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Billet de blog 14 avril 2016

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Les leçons de la Série Noire

Série d'articles sur la littérature policière

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     « -(…) on se demande tous ce que t’es venu chercher ici
       
-La vérité, tout simplement.
        
-Les flics aussi cherchent la vérité.
         -Non. Ils cherchent des coupables et ça fait une

          sacrée différence. » Le Poulpe 1
   Dans son article de 1966 sur cette collection particulière2, le philosophe Gilles Deleuze promeut la « grandeur » de l'idée de la Série Noire. Ce terme éclatant, brillant fait d'autant plus impression qu'il est en décalage avec la marque de fabrique sordide et volontairement grossière du roman noir : « De l'action, de l'angoisse, de la violence (…), du tabassage et du massacre. »3 Cette grandeur est défendue comme dépassant tous les stéréotypes et mauvais réalismes du genre. Par delà les ambiances bon marché, la Série Noire propose une idée forte et nouvelle sur la police et la criminalité. Cette idée opère rien de moins qu'une réforme de l'entendement de l'honnête homme, c'est-à-dire celui au nom duquel la police vaut comme force de protection et la criminalité comme force malfaisante, celui au nom duquel ces partages se font et se légitiment.
La Série Noire nous apprend que « (…) l'activité policière n'a rien à voir avec une recherche métaphysique ou scientifique de la vérité. »4 Ce lien entre enquête et recherche de la vérité est tant défendu par une tradition et une propagande qu'il paraît évidemment structurel. Seul ce lien en effet, peut permettre de restaurer l'ordre troublé par le crime. Il est la garantie fondamentale du bon déroulement du processus judiciaire, la preuve d'une justice bien rendue. Un litige sur les résultats d'une enquête rend le procès bancal et douteux. D'où vient que le lien entre l'enquête et la vérité se soutient de la référence à la recherche philosophique en matière de raisonnement rigoureux et de dévotion ; se soutient du déploiement de toutes les sciences criminologiques en matière d'expertise empirique. L'enquête comme quête de la vérité est un enjeu si fort même qu'il en vient toujours à retentir dans la vie personnelle de l'enquêteur. Le chemin vers la vérité est parsemé de crises et d'embûches, l'agent s'en trouve envahi et transformé dans sa façon de se voir lui-même. Dans le courage et la douleur, ses origines et son destin lui seront révélés. L'épreuve existentielle que représente l'enquête nécessite une personnalité extraordinaire pour la supporter.
Mais la Série Noire nous apprend que la dimension première de l'enquête est bien plutôt celle de l'erreur. Loin de la ruse implacable et élégante des détectives de génie et gentlemen cambrioleurs, loin des tourments existentiels des passionnés-martyrs de l'investigation, le policier de la Série Noire fonce bille en tête, se plante, repart, redérape et les bandits accumulent ratés et coups foireux. Ça passe son temps à « taper à côté », à piéger, à forcer à l'erreur, à forcer les erreurs. L'enquête se mène par une série de jeux de dupes, de faux-semblants et de distorsions, soutenue par « la grande trinité : délation-corruption-torture »5 : l'une qui bien plus qu'un flair psychologique, fait avancer l'enquête ; l'autre qui a les moyens de se moquer d'un droit à faire valoir la vérité ; et enfin, celle qui ne sert à faire dire que ce que l'on veut entendre. Cette grande trinité manifeste les rapports d'entente profonde et non pas d'affrontement, entre police et criminels. D'un milieu à l'autre, on sait toujours à qui aller demander des informations, qui peut être soudoyé et qui peut être sacrifié. On se connaît bien.
Or, c'est cette imbrication des deux milieux qui va définir l'objet même de l'enquête : la « compensation des erreurs »6. Trouver un équilibre donnant-donnant entre services rendus, trahisons et cadavres pour les deux milieux. La commission au fur et à mesure des erreurs dessine l'ensemble des événements, construit une réalité et a pour effet de déplacer les enjeux de l'enquête : non pas découvrir le vrai mais arranger ce qui s'est passé. Et les choses s'arrangent, l'ordre se rétablit parce qu' « on s'arrange », on s'arrange toujours, and the show could go on. On pense à la scène récurrente du détective lisant la complète réécriture de son affaire dans les journaux, toujours un peu hébété de faire partie de la truquerie.
   Ce rétablissement de l'équilibre « (…) permet à une société (…) de cacher ce qu'elle veut cacher, de montrer ce qu'elle veut montrer, de nier l'évidence et de proclamer l'invraisemblable. » Il « (…) représente la société tout entière dans sa plus haute puissance du faux. »7 Cette puissance du faux n'est pas l'erreur en tant que telle mais l'ensemble des erreurs compensées, un ensemble synergique constituant une force de création et d'imposition de l'invraisemblable. L'esprit dérouté de l'honnête homme a du mal à y croire lorsque l'invraisemblable fissure les apparences sérieuses des enquêtes « diligemment menées » : « mais c'est du n'importe quoi cette affaire ! »Et bien oui, c'est du n'importe quoi et la Série Noire nous fait comprendre que cela n'est rien d'autre que du n'importe quoi mais doué d'une nécessité et d'une efficacité.
En effet, la réflexion change de dimension lorsque la puissance du faux est rapportée à la société dans son ensemble. Il ne s'agit plus de comprendre les rapports policiers-criminels dans le cadre de la définition de l'enquête mais les rapports entre l'ensemble police-criminalité et la société. Rapports de représentation et de reproduction : les bonnes affaires des entreprises comportent toujours une criminalité et la criminalité organisée des sociétés capitalistes est organisée comme une grande entreprise. Les régimes démocratiques et totalitaires se reposent tout autant les uns que les autres sur la grande trinité de l'entente crimino-policière permettant la gestion pondérée des illégalités. D'où le rapport fondamental, dépassant la simple réflexion, de sauvegarde. Une société se sauvegarde dans sa police et dans ses crimes. La maîtrise de la puissance du faux permet la conservation et la préservation de la société. Elle est son ordre de marche. 
   La liaison est donc essentielle entre les pouvoirs économique, politique, policier et criminel. Mais ce lien a un autre nom que celui peut-être trop sublime de puissance du faux. Ce lien est une sinistre farce : la puissance du faux est l'alliage du grotesque et du terrifiant, du terrible et de la clownerie. Les erreurs commises sont excessives et bien piteuses, les arrangements grossiers et mesquins. Mais ce ridicule est intrinsèquement menaçant, ces outrances font d'autant plus ressortir le danger suivant : elles constituent véritablement un art de gouverner. Elles nous dirigent et disposent de nos vies.
