ALEJANDRA

Martin l’observait, ébloui. Il contemplait sa chevelure très noire sur sa peau mate et pâle, son long corps anguleux… Cette grande bouche dédaigneuse, ce mélange d’avidité et d’ennui, de violence et d’une sorte d’absence, de sensualité presque féroce et de dégoût général et profond, tout cela donnait à son expression un caractère qu’on ne pouvait oublier. Elle était autre chose que belle. Ou plutôt, il ne pouvait être sûr qu’elle ait été belle. C’était quelque chose d’à part et qui exerçait un puissant attrait. Elle avait un certain air à la fois absent et concentré, comme si elle réfléchissait à une question angoissante ou se scrutait elle-même, et celui qui la croisait devait sûrement se demander: qui est cette femme? Que cherche-t-elle? À quoi pense-t-elle? *                   Un certain nombre d’auteurs, nous dit Deleuze, nous présente souvent les données d’une situation où sont des personnages, mais indiquent plus profondément que la situation cache elle-même les données d’une question plus urgente encore, et les personnages ARRÊTENT TOUT pour la découvrir.       Bien des fois, Martin devait la voir ainsi absente, les yeux ouverts, active même, mais ailleurs, comme guidée par quelque puissance lointaine. Soudain, elle dit en regardant Vania:      - J’AIME CEUX QUI N’ONT PAS RÉUSSI. ET TOI ?     Il se mit à méditer sur cette étrange profession de foi:     - LE TRIOMPHE, poursuivit-elle, A TOUJOURS QUELQUE CHOSE DE VULGAIRE ET D’AFFREUX.  Après un moment de silence, elle conclut:   - QUE SERAIT CE PAYS SI TOUT LE MONDE TRIOMPHAIT ! J’AIME MIEUX NE PAS Y PENSER. L’ÉCHEC DE BEAUCOUP DE PERSONNES NOUS SAUVE UN PEU*.  *Ernesto Sabato, Héros et tombes (Alejandra), Paris, Le Seuil, 1967; 1996; in: A.B.,  Soies brisées, Paris, Hermann, 1999.