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Ce qui interpelle d’abord dans l’écriture d’une fausse couche, c’est le mot en lui-même. Aux antipodes du mélodieux, sa sonorité nous semble désagréable. Le mot “couche” revêt une dimension assez enfantine de la chose. Le faire précéder de “fausse” contribue à l’abrutir encore plus.
D’après le sénateur Martin Lévrier “L'expression « fausse couche » est jugée stigmatisante par les associations mais celle d'interruption spontanée de grossesse, consacrée médicalement, demeure méconnue.”
Inaudible dans un premier temps, la fausse couche étreint parallèlement une certaine logique de mutisme. A la différence de l’IVG, elle est l’isolée des discussions collectives. Le dictionnaire Larousse n’en propose aucune définition alors que “fausse-route” y apparaît.
En poursuivant nos recherches, on réalise par ailleurs que son voisin étymologique le plus proche en latin s’agit d’abortus ou “avortement”. Le procédé est pourtant distinct bien qu'il résulte, dans les deux cas, d’une interruption de la grossesse. Quelle est la cause fondamentale de cet appauvrissement sémantique? Avons-nous banalisé la fausse couche ou cela découle-t-il tout simplement d’un désintérêt continuel envers le sujet ? L’absence d’un équivalent parfait en latin témoigne-t-il de l’amalgame entre fausse couche et avortement, perpétué par notre civilisation ? Aussi pertinentes soient elles, ces questions s’enlisent toujours dans les limbes de l’insouciance. La fausse couche s’évanouit ainsi dans le silence glacial de l’indifférence la plus totale.
Au gré des mots, il convient de rappeler qu’en 2022 selon Le Monde, une grossesse sur quatre se solde par une fausse couche dans les vingt-deux premières semaines d’aménorrhée. Une femme sur dix risque de la subir au cours de sa vie. Chaque année, quelque 200 000 françaises traversent cette épreuve.
Ces chiffres sont alarmants et pourtant, la fausse couche apparaît encore comme une colonne absente de l’édifice du débat public. Certes, pour remédier au problème, le Sénat a voté à l’unanimité le 04 Mai 2023 une proposition de loi pour mieux prendre en charge les victimes. Néanmoins, notre interprétation sémantique de ce terme rappelle que son manque de considération est profondément lié à des difficultés de libération de la parole. Dans une société où aborder ce sujet reste tabou, les femmes se condamnent à l’autocensure. Écrire la fausse couche comme on écrit de l’amour reste d’une complexité sans équivoque.
Ecrire l'innommable
Dans son essai intitulé “Qu’est-ce que la littérature ?”, le philosophe existentialiste Jean Paul Sartre définit l’acte d’écriture comme un moyen d’exprimer et de témoigner son existence. En ce faisant, l’écrivain est l’homme qui nomme ce qui n’a pas encore été nommé. Cependant, est-il possible de donner un nom au choc traumatique qui s’endigue dans un tabou continuel? Selon une psychologue (anonyme), les victimes d’une fausse couche se heurtent à un mutisme contraignant quant au choix des mots, censés ponctuer l'évènement.
Face à l'impossibilité de recueillir un récit structuré en phrases, la psychologue suggère aux victimes de dessiner, ou d’écrire des termes au hasard. Ce procédé s’inscrit ainsi dans une volonté de réappropriation de la parole, bien qu’un double constat s’impose. L’incapacité de dévoiler en mots ce qui a été vécu est liée au choc émotionnel subi sur le moment, et à un fort sentiment de réticence et de silence, qui contribuent à entretenir la honte et la culpabilité des victimes.
La question du rapport au corps
Aux confins de l’indicible, lorsque les mots désertent les lèvres et que le langage est prisonnier d’une invisible geôle, une réappropriation de la parole doit nécessairement passer par la réappropriation du corps féminin. Sous-jacentes à cette volonté résident des causes plus substantielles. En l’absence d’un Dieu (Dieu est mort, Friedrich Nietzsche et la notion du nihilisme) ou d’une instance politique à blâmer, les victimes auraient tourné leur mépris vers leur propre corps.
