« (…) ils étaient comme des diamants purs. Des pierres brutes. Chez eux, on ne trouvait pas de mobiles parasites, de passion aveugle, de panique de dernière minute. Aucun état d'âme qui puisse expliquer, voire excuser, l'acte meurtrier. Rien d'autre que la pulsion de tuer. Froide, isolée, impériale. »1
Le tueur en série est une notion inventée par les profilers du FBI au début des années 80. Le succès retentissant de cette créature dans le domaine de la fiction et des documentaires reprenant et illustrant des descriptions cliniques de plus en plus pointues, en fait complètement oublier cette origine. L'engouement est tel qu'on ne voit plus le tueur en série comme élaboration policière contextualisée mais comme un individu monstrueux existant depuis toujours et pour toujours, que policers et criminologues s'acharnent à analyser pour mieux nous en protéger. On assiste à une inflation délirante des traits d'étrangeté du tueur en série pour faire valoir le danger qu'il représente. Par exemple, les auteurs de fiction n'en finissent pas de lui trouver des rituels à accomplir d'une exigence et d'une sophistication telles que nos désirs courants s'en sentent tout penauds et faignants. Et même les tueurs en série des années 90- début 2000, semblent bien frustes en comparaison de leurs successeurs : simples tueries par balles (Zodiac, Manhunter), simple punition pour les pêchés commis (Seven) ou même simples imitations d'autres crimes (Copycat). Et même si le dépeceur du Silence des agneaux se donne la peine de cultiver une espèce rare de phalène déposée dans la bouche des victimes, cet effort n'est en rien comparable aux procédés actuels. Jugez plutôt : déjà, l'un des attributs en vogue du serial killer, seyant à son ego démesuré, consiste à se dire en communication avec des puissances supérieures, ce qui requiert pas mal de révisions et d'explications de textes fondateurs (des extraits de la Bible, Coran, Talmud et enseignements bouddhiques parsèment les polars). A partir de là, il se met en logique de les défier ou de les provoquer, ce qui là aussi exige sa dose de boulot et de temps mais le tueur en série n'a que cela à faire et à être. Ainsi, le tueur de La ligne noire défie Dieu en versant la sang avec un souci du détail édifiant : interrogatoire serré avec sa « proie » sur les distinctions entre saignement menstruel et saignement de dépucelage 2 ; construction d'une « Chambre de pureté » au fin fond de la jungle thaïlandaise, en laquelle la victime meurt d'une lente asphyxie, couverte de plaies refermées avec de la cire d'abeilles et rouvertes lorsque l'oxygène manque complètement, faisant gicler un sang devenu noir sous le regard extatique de son champion d'apnée d'assassin.. Ainsi, le tueur de Moi, assassin est un professeur d'université étudiant les rapports entre art et cruauté et donc capable de justifier ses meurtres d'une culture des plus impressionnantes. Des meurtres, que dis-je, des actes « transcendants et créatifs » : Bloody painting, puzzle murder, immortalisation de l'anonyme etc...La veine sadomaso se défend aussi : mises en scène de supplices et tortures aux références médiévales, sacrifices cathartiques, esclavagisme sexuel raffiné. En bref, le meurtre en série n'est pas une sinécure mais se défend explicitement comme un art requérant « (…) détermination, sens de la planification, esprit de transgression, concentration, compétences techniques et engagement émotionnel. »3Excusez du peu.
