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Billet de blog 17 mars 2016

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Une nature «policée» (A propos du documentaire Blackfish)

Série d'articles sur la littérature policière

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L'un des lieux communs les plus récurrents de la culture policière consiste à animaliser l'homme. « L'homme est un loup pour l'homme » est la maxime par excellence placée en tête des enquêtes, redéfinissant celles-ci comme traque entre prédateurs et proies (entre le criminel et ses victimes, entre l'enquêteur et le criminel). De même pour les rapports sociaux : sous le calme apparent de nos quotidiens bien rangés règne essentiellement la loi de la jungle, à laquelle on agrée avec le cynisme des vainqueurs, à laquelle on résiste avec l'ironie lasse des perdants ou encore à laquelle on succombe.
Ces références à la nature veulent nous dévoiler crûment la violence sourde qui œuvre sous le vernis civilisationnel. Toutefois la charge apparemment critique de ce dévoilement est fortement à relativiser. Il s'agit bien plutôt d'entériner un état de choses perçu comme naturel et dès lors, d'intensifier les seuls enjeux d'adaptation ou d'élimination. De même, l'impact de cette représentation de notre nature véritable est de relancer une sévérité sécuritaire à la rigueur proportionnelle à notre sauvagerie. Bien plutôt qu'une révélation frappante de notre condition, la référence à une nature criminelle structurelle témoigne d'un appauvrissement singulier de notre vision tant du monde animal que du nôtre. Cet appauvrissement se remarque par deux types de confusion : tout d'abord donc la confusion simplificatrice entre les deux règnes, à tel point qu'on ne distingue plus les sémantiques entre un commentaire de documentaire animalier et une fiction policière ou une émission de faits divers. Dans les deux cas, il ne s'agit que de pulsions et instincts violents, de comportements de chasse prédateurs/proies, de nécessité de survie, de loi du plus fort et du plus adaptable ou rusé, de respect des territoires. Ensuite, la confusion entre deux natures animales : ce que l'on sait des écosystèmes et des comportements animaux est fort éloigné de ces projections d'une nature comme lieu de déchaînement d'une cruauté sans limite et de vicieuses volontés de puissance.
Mais ces confusions nous renseignent sur une autre fonction de cette référence à la nature qui en garantit la force de frappe et le succès : nous comparer à des bêtes de proie sans pitié vivant sous le dur règne de la loi de la jungle, n'est-ce pas là redonner à nos vies une intensité séduisante, un cadre en lequel apparaissent des êtres puissants et vaillants qui ne connaissent pas la peur ? La lutte à mort pour la survie est justement le fait d'hommes ne craignant pas la mort et la confrontation physique. Aussi on peut penser que s'imaginer en fauves redonne à nos existences l'ardeur qui leur fait défaut, une ardeur à la mesure de notre confort et de notre ennui...
   Si les procédés d’animalisation de l’homme nous sont bien connus, les procédés consistant à humaniser l’animal s’assument de plus en plus et proposent de nouveaux types de récit pour le moins décontenançant.
Le documentaire Blackfish1 en est un. Un « incident » se produit dans un parc animalier de Floride : une orque mâle a mortellement attaqué l’une de ses dresseuses. La question classique, toute de choc et d’effroi se pose : « Comment cela a-t-il pu arriver ? ». Cette incompréhension réclame une enquête sur l’orque et ses conditions de vie.
Deux types de discours vont alors se dérouler : tout d’abord, il sera rappelé avec insistance que les orques ont une conscience, un langage, une vie émotionnelle (capables de crise affective et de « dépression »2), une grande « énergie spirituelle » et des liens sociaux et familiaux très forts. Montrer la connaissance scientifique que l'on possède des orques a pour enjeu de leur donner le statut d'égaux, de prochains. En même temps, au rythme des interrogatoires de police et des rapports d'autopsie, on assiste à une véritable démarche de profiling de l’orque tueuse. Le parcours de Tilikum, tel est son nom, est reconstitué : la violence de l’arrachement à son milieu naturel et à sa mère dans sa prime enfance (« kidnapping ») , le dressage par la punition, le confinement à l’étroit et dans l’obscurité, la maltraitance par ses congénères constituent les conditions de développement d’une « psychose qui l’amènerait à tuer ». A la liste des « traumatismes psychologiques » en faisant une « bombe à retardement », répond la liste des attaques déjà commises par l’orque, ses antécédents.
   La combinaison de ces deux discours exprime bien l’alliance de fond entre la mièvrerie et le sécuritaire. Comme pour les enfants que l’on chérit et surprotège mais dont on dépiste les tares dès le plus jeune âge, nos amis les animaux, si proches de nous, si beaux, si touchants sont aussi des êtres dangereux nécessitant une approche policière. A mesure que se développe concrètement et dans les esprits l'idée d'un droit des animaux, s’introduit également tout le vocabulaire normatif de la pathologie mentale, composante substantielle du droit qui nous régit nous. Ce sont exactement les mêmes termes de la psychologie normative et organicisée qui sont employés : mesure de l’intelligence par exploration du cerveau, mesure de la capacité d’adaptation, rapport au travail (« Tilikum aime travailler »), intensité structurante des liens familiaux, absence ou présence de repères etc. Et c’est bien l’équivalence confuse avec la condition humaine qui autorise l’emploi de principes de criminologie pour penser le comportement des animaux. L’humanisation de l’animal n’aboutit qu’à décrire son existence dans les termes du parcours classique du délinquant.
   Ce cadre de perception étant posé, il va nécessairement drainer toute une série de considérations qui vont s’appliquer aux orques.Le débat sur la différenciation des orques en captivité (« Toutes les orques en captivité sont-elles dangereuses pour l’homme ? « Non, toutes les orques ne sont pas comme Tilikum ») rejoue celui cherchant à distinguer ce qui revient au milieu de vie et ce qui n'est attribuable qu'à la seule personnalité. La notion de dangerosité est requise pour évaluer le niveau de risque d’attaque plus ou moins élevé en regard des conditions de vie et des antécédents. Le pronostic tombe sans appel : Tilikum tuera encore. On critique le mélange criminogène consistant à réunir dans un même bassin des orques de sexes et de groupes différents, et l'usage de Tilikum pour la reproduction (étant le géniteur de nombreuses orques en captivité, on craint une agressivité plus forte de leur part).
Or, l’usage de ce paradigme ruine complètement la dénonciation de la captivité voulue par le documentaire. Certes, elle a été entendue comme telle, le documentaire a eu un succès médiatique retentissