent l’état de vulnérabilité émotionnelle des exilés : fatigue du parcours migratoire, isolement social et absence d’alternatives légales crédibles. Ainsi, les passeurs ne se contentent pas de répondre à une demande ; ils l’entretiennent, alimentant des « espérances migratoires » souvent illusoires
Le renforcement du contrôle aux frontières joue également un rôle central dans ce mécanisme. Plus les politiques migratoires sont restrictives, plus elles augmentent la dépendance des réfugiés envers les réseaux clandestins. L’absence de voies légales d’accès au Royaume-Uni contribue ainsi directement au développement de l’activité des passeurs. Les investissements récents dans la surveillance frontalière, tels que les accords franco-britanniques pour le renforcement des dispositifs de contrôle, participent paradoxalement à l’accroissement de leur pouvoir en rendant tout passage autonome quasi impossible.
Cette dynamique éclaire la difficulté à dissocier les figures du réfugié et du passeur. Loin d’être de simples criminels extérieurs au phénomène migratoire, les passeurs sont une production directe des politiques de fermeture des frontières et des logiques de précarisation qui en découlent. Comprendre cette interdépendance, où exploitation et nécessité coexistent, permet de dépasser les discours simplistes de criminalisation et de mieux appréhender la complexité des mobilités contemporaines.
La diversité des profils de passeurs et leur impossible objectivation scientifique
L’identification scientifique et politique des passeurs constitue un défi majeur, en raison de la multiplicité des profils et des facteurs qui structurent leur activité. Contrairement à une représentation uniforme, les passeurs ne s’auto-identifient pas comme criminels ; ils adoptent souvent des appellations valorisantes telles que « transporteurs », « fournisseurs de services », « facilitateurs » ou même « sauveurs ». Cette hétérogénéité reflète la complexité des réseaux qui les organisent : ainsi, les structures impliquées dans les traversées maritimes diffèrent de celles qui permettent le franchissement terrestre, notamment en Libye, région d’origine d’une large part des exilés présents à Calais.
La dimension transnationale de ces réseaux implique que les motivations et les modes d’action des passeurs varient considérablement selon les contextes. Toutefois, la littérature académique souligne un déficit marqué de recherches centrées sur leurs profils : « La littérature examinée montre un manque évident d'informations sur le profil des passeurs de migrants, la plupart des travaux se concentrant sur l'organisation du processus de contrebande lui-même » (UNODC, 2011).
Facteurs structurels et contraintes légales
Plusieurs éléments expliquent la difficulté à identifier les passeurs. En premier lieu, leur activité illégale les conduit à agir dans la clandestinité : utilisation de faux noms, recours à des papiers falsifiés, délégation à des intermédiaires, voire instrumentalisation de mineurs. Cette invisibilisation est renforcée par leur proximité avec les réfugiés, qui rend leur distinction sociale et juridique d’autant plus complexe.
En second lieu, leurs motivations sont multiples. L’appât du gain constitue l’un des principaux moteurs, notamment dans des zones où l’activité migratoire se superpose à d’autres formes de criminalité organisée. À Dunkerque, troisième port de France, l’économie souterraine de l’aide au passage coexiste avec le trafic de stupéfiants : en 2021, plus d’une tonne de cocaïne y a été saisie. Cette accumulation de ressources financières favorise la pérennisation et l’expansion de ces réseaux.
Cependant, tous les passeurs ne sont pas des acteurs mafieux. Certains sont eux-mêmes des réfugiés, contraints de participer à l’aide au passage pour financer leur propre traversée ou soutenir leurs proches. Enfin, une troisième catégorie correspond à l’intégration dans des structures criminelles établies. Ainsi, les réseaux de passeurs, observés notamment à Istanbul, « coexistent avec les organisations criminelles, exerçant un effet multiplicateur pour ces dernières, les milices ou encore les groupes armés ».
Un acteur du marché noir aux multiples visages
La figure du passeur se situe donc à l’intersection entre économie informelle, stratégies de survie et réseaux criminels internationaux. Elle est façonnée par la clandestinité, la diversification des motivations et l’intrication avec d’autres acteurs (mafias, réfugiés, ONG). Cette pluralité explique l’absence de définition stabilisée et souligne l’urgence de développer des approches méthodologiques capables de saisir cette complexité.