Les complexités des fameux « rituels » exigent alors de non moins fameux « décryptages » en révélant la nécessité et le sens torturés. Et le grand duel, la chasse à l'homme peuvent commencer. Nous allons assister à un combat épique et sans merci des intelligences criminelle et policière. Les termes du profiling et de la psychologie criminelle vont retraduire les éléments laissés par le criminel en informations sur sa personnalité, parvenant peu à peu à l'objectif fondamental : comprendre le tueur, sa vie, « se mettre dans la tête du tueur », créature d'un autre genre et d'un autre langage que le nôtre. Ces théories proposeraient des voies d'accès à des esprits hors-normes et nombre de romans policier et de séries télévisées ont fait de leur emprunt leur thème principal (Esprits criminels, La fureur dans le sang, Dexter, The mentalist...). Le catalogue des anormalités des dangereux prédateurs solitaires, toujours renouvelé et toujours plus minutieux est porteur de tant d'excitation que son moralisme et son absurdité en sont voilés. Si ce sont toujours les mêmes faits qui sont sélectionnes comme porteurs d'explication des comportements (vécu familial, vie sexuelle, pyromanie, expressions de cruauté...)4, cette surenchère dans le détail singulier de pseudo- bizarreries et de leur nom scientifique paraît sans fin, des poses anodines des membres du corps et des regards, des obsessions maniaques aux manières d'être élémentaires. Le générique de la série Dexter est exemplaire en ce sens : les gestes de préparation d'un petit déjeuner et de l'habillement représentent, annoncent le tueur qui tue aussi tranquillement et de la même façon qu'il découpe une orange, fait cuire un steak ou lace ses chaussures. Tout devient révélateur de violence dans l'accomplissement rigoureux d'une toilette matinale.
Plus l'ennemi est construit comme différent et dangereux, plus il requiert de compétences spécialisées incarnées par des personnalités policières aussi extraordinaires que lui : soit le type droit dans ses bottes, sagace, à l'esprit stratège et gravement concentré sur la partie d'échecs en cours ; soit aussi un type plus marginal ou excentrique mais non moins efficace : exemplairement, le Dr Hill de la série La fureur dans le sang , criminologue clinicien, fasciné par ses objets d'études, compréhensif envers eux et dont l'obnubilation le déporte hors la vie quotidienne normale, pour vivre avec aisance dans le monde étrange des malades de l'esprit. On notera l'entourloupe consistant à faire croire qu'un esprit « décalé » est mieux à même de comprendre ces grands malades de tueurs en série, alors que son décalage n'est constitué que d'une conviction passionnée envers des « sciences » durement normatives (organicistes, déterministes etc..). Sa marginalité, c'est le regard scrutateur policier poussé à l'extrême.
L'affrontement est tout autant existentiel. Un grand lieu commun de la fiction policière est le face-à-face oedipien entre le policier et le criminel, un dialogue singulier tenu sur le fil du rasoir. La quête de l'assassin comme quête et mise à l'épreuve de soi représente un élément décisif et troublant de la vie policière. Mais cette difficulté contribue à l'éloge de la vocation. L'obsession de l'enquête qui devient une affaire personnelle et amène à délaisser épouse, enfants, maîtresse, à s'écarter du droit chemin des procédures pour se perdre dans des miroirs déformants, ne fait qu'insister sur la dangerosité du crime, sa puissance de mise en danger des valeurs du travail et de la famille. A un point tel que de terribles reconversions s'opèrent : dans La ligne noire, le journaliste obsédé par l'idée de percer le secret du tueur réussit au point de découvrir sa véritable vocation de tueur et devient à son tour assassin assumé...Robert Ressler, grand maître du profiling américain, avait pourtant prévenu dans son livre sur sa traque des tueurs en série : « Quiconque combat les monstres doit s’assurer qu’il ne devient pas lui-même un monstre. Car, lorsque tu regardes au fond de l’abysse, l’abysse aussi regarde au fond de toi. » (Nietzsche)...
Il y a véritablement lieu de s'interroger sur le sérieux et la frayeur admirative avec lequel ces discours sont énoncés et reçus. Comment et pourquoi des rituels grotesques, des défis d'intelligence puérils peuvent-ils provoquer autant d'impressions de sagacité machiavélique, de profonde gravité, de folie véritable ? Il semble que la croyance en cette vision de la criminalité vienne de ce que cette dernière réponde à un défi contemporain adressé à tous : celui de repousser ses limites, d’accroître ses performances et ses jouissances mais sur des terrains désignés et complètement balisés par le discours du pouvoir médical et entrepreneurial. Ce défi autorisé, c'est d'abord la médecine qui l'exprime relayé par toutes sortes de psychologies et de slogans publicitaires nous incitant à la performance dans les domaines de l' activité sexuelle, salariale, sportive, des jeux cognitifs . Et les activités criminelles sont conçues dans les mêmes termes : mesure du QI, accroissement de plaisir, dépassement de soi, compétences sexuelles5 etc...Les rituels se déroulent pas à pas dans la rhétorique du contrôle et de la maîtrise des pulsions menant progressivement à une jouissance supérieure. Les intelligences entrent en compétition pour accroître leur puissance et se développer à un point insoupçonné, proprement génial ( tel est le qualificatif dont on use face aux bons coups menés de part et d'autre). Le crime se retraduit comme montée d'adrénaline et recherche de puissance, accroissant le succès d'une rhétorique médico-nietzschéenne douteuse où notions médicales côtoient valeurs du surhomme jusqu'à l'équivalence la plus confuse. Ce qui est jugé comme folie délirante et dangereuse n'est qu'un impératif normatif mené à son comble, celui de ne rechercher une intensité à vivre que dans une domination sexuelle et intellectuelle pré-définie par les normes en cours.
