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Billet de blog 9 mars 2023

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Des estomacs féministes

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Son professeur de physique lui a rendu son devoir raté en lui « expliquant » qu’elle était bête parce qu’elle était blonde…

« HAAANNNN…..c’est pas vrai…. » vacillai-je. « Et tu lui as répondu quoi ? ». Évidemment, la seule difficulté pour moi me paraissait de savoir par quelle insulte commencer : « de-quoi-redis-moi-ça-sale-tête-de-cul-de-sadique-sexiste-à-moi-camarades-on-m’agresse-je-vais-t’envoyer-un-inspecteur-et-un-« balance ton prof » à-la-tronche-tu-vas-voir-et-mes-parents-ils-vont-venir-t’expliquer-pourquoi-toi-t’es-bête-et-te-casser-ta-tête… ». Quelque chose comme ça…

« -Alors, alors tu as répondu quoi ?

-Oh ben j’ai rien dit…Je fais pas le poids, moi… » m’a-t-elle répondu avec ce sourire gêné caractéristique de la double-peine des insultes (honteuse d’être insultée et penaude de ne pas s’en défendre), ce petit sourire de môme de 12 ans qui en appelle à un peu de tendresse et de compréhension, ce petit sourire complètement…désarmant, hein c’est cela qu’on dit ?

Eh bien, non, ce coup-là il m’a plutôt réarmée. « Je ne fais pas le poids » : je suis restée stupéfiée par son expression parce que je suis plutôt du genre à tout prendre au pied de la lettre (c’est là où ça fleure le meilleur ou le plus mauvais). J’ai donc pu constater qu’effectivement ma ptiote, tu ne fais pas le poids…1m60 pour allez, quoi, 30 kilos à peine, ça ne suffit pas du tout pour défier l’autorité ça…ça t’arrive de manger des raclettes, des sandwiches falafels, des tartines de miel ? nan ? Tu manges quoi alors ? Un peu de bonbons, un peu de biscottes ( ???) au nutella, pas de sauce dans les pâtes…Ok je vois. Bon. Tu déconnes complètement. Tes jambes sont si maigres que je ne sais pas comment tu tiens debout.

Tes copines non plus d’ailleurs.

Et mes nièces aussi en fait…

Fines, graciles ? Non. Maigres et infirmes, hyperféminisées par leur coiffure et leurs tenues mais décharnées. Comment elles peuvent fournir des efforts physiques et intellectuels ? Ce sont bien des générations de corps amputés qui se fabriquent sous nos yeux dans cette combinaison de sous-nutrition et de malbouffe propre à ne les faire tenir que sur des nerfs pas assez forts donc forcément déjà surmenés.

Nous il y a 30 ans, il me semble qu’on était bien plus replètes que ça, que l’impératif de minceur nous tombait dessus plus tard alors si quelqu’un sait d’où viennent ces hordes de maigrichonnes qui sortent des écoles primaires et des collèges, j’écoute. On a vraiment laissé cet impératif de minceur se déplacer si tôt dans l’âge ? Quel crime ! Quel scandale ! Avec leurs longues tresses et leurs jambes sans muscles, elles sont déjà les victimes de la transmission intergénérationnelle de la peur du poids, de cette peur qui capte tant de temps et d’énergie dans la vie de leurs mères (avec la complicité des pères ou malgré leur lassitude), cette peur obsessionnelle qui régente leur nourriture donc (quoi, quand, quelle quantité, par rapport aux repas d’avant et aux prochains etc),  leurs activités (faire du sport, des abdos, du fitness, encore, encore), leurs rapports sociaux (ouh là pas d’excès aux fêtes), les habits (faut pas faire voir qu’on a grossi), qui rabougrit la perception du corps à une somme variable de kilos à perdre…Cette tenacité et cette fermeté dans le contrôle fichent vraiment des frissons dans le dos : il ne s’agit pas du tout de « se faire belle pour s’aimer, se faire confiance » comme on l’entend trop souvent et qui comme tous les leitmotivs complètement mièvres sont complètement empoisonnés, mais plutôt de passer son temps à se haïr, à se déconstruire, à se harceler. On rêve de ce que cette énergie pourrait produire si elle changeait de but.