Une criminalisation de l’humanitarisme qui tend à renforcer l’activité des passeurs
En France, le manque de moyens des ONG et la délégitimation de leurs actions dans le discours politique et médiatique
Depuis plusieurs années, la France connaît une tension croissante autour des acteurs humanitaires impliqués dans l’assistance aux exilés. Certaines organisations non gouvernementales (ONG) se voient délégitimées, accusées d’alimenter la présence des migrants sur le territoire national. Ce phénomène s’inscrit dans un cadre légal et discursif plus large, marqué notamment par la notion de « délit de solidarité ».
Le « délit de solidarité » désigne l'application de l'article L. 622-1 du Code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (CESEDA), qui sanctionne toute personne apportant une aide à l'entrée, à la circulation ou au séjour irrégulier d'un étranger en France. Bien que cette disposition ait pour objectif initial de lutter contre les réseaux criminels, elle a eu pour effet indirect de fragiliser juridiquement certaines actions humanitaires. Des affaires médiatisées telles que celles de Cédric Herrou et Pierre-Alain Mannoni ont illustré ces tensions : en 2017, Herrou a été condamné par la cour d'appel d'Aix-en-Provence à quatre mois de prison avec sursis et 1 000 € d’amende, tandis que Mannoni a écopé de deux mois avec sursis pour avoir transporté des migrants.
En 2018, une réforme législative a introduit une exemption dite « humanitaire » permettant d’écarter les poursuites pour certaines formes d’aide. Toutefois, cette exemption reste partielle et soumise à interprétation, maintenant un climat d’incertitude juridique pour les bénévoles et les ONG.
Mesures administratives restrictives et criminalisation implicite
Parallèlement à ces évolutions juridiques, les pouvoirs publics ont adopté des mesures administratives directement contraignantes. L’exemple le plus marquant est celui de l’arrêté préfectoral du 10 septembre 2020, interdisant temporairement la distribution de nourriture dans plusieurs zones de Calais, au nom du « maintien de l’ordre public » et de « la salubrité ». Plusieurs associations ont dénoncé ce texte, estimant qu’il portait atteinte à la dignité humaine et avait pour effet de renforcer la vulnérabilité des exilés.
Depuis 2016, les ONG et bénévoles rapportent également des pressions policières croissantes : intimidations, contrôles abusifs, voire entraves physiques à leurs opérations (Human Rights Watch, 2021). À Calais, des dispositifs matériels tels que la pose de rochers empêchant l’accès aux zones de regroupement des exilés ont été dénoncés comme une stratégie délibérée d’entrave humanitaire.
“Depuis 2016, les aidants, qu'ils soient associatifs ou citoyens, affirment être l'objet de pressions croissantes de la part des autorités publiques dans le but d'entraver leurs activités humanitaires auprès des personnes migrantes. Outre l'interdiction de la distribution de boissons et de denrées alimentaires en certains lieux de la ville de Calais, ceux-ci témoignent de comportements abusifs des forces de l'ordre à leur encontre. A cet égard, la mairie de Calais a ordonné en décembre 2020 la pose de rochers ne permettant plus aux associations de se rendre sur ce site très fréquenté par les personnes exilées parce ce qu'elles y trouvaient un accès aux besoins essentiels.” Rejet du recours contre l'arrêté "anti-repas" à Calais, Dalloz.
Ces pratiques conduisent à un double effet :
- Réduction de l’aide directe (nourriture, hébergement, soutien juridique), qui accentue la précarité des exilés.
- Renforcement de l’emprise des réseaux de passeurs, qui apparaissent alors comme la seule « solution » disponible pour franchir la frontière.
Un paradoxe sécuritaire
La focalisation des autorités sur les ONG semble avoir un effet contre-productif. En stigmatisant ou en entravant les initiatives humanitaires, l’État contribue à accroître la dépendance des migrants vis-à-vis des passeurs. Ce phénomène alimente l’émergence d’un véritable marché noir migratoire, dont la logique repose sur l’absence d’alternatives légales et sur le durcissement policier.
Par ailleurs, les opérations répétées de démantèlement de campements par les forces de l’ordre (CRS) à Calais et Grande-Synthe illustrent l’inefficacité des mesures coercitives :
« Chaque semaine, les CRS interviennent, détruisent les tentes et déplacent les exilés de quelques kilomètres. Après chaque opération, les camps se reforment au même endroit. » (Témoignage d’un bénévole, 2021)
Ces pratiques, qualifiées par certaines associations de « harcèlement administratif », ne réduisent pas les flux migratoires mais accroissent la vulnérabilité des migrants et, par conséquent, l’opportunité économique pour les passeurs.