Le rapport des femmes à la corporalité n’est pas seulement le fruit de l'endoctrinement sociétal qu’elles ont intériorisé. En effet, il est d'abord lié à leurs introspections, qui résultent du traumatisme subi. Dans une interview accordée à Konbini le 15 juillet 2022, une victime déclare: “Je disais à mon compagnon : je suis un cimetière.” Le fait de disposer d’un corps destiné à porter la vie infirme, pour certaines d'entres elles, l’acceptation de la mort. “Cette fausse couche, je l’ai aussi ressentie un peu comme une trahison (...) Je pense que j’en ai voulu à mon corps, et que c’était plus facile d’essayer d’effacer une partie de mon corps qui, en occurrence, était mon ventre…” affirme une mère de famille dans une interview avec LeHuffPost le 20 février 2022.
Simone de Beauvoir, qui fut sans rebondissement la pionnière du féminisme moderne, voulait replacer le corps au centre de la pensée. A ses yeux, hommes et femmes étaient supposés vivre leur corporalité comme des égaux. Cependant, le corps sexuel et procréateur de la femme ne lui a pas permis de jouir de cette liberté, contrairement au sexe opposé. Cela induit donc un rapport différent à la corporalité. La plupart du temps, l’homme éprouve des difficultés à saisir pleinement les implications physiques et émotionnelles de la fausse couche, bien que ce ne soit pas systématique.
Une source anonyme parle d’une réaction qui lui a semblé invraisemblable de la part de ses homologues masculins. Ces derniers, las de ses “crises d'hystérie”, en viennent à donner leur avis sur le problème sans prendre suffisamment de recul, leur seul référent étant la mystification du corps féminin. Notre source nous cite ainsi des propos qui auraient mis en doute l’exactitude de son récit. Toutefois, en faisant sauter le verrou de la vérité, la même phrase finit par s’échapper de leurs bouches: “Désolé, je ne sais pas quoi dire, je ne veux pas dire n’importe quoi.” Dans leur méconnaissance du problème, les hommes se seraient-ils aussi condamnés à l’autocensure ?
Se taire, car la société l’exige
C’est à la société qu’incombe la responsabilité du silence. Si les “1 femme sur 4” s’abstiennent de délier la langue, c’est naturellement car cette institution répressive bride le dialogue sur la fausse couche. D’une part, l’accident s’apparente souvent à une banalité, une éventuelle tragédie. D’autre part, on dirige le mépris vers la victime qui n’aurait pas suffisamment accompli son devoir de porteuse de la vie, même si la fausse couche est involontaire. Dès lors, on l’accuse d’avoir participé à l’érosion du contrat social. En 2018, le journaliste Hugo Clément réalisait un reportage pour Konbini, sur l’incarcération des femmes au Salvador, en raison d’un délit d’avortement ou de fausse couche.
Parmi les détenues, Alba Lorena Rodriguez Santos avait été condamnée à 30 ans pour délit d’homicide aggravé. La jeune femme de 29 ans, dont le jugement avait été rendu neuf ans plus tôt, se retrouvait en prison pour une fausse couche survenue au bout de cinq mois de grossesse (qui résultait d’un viol collectif). Epuisée, comprenant que sa voix était vaine, elle s’était longtemps résignée au silence. Pour autant, en raison de leur vision puritaine et catholique, les Salvadoriens persistent à manifester une sorte d’indifférence à l’égard du sort de ces femmes. Leur affliction est écartée en faveur d’une sanctuarisation importante de la vie qu’elles ont jadis portée. L’invisibilisation de la fausse couche au sein du débat public s’explique alors par une volonté d’étouffer la question, en considérant les injonctions de la société comme une sorte de fatalité, impossible à contredire.
Un chemin possible vers la libération de la parole ?
Le 27 Mars 2022, Le Monde publie une tribune intitulée « Finissons-en avec l’expression “faire une fausse couche”, parce que rien n’est faux, et que tout est vrai ». Au-delà des revendications qu’elle apporte, ce qui forge l’admiration dans ce papier d’opinion est bien évidemment le choix du titre. A cette fin, la fausse couche peut cesser d’être une chimère lorsqu’on s’évertue à la nommer pour ce qu’elle est réellement: une interruption spontanée de la grossesse. Il s’agit d’une étape inéluctable. Libérer la parole signifie être, avant toute chose, en face de l’objet mis à nu pour le saisir. Et cela rejoint finalement une citation d’Annie Ernaux qui est la suivante: "D'avoir vécu une chose, quelle qu'elle soit, donne le droit imprescriptible de l'écrire."
Anjara Andriambelo