Pour désacraliser la fiction, parer à la menace d'une esthétique fascinante, les esprits « responsables » exigent un retour à la réalité telle qu'elle est dans toute son horreur impensable, inhumaine, monstrueuse etc..Ce retour va s'effectuer par le biais de l'insistance sur ce qui fait défaut dans les personnalités des tueurs en série. On passe de l'idée d'un dépassement des capacités à celle du manque de capacités, de la faiblesse, de l'impuissance sur les plans physique et intellectuel. C'est le retournement du tueur en série grand génie du mal en pauvre type, victime au long cours d'une mère abusive ou absente, ayant un besoin éperdu et pathétique de reconnaissance et dont les puissants fantasmes sont une consolation inefficace à des incapacités réelles : « impossibilité d'aimer l'autre » et « incompétence sexuelle ». La frustration explosive, dangereuse est même « démontrée » par le relevé de la taille des pénis inférieure à la moyenne de « vrais » tueurs en série français.6
Retournement également quant à la bestialité du tueur en série. Elle n'est plus conçue sur le mode trop élogieux du prédateur, du grand fauve mais sur le mode de l'idiotie, de l'impuissance à penser, réfléchir, abstraire, communiquer. Ainsi de la thèse de psychologie Serial killers : approche de innommable, validée avec félicitations par les grands noms de la criminologie (J.M. Labadie), où l'auteure argue de l'absence d'âme comme définissant structurellement le tueur en série et ses compagnons généalogiques : vampires, corps-machines du XIXème, résurgence du néandertalien dépourvu d'intériorité réflexive (Lombroso). Il n'a pas d'âme, tel est le terme utilisé et le constat scientifique établi. En découle qu'il soit inapprochable, inommable, inguérissable : « En devenant serial killer, il devient le corps sans âme et renonce par là-même au statut d'être pensable. »7
Le surenchérissement tant des excès que des défauts des tueurs en série, relancé tant par les fictions que les rapporteurs des dures réalités « du terrain » reste d'un ridicule dangereux. Ces malheureux pantins doivent supporter d'être crées et jugés par un public et des savants prompts à leur faire payer cher la fascination qu'ils suscitent.
1Jean-Christophe Grangé La ligne noire ; éd. Albin Michel, 2006 ; p.48
2Ibid ; p.164 ( « (…) as-tu regardé, après l'acte, les traces de toi-même laissées entre les draps ? As-tu eu ce regard discret (…) sur ces quelques parcelles de toi-même que tu abandonnais à jamais ? (…) Ce sang perdu c'était un peu de ton âme que tu sacrifiais. (…) Comment est ton sang menstruel ? Comment vis-tu ce flux régulier ? »)
3Antonio Altaribba Moi, assassin ; éd Denoël, 2014; p.6
4Le Livre noir des serial killers de Stéphane Bourgoin, spécialiste « mondial » de la question, concentre tous les récits de vie autour de la famille et du sexe, du sexe et de la famille, à un point étouffant et écoeurant qui fait d'autant plus ressortir la vanité et l'artifice de ce genre de perception d'un vécu.
5Typologie de profilage des tueurs « organisés » et « désorganisés »
6 Corinne Hermann ((criminologue, avocate) Un tueur peut en cacher un autre. Je reste encore désemparée quant à la question de savoir d'où peuvent venir les susdites mesures, je n'avais pas entendu parler de portraits anthropométriques aussi poussés actuellement..
7Barbara Sarbourg Sérial-killers : Approche de l'inommable ; éd Books on Demand, 2011 ; p.255