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Billet de blog 6 mars 2016

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ACTUALITE DU POLAR

Série d'articles sur la littérature policière

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     L'un des mécanismes essentiels de légitimation et d'entretien de nos représentations de la délinquance est la constitution de ce domaine des fictions policières comme véritable culture. L'actualité battant son plein et le grand succès de cette culture vont alors pouvoir se prévaloir d'une valeur de vérité : le récit policier nous instruit de ce qui est, de ce que nous sommes et du monde dans lequel nous vivons. Ah ouais ? Ben c'est ce qu'on va voir...Les récits policiers ne peuvent ni être considérés comme les simples et naturels descendants des feuilles volantes et des Mystères de Paris, ni acceptés comme répondant à une attirance naturelle pour le crime à satisfaire continûment. Aujourd'hui, leur pregnance, leur distribution sur différents supports, leur diffusion par différents discours réclament une réévaluation de leur impact et de leur fonction.Ce singulier divertissement s'organise à travers des jeux de savoirs-pouvoirs particuliers.
   On le lit, on le voit, on le sait : le crime donne lieu à une extraordinaire production et consommation dans l'industrie du divertissement. Les romans policiers débordent des rayons de librairie et sont le type d'ouvrages le plus lu ; on assiste non plus à l'émergence mais à la multiplication sans fin des séries policières télévisées, des émissions consacrées aux enquêtes criminelles et aux faits divers, et des sites spécialisés sur les tueurs et les polars. Abondance réorchestrée par l'organisation de prix littéraires ou filmiques, d'événements culturels grand public tels que la Nuit des Serial-killers et les festivals de romans policiers où auteurs, spécialistes, professionnels, amateurs érudits ou profanes sanctifient leur domaine de prédilection.
    Ce domaine se soutient d'une riche tradition. L'histoire classique de la narration policière se divise en trois grands moments : au roman-feuilleton criminel des journaux du XIXème, succède et s'établit comme genre plus noble le roman à énigmes. Les portes des manoirs et des salons bourgeois s'ouvrent et se referment sur des scènes de crime dont la résolution constituera l'art d'un enquêteur dilettante de génie. Sa puissance rationnelle s'appliquant à l'interprétation sans faille du moindre signe, consacrera ce genre comme « divertissement intellectuel ». Puis dans les années 20, les mauvais garçons américains sonnent la charge contre la conception du crime destinée à fournir leurs lectures aux vieilles dames et midinettes du grand monde. Suffit des huis clos, des poisons tropicaux et mystères résolus. Le roman noir se veut le roman du crime réel, de la rue, de nos rues, chargé de violence et d'angoisse. Il se peuple de toute cette « faune trouble »1 droguée et alcoolisée des gangsters organisés ou à la petite semaine, des détectives désargentés, des dangereuses manipulatrices, des flics et politiciens véreux, tous profiteurs et victimes d'un monde dans lequel « (…) personne ne peut marcher tranquillement le long d'une rue noire parce que la loi et l'ordre sont des choses dont on parle mais qu'on ne met pas en pratique. »2. Les valeurs morales affichées des institutions sont dissoutes par la révélation de la gangrène corruptrice et bien des auteurs et personnages de romans noirs sont jugés dangereusement subversifs et anarchistes. Enfin, la fin des années 60 en France voit naître le néo-polar, genre revendiqué comme gauchiste qui, reprenant au roman noir son ironie pessimiste et la motif de la description du sous-sol de nos sociétés comme révélateur de leurs mécanismes fondamentaux, se charge en plus des thèmes du terrorisme d'Etat et de l’extrême-droite. Ces récits se veulent être « les contes du fascisme ordinaire », les histoires d'une violence structurelle à l'oeuvre, définissant et écrasant les vécus.