Et là dessus, je retiens comme des traîtresses à la cause les actrices « féministes » qui continuent à incarner l’impératif patriarcal de minceur comme constitutif de la beauté. On peut s’enflammer pour Me Too mais s’acharner à ne pas dépasser le 36. Chacune ses contradictions ? Ouais ben elles ont quand même les moyens financiers de simplifier les leurs et de renoncer à faire des pubs idiotes, faut pas déconner…

   Ah mes chères petites, deviendrez-vous vraiment de ces tiges toujours fatiguées, en mauvaise santé et bourrées de psychomatisations, et si malsaines à force de vouloir préserver un corps de pré-pubère pour (se) plaire ?

On sait que ce que l’on avale/daigne faire avaler à nos organismes veut dire tout un tas de trucs en terme d’échange symbolique, de contrôle de l’extériorité, de circuit du don etc, sur les plans anthropologique, psychanalytique, sociologique et là en gros tout cela pue la mort, la faille narcissique de ouf, la distinction sociale (aux pauvres l’obésité et le dégoûtant « laisser-aller » tandis que toi et tes copines allez déjà au spa faire masser vos épaules rachitiques avant de grignoter) et l’ennui existentiel en lequel la société de consommation piège les jeunes (vous voulez pas faire des vraies conneries dangereuses et drôles comme des aventures plutôt que faire encore les magasins en sirotant du coca zéro, par pitié ? Les mecs prennent de l’avance sur vous là…)

   Vies amputées aussi de toutes les fiertés et les possibilités expérimentées par un corps qui ne se vit pas comme une constante menace esthétique. Quand je pense  à tout ce que m’a permis mon corps, je l’adore : il m’a fait faire de longues études, m’a dirigée vers plein de beaux mecs, m’a fait avoir une grossesse normale et un allaitement nickel, me fait jouer au foot avec mon petit, réussit à le porter pour rentrer et tient bien le coup à chaque fois qu’il faut bouriner : expédition poussette à Châtelet (nan merci je peux la porter, même pas lourde), déménagement, travaux de force, attraper le bus (avec la poussette) et échapper aux crs…Tout cela eut été strictement im-po-ssi-ble avec des biscottes et du coca zéro.

Et je l’ai adoré à temps, mon corps. Parce que les cas fréquents d’anorexie mentale sont faciles à pointer mais à l’approche de la quarantaine, j’ai moi-même commencé à changer de regard sur ma gamelle et à développer un rapport complexe chiant avec ma balance (alors que pleins d’autres rapports complexes avec pleins de trucs m’attendaient pour se développer) ; voir son corps plus empesé, plus lourd après les grossesses, l’arrêt du tabac, a fait drôle...On a eu plus de mal à l’aimer ce corps de femme (pas « jeune fille », pas « jeune femme » mais femme tout court avec des fesses et des cuisses enfin mûres), ce corps plus dense, bourrelé d’expériences et chargé d’histoires, on s’est rendu compte qu’on a fait partie des corps minces et nerveux et qu’il allait falloir se désaliéner plus profondément, plus sérieusement des normes des apparences désormais qu’on avait un ventre et pas une planche.

Mais bon c’est fait. Pfiou, j’ai eu chaud…

C’est donc déjà bien compliqué politiquement et physiquement de se frayer un passage sans casse (car enfin combien de femmes on connaît dans nos entourages qui mangent normalement sans jamais avoir prêté attention à leurs poids ? 0 ? 1 ? Voyez la casse…) entre les aliénations de l’adolescence, les insouciances de la jeunesse, entre les combats contre la malbouffe, la sous-bouffe, la surbouffe, la menace de l’orthorexie, le poids épuisant des clichés au quotidien et des mauvaises éducations, le temps qui reviendra peut-être des grèves de la faim par solidarité etc…. Mais tu vas devoir y arriver ma ptiote et ce n’est pas en picorant des biscottes (je m’en remets pas de celle-là…) que tu vas y arriver…

Je vais aller le voir ton prof moi. Mais à une condition : mange. Prends de la place dans l’espace. Prends ta place. Plus tu dévoreras sans complexe, plus tu te défendras contre les agressions. Des muscles vont te pousser et des grandes dents aussi. Une mâchoire, une ossature, une carrure. Une présence.

Et ce que je vais dire à ton prof c’est : « reste-là mon salaud, bouge pas, elle arrive »…

Et si je vois encore l’une d’entre vous se contenter d’une « ptite salade » au resto, je la bouffe (vous, pas la salade). J’en ai marre. L’heure est grave : à peine 30 kilos qu’elles font nos gamines aujourd’hui, à peine 30 kilos je vous dis…

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