Foucault renomme cet alliage autrement : « (…) la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui les produit. »9Montrer le pouvoir comme indigne, grotesque, abject avec ses volontés absurdes, sa police complètement manche, sottement méchante, les défonces orgiaques des puissants, les délires d'obéissance des fonctionnaires, les infâmes petits caprices des bourreaux n'amenuit pas sa force mais manifeste avec d'autant plus d'éclat son inévitabilité, sa violence rigoureuse. Ce n'est pas par des sages que nous sommes les mieux gouvernés, bien au contraire. Et qu'ainsi l'honnête homme se le dise : il ne sera pas épargné par son respect des forces de l'ordre.
    La Série Noire a dissout le lien entre enquête et vérité pour le remplacer par l'équilibration de la puissance du faux. Ses histoires sont des déclinaisons du grotesque et du terrifiant. Aussi la Série Noire n'est pas tant un roman policier qu'une parodie du pouvoir. Et ce n'est qu'en tant que telle qu'elle peut parvenir à susciter et à relancer une puissance d'indignation.
Ce couple de la parodie et de l'indignation fait écho à celui de l'ironie et du scandale usité par Foucault dans sa reprise des récits de prisonniers américains.10 La singularité de ces récits vient de leur « formidable ironie » : pas d'aveu, pas de dénégation, au contraire, une « orgie de délits », les délinquants en rajoutent dans les forfaits, ne peuvent plus s'arrêter, « joueurs plutôt que jouets » éclatant d'un rire énorme. Là s'opère une subversion car ce sont justement les excès de cette délinquance « enragée », acharnée qui font éclater la scandaleuse vérité : la délinquance comme fonctionnant au cœur du système, permise par lui. L'histoire de ces prisonniers ne raconte pas une délinquance de rupture mais des séries de branchements et de dérivations à partir du toléré, un suivi de « pointillés » aménagés. Aussi, « Ce qu'un certain lyrisme appelle les « marges » de la société et qu'on imagine comme un « dehors », ce sont les écarts internes, les petites distances interstitielles qui en permettent le fonctionnement. »11 Ce que les voix « criardes, intarissables, féroces » de ces « Pantagruels de la criminalité » chantent, ce n'est pas la vie de personnalités extraordinaires, c'est le fonctionnement normal du système.
Ces deux textes nous indiquent la même voie : il faut des procédés parodiques et ironiques, c'est-à-dire appuyés, excessifs ( le grotesque des « erreurs », l'orgie de délits) pour faire retour en ce que notre normalité a de scandaleux. L'excès, l'exagération nous déposent devant le réel le plus cru. Les excès de la parodie et de l'ironie sont à rapporter à l'unité du grotesque et du terrifiant, ils sont mobilisés pour l'encaisser, lui faire caisse de résonance et pour lui répondre, y renvoyer. Ce n'est qu'en cela qu'ils peuvent indigner et scandaliser, c'est-à-dire court-circuiter la prise d'habitude des leçons de la Série Noire qui deviennent lieux communs littéraires.
   Cette thématique de l'excès, on la retrouve explicitement d'ailleurs sous la plume des auteurs : Raymond Chandler feuilletant les revues policières des années 20, parle de ce moment où « (…) la narration policière se dépouilla de ses bonnes manières pour devenir sauvage. »12 : écrite sur du mauvais papier, avec « les irritantes couvertures de mauvais goût, les titres balourds », et impérativement dépourvue de finesse de style. De même, San Antonio : « Ce que je veux mettre dans mes livres, c'est une espèce de caricature avec des graffiti pour sous-titre : quelque chose d'énorme, de gras (...) ».13 Et il est frappant de voir aujourd'hui à quel point cette thématique est rejetée. Il faut être fin, subtil, grave, touchant, défendre ou condamner des valeurs. La caricature, le mauvais goût, l'outrance sont impérativement à éviter sous peine d'être jugés irresponsables ou d'inspirer dégoût et mépris. Et là aussi, on mesure ce que l'on y perd : on ne se moque pas, on ne ridiculise pas les rouages et combines du pouvoir, qu'il soit dictatorial ou démocratique. On s'en fascine, on s'en impressionne on en a peur ou on les dénonce avec un sérieux grandiloquent. Pour traiter des rapports de fond entre système légal institué et délinquance, seule l'image du système corrompu et grangréné est mobilisée. Ces rapports sont conçus comme entorses à la morale et à rétablir par les moyens du droit. L'humour ne tient plus qu'à savoir le décalage entre apparences et basses-manoeuvres. Mais les rires dont parlent Deleuze et Foucault sont rapportés à l'alliage du grotesque et terrifiant structurant le pouvoir et donc sont aussi chargés d'annoncer ses menaces. Ce n'est pas vraiment le rire cynique du petit malin à qui on ne la fera pas et en lequel s'entend aussi de lâches compromissions.
Aussi, il n'est pas vrai de dire que l'on ne sait que trop comment les choses se passent et que l'on s'en blase. Soit on l'oublie, soit le retraitement de ce qui fait scandale ( les mensonges d'Etat, les simulacres de procès, les accidents/bavures, les grands arnaqueurs..) dans les termes du droit et de la morale montre suffisamment qu'on n'a rien compris. Aujourd'hui, en nos temps d'hégémonie de la vision policière, la littérature policière se révèle comme participant à l'équilibre de la puissance du faux. Elle en est un élément essentiel : voyez ces experts de la PTS courir après des sérial-killers intronisés grands génies du mal, voyez ces quêtes de vérité rongeant les esprits purs de policiers de bonne foi, voyez nos saluts volontairement dépendants des forces de la police et de la justice.
On ne croit plus à la force de frappe de l'esprit moqueur ? Didier Daeninckx raconte que ses consultations de la main courante et ses récits de la « laborieuse vie institutionnelle » ne lui ont jamais fait encourir de réprimande de la part de la police. Par contre, d'avoir relaté une course-poursuite se soldant pour les policiers par une chute dans une fosse de fientes de volailles et que « (…) le fourgon dans lequel on les avait lavés à grande eau n'avait pu être utilisé quinze jours d'affilée. »14, s'était soldé par une interdiction de consulter la main courante pendant six mois... Une autre leçon pour l'honnête homme : il en faut peu pour vexer la police. Le pouvoir est susceptible.
   Deleuze fixe comme notre tâche de chercher le secret de cette unité du grotesque et du terrifiant, ce dans quoi nous devons avancer.15On peut y voir une reformulation de l'enquête philosophique : non plus découvrir la vérité du crime mais comprendre les ressorts tenaces de la puissance du faux.Foucault fait de la terreur ubuesque une catégorie de l'analyse historico-politique. L'enjeu est majeur en terme de réelle désacralisation du pouvoir et de la délinquance et mérite véritablement d'être tenu pour contrer la neurasthénie cynique contemporaine.

1Patrick Raynal Arrêtez le carrelage ; éd Baleine, 1995 ; p.43

2Gilles Deleuze Philosophie de la Série noire, dans L'île déserte et autres textes ; éd de Minuit, 2002

3Alain Duhamel, fondateur de la collection de la Série noire, cité dans Le Roman criminel de Stefano Benvenuti, Gianni Rizzoni et Michel Lebrun ; éd L'Atalante, 1982 ; p. 152

4Gilles Deleuze Philosophie de la Série noire, dans L'île déserte et autres textes ; éd de Minuit, 2002 ; p.116

5Gilles Deleuze Philosophie de la Série noire, dans L'île déserte et autres textes ; éd de Minuit, 2002 ; p.117

6Ibid ; p.116

7Ibid ; p.117

9Michel Foucault Les anormaux ; Ed Seuil Gallimard, 1999 ; p.12-13

10Michel Foucault Dits et Ecrits tome 2 ; Ed Gallimard, 1994 ; p.688

11 Ibid ; p.688

12 cité dans Le Roman criminel de Stefano Benvenuti, Gianni Rizzoni et Michel Lebrun ; éd L'Atalante, 1982 ; p101

13Frédéric Dard, cité dans Le Roman criminel de Stefano Benvenuti, Gianni Rizzoni et Michel Lebrun ; éd L'Atalante, 1982 ;p.158

14Didier Daeninckx Petit éloge des faits divers ; éd Gallimard, 2008 ; p.14

15Gilles Deleuze Philosophie de la Série noire, dans L'île déserte et autres textes ; éd de Minuit, 2002 ; p.118

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