    Les récits d'aujourd'hui reprennent et actualisent les thèmes historiques principaux de l'enquêteur génial et de la révélation des magouilles. Ils s'affairent autant à réhabiliter le système juridico-policier qu'à montrer la corruption ambiante des institutions et des mœurs. Sont valorisés les moyens « scientifiques » mis en œuvre pour identifier et traquer les délinquants, et les personnalités policières auxquelles cette dure tâche incombe. Tous ces savoirs rehaussent la condition policière en donnant à son action une assise, une permission érudite validée par la loi. De même, les envers du décor selon l'expression consacrée, sont sondés, perpétuant le regard du roman noir sur la société. L'hypocrisie dominante y est dénoncée par la monstration des petits et grands arrangements des gouvernants et de la pègre avec la loi commune, dénonciation toujours incarnée par le type du flic « brisé », intègre, pataugeant sans fin dans un marasme existentiel mais dont l'alcoolisme est désormais pris en charge médicalement...
Le discours criminel lui-même et sa promotion intellectuelle  fait intrinsèquement partie de l'ensemble en tant que pendant et justification du travail policier: références à Sade, jouissance du meurtre pour le plaisir et pour le pouvoir, rappel de notre nature fondamentalement criminelle étouffée par les conventions d'un système tout aussi assassin (« le capitalisme tue ») et défense perverse du crime comme une nécessité de survie, un art exigeant, une création plastique et acte transcendant par excellence.4, apanage des assassins de classe.
   Ainsi s'organise le face-à-face police/délinquance à travers des personnages désormais classiques ou nés de l'air du temps : les équipes d'experts en Police Technique et Scientifique et en psychologie criminelle, les commissaires débonnaires, les gendarmes au langage procédurier et les équipes plus brutales, toute d'intuition et de témérité, assumant des pratiques insubordonnées au nom d'un principe supérieur de justice. En face, se déclinent plusieurs types de monstruosité ou d'impuissance, des plus banales aux plus prestigieuses : le basculement progressif de pauvres bougres dans l'horreur du crime, les paumés ou gagnants du parcours délinquant usuel, de coups foireux en coups sanglants, d'une ruelle crasseuse au luxe éphémère, et enfin, le tueur en série à la fureur et au mutisme bestiaux ou au contraire à la cruauté raffinée et au langage ésotérique.
   La production de films, séries, romans policiers-criminels est si dense qu'elle voudrait réclamer bien des distinctions subtiles en vue de son évaluation. Mais on doit d'abord remarquer l'effet principal que cette production suscite : l'excitation. On assiste à des descriptions enthousiastes de la variété et de l'effervescence de la « galaxie polar ». Le polar aujourd'hui, il y en a pour tous les goûts : « violent, gai, homosexuel, sérieux, déjanté, hallucinogène, ennuyeux, grandiose, politique ou, très chic, albanais. »5 ; collections spécialisées de romans de procédure policière, noirs, parodiques, politiques, ethnographiques (?) , thrillers, faits divers romancés, polars pour enfants même (collection la Souris noire). Et le procédé de l'enquête policière sert de support à des incursions dans l'histoire des hommes et des idées (polars historiques, scientifiques, philosophiques). Et l'on s'enchante de cette « pandémie heureuse », et l'on s'enchante de cette « invasion consentie »6...Mais cette tonalité d'ensemble qui se ravit d'une atmosphère trépidante paraît tout à fait inconséquente. Tout d'abord, la soi-disant variété n'est que l'éternelle répétition du même et de surcroît de plus en plus mal écrite. L'ennui n'est cependant pas grand chose face à l'aspect saisissant de ce qui fait tant succès aujourd'hui : la quasi-totalité de ces récits se veulent être l'écho médiatique des sciences dominantes construisant le criminel comme personnalité d'autant plus dangereuse qu'elle est foncièrement pathologique, malade. Aussi, tant de redondances consensuelles se félicitant de l'intérêt et de la richesse de la culture policière sont bien suspectes. Elles entérinent l'adoption d'un point de vue policier sur le phénomène criminel voilé par des considérations de bon sens ou scientifiques, oublié au profit des intrigues. Subrepticement ou pas, que ce soit en rendant impressionnant le flair et la dureté de la vie de flic ; en montrant un monde corrompu nécessitant des individus pétris du sens du devoir et de l'honneur pour être assaini ; en décrivant avec fascination des criminels dont la génialité prouve d'autant plus la dangerosité, nous sommes amenés à considérer la criminalité du point de vue de qui se préoccupe de l'identifier, la surveiller, la traquer infiniment, nous partageons ses préoccupations et ses devoirs. L'un des lieux communs des récits policiers montre bien la manière dont nous sommes sollicités à accepter à une bonne gouvernance. C'est la nécessité pendant les enquêtes de devoir « gérer l'opinion publique ». A la gestion de la criminalité comme monde a-part, chasse gardée de la police car affaires de compétences particulières, s'ordonne la gestion de la diffusion des informations sur ce même monde. Par ce biais, les fictions policières établissent toujours fermement le partage gouvernants-gouvernés. De ministères en commissariats et de bureaux de rédaction de journaux en salons feutrés, le contrôle et la manipulation de la foule susceptible de paniques et d'émeutes, complètement asservie aux échecs ou réussites de la police, est gravement organisé. La différence de nature déclinée sur tous les tons entre délinquant et citoyen mène à raffermir celle entre gouvernants et peuple.
1 Francis Lacassin Mythologie du roman policier ; Christian Bourgeois éditeur, 1993 ; p202
2 Ibid ; p 341
4Typiquement, la bande dessinée Moi, assassin de Antonio Altaribba ; éd Denoël, 2014
5Isabelle-Rachel Castel Pleins feux sur le polar ; éd Klincksieck, 2012 ; p17
6Ibid

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