Nananère (avatar)

Nananère

Abonné·e de Mediapart

21 Billets

0 Édition

Billet de blog 15 mai 2016

Nananère (avatar)

Nananère

Abonné·e de Mediapart

CANNES, DU FESTIVAL AU CARNAVAL : LE GRAND REVE DU PAUVRE

Nananère (avatar)

Nananère

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

   Le festival de Cannes s’est ouvert. On connaît la ritournelle du langage creux s’enchantant des futilités et on sait qu’on va entendre des âneries. Mais on présume naïvement que depuis le temps, on en a pris l’habitude jusqu’à s’en gausser sans rancune. A peine un soupir blasé face au sexisme outrancier avec lequel sont décrits les corps, les allures et les vêtements, c’est vous dire…Mais la parole d'un commentateur du festival datant d'il y a quelques années m'est heureusement revenue à l'esprit pour me sortir de ma torpeur. Il rappelait d’un air fringant et satisfait, l’un des présupposés fondamentaux de ce genre de manifestation : « Les organisateurs du festival ont décidé cette année de surenchérir d’autant plus dans le luxe et le glamour que nous sommes en période de crise et que les gens ont encore plus besoin de rêver. » J'avais stoppé net ma montée des marches, les narines frémissantes. Pas de doute, je venais d’entendre une belle connerie, une vraie connerie c’est-à-dire une idée odieuse qui a convaincu suffisamment de monde pour devenir une évidence passe-partout.
Il va pourtant falloir jouer serré parce que les grands différends ne se jouent et ne se déchaînent que dans ces petits glissements de sens effectués sur des termes qui vous sont chers et qui les rendent pitoyables : oui, on rêve, on fantasme, juste pour rire ou pas. Mais nous faire croire que les organisateurs en ont quelque chose à foutre de notre besoin de rêver, quelle hypocrisie dites-donc, ils ont bon dos « les gens ». Parce que soi-disant destinataires attitrés de tout ce faste, nous en serions la légitimation, et plus il y aurait surenchère de ce dernier, donc insistance sur l’écart entre ces mondanités hyper-exclusives et nos bourses ordinaires, plus nous serions satisfaits. Tout comme sur le plan économique où l’on martèle la nécessité pour une nation de veiller à garder ses riches tant ils nous sont un bienfait utile, dans le domaine du divertissement il faut encore que les pauvres les remercient de les faire rêver, de les laisser respirer les poussières scintillantes qu’ils laissent généreusement échapper depuis cet autre monde qui ne sera jamais le leur. Vous pensiez que ces réunions mondaines fleuraient trop l’esprit d’entre-soi, que tout de même, ce luxe faisait courir un fort risque d’indécence, vous voilà nous seulement aigri mais ingrat. La phrase du commentateur fait montre d'un formidable mépris pour le cinéma en tant qu’art populaire, un art qui ne scelle pas la distance entre le rêve et la réalité mais qui la comble en produisant des fictions valables pour toutes les vies, nous concernant tous intimement.
   Tâchons de ne pas opérer la distinction trop pratique entre Cannes et le vrai cinéma, l’élite pailletée et les œuvres vraiment dignes d’intérêt, les midinettes qui se demandent avec angoisse si DiCaprio est toujours célibataire (oui ?...ouf !) et les amateurs éclairés de l’image. On ne peut pas faire fi de l’intrication du septième art aux processus de sa marchandisation et à leurs effets et s’écœurer du langage people pour en débarrasser notre goût du cinéma. Essayons d’assumer ce dernier comme étant aussi en même temps le goût pour les histoires des splendeurs et des misères des courtisan(e)s de la gloire, les arrière-cours d’Hollywood et la montée des marches crépitante de flashs. Et essayons de le défendre un peu comme un affect méritant d’être nommé et entretenu autrement que comme un voyeurisme dont se délectent les impuissants.1 Car finalement, qu’est-ce que nous donne à voir cette industrie du cinéma, ce grand ballet exposant ses acteurs et dont on ne se lasse pas ? Une folie conformiste, ce point paradoxal où le conformisme mène à une certaine folie, où un code de conduite digne de l’Angleterre victorienne mène à une ivresse où tous les excès sont permis : ça accepte de vendre son corps à la mode et à l'Oréal, ça se sacrifie aux diktats de l'image et de l'interview aseptisée et puis ça s'achète des îles, ça se défonce, ça « caprices de stars ». Nous assistons au parcours de ces joueurs que leur pari propulse dans ce monde de dingues et de cette fascination pour la richesse et la célébrité viendront nos prochaines idoles.
    Et imaginons que notre fascination nous donne le droit d'exiger des acteurs et des actrices de devenir encore plus dingues et autrement dingues pour faire correctement honneur au thème classique qui noue le temps dur des crises sociales à la décadence de ses élites. Imaginons un festival de Cannes où ce serait les personnages que les acteurs ont incarnés qui s'inviteraient pour les débaucher. Exigeons un véritable jeu de rôles, jusqu’à la disparition du souci de l’image de soi, jusqu’à la folie furieuse et jouissive renouant avec la tradition des grands charivaris populaires. Les pauvres, les folles, les tueurs, les espionnes, les amants transis, les paumés, les guerrières, les héros et les salauds que nous avons tant aimés voir à l’écran, redescendraient fiévreusement les marches, saccageraient les suites d’hôtel, brûleraient les billets de banque dans un grand feu de joie auquel même nous serions conviés et terrifieraient les organisateurs du festival. A vous de nous le jouer mesdames et messieurs les acteurs, ce grand soir où Cannes deviendrait enfin un bon film…Faites-nous rêver. Chiche.

1Voyeurisme envieux dont on notera que les professionnels de la profession s’excluent systématiquement. C’est toujours le public le grand éboueur alors que bon sang, quelle passion t’anime toi le paparazzi qui passe ta vie à traquer les coucheries, toi le journaliste de Gala fier des petits secrets que tu amasses au cours de tes soirées privées ?

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.