ONG et passeurs : deux logiques antagonistes
Enfin, il convient de souligner que les politiques de délégitimation des ONG se fondent souvent sur un amalgame avec l’activité des passeurs. Or, cette assimilation est infondée : si les ONG visent à réduire les risques et à garantir les droits fondamentaux, les passeurs exploitent au contraire la précarité et l’absence de voies légales pour maximiser leurs profits. Pourtant, en fragilisant les premières, l’État contribue indirectement à renforcer les seconds.
En Europe, le débat autour de l’aide aux réfugiés et l’impact vertueux sur l’activité grandissante des passeurs.
Amnesty International a publié en 2021 un rapport alarmant de la situation du punissement de l’humanitarisme :
“De nombreux cas concernent la criminalisation des actes de solidarité envers les personnes déjà présentes en Europe, telles que les personnes démunies qui ne peuvent accéder aux biens et services essentiels, y compris la nourriture, l'eau, l'assainissement, les soins de santé et le logement en raison de leur statut irrégulier. Les comportements qui ont été criminalisés ou autrement restreints ou sanctionnés comprennent : fournir de l'eau, de la nourriture, des tentes et l'accès à l'assainissement dans le nord de la France ; et offrir un abri, y compris aux demandeurs d'asile en attente d'une décision sur leur recours, en Suisse.”
La victimisation dont font face les ONG ne se passe pas qu’en France, mais bien plus largement en Europe. Cela peut notamment s’expliquer par le fait que les gouvernements considèrent que certaines ONG peuvent compromettre la sécurité nationale en aidant les nouveaux venus, en particulier dans les pays autoritaires dirigés par l’extrême droite.
Effectivement, la sécurité nationale et l’immigration sont les principaux thèmes portés par cette idéologie mettant alors en place des réformes de plus en plus dangereuses, portant atteinte aux droits fondamentaux ou encore à l’Etat de droit. De plus, l’intervention moins présente des organisations humanitaires conduit à une mise en danger plus importante des réfugiés face aux réseaux de passeurs. Cela les rend plus vulnérables aux abus et à l’exploitation, situation dont les passeurs n’hésitent pas à tirer parti afin d’augmenter leurs tarifs et imposer des conditions encore plus dangereuses et précaires. L’objectif des associations présentes sur les différents camps est tout d’abord d’apporter une aide vitale aux réfugiés, mais aussi de les empêcher de prendre des risques trop importants par rapport notamment à la météo.
Cela pose un obstacle plutôt important aux passeurs qui veulent tout mettre en œuvre pour que les réfugiés tentent de passer, indépendamment de savoir si leur trajet va bien se dérouler. La criminalisation des organisations humanitaires dans le discours public et politique met en péril la vie des réfugiés en leur empêchant d’accéder à des ressources vitales pour leur survie tout en invisibilisant les pratiques mises en place par les passeurs afin d’augmenter leur chiffre d’affaire et la demande dont ils bénéficient.
En Grèce par exemple, la facilitation de l’entrée irrégulière sans aucun gain matériel est traitée comme une infraction pénale et non comme une infraction administrative. Cela remet profondément en question la législation en vigueur contre les passeurs, puisque les bénévoles aidant les réfugiés à traverser sont perçus selon la loi grecque comme des passeurs à part entière.
De plus, la loi grecque est en contradiction avec la définition du droit international en matière de trafic illicite, en ce qu'elle considère l'objectif d'obtenir un "avantage financier ou autre avantage matériel" comme une circonstance aggravante plutôt que comme un élément constitutif du crime
Ces mesures et lois découragent les réfugiés d’entrer en Europe mais ont causé l’augmentation de l’utilisation des passeurs, leur permettant de pérénisser leur système et de faire de leurs réseaux, des réseaux presque intouchables.
En somme, en ne faisant pas la différence en termes juridictionnels des passeurs et des associations humanitaires, les gouvernements européens tendent à développer une idéologie des bénévoles comme des passeurs, rendant difficile à l’échelle scientifique l’identification du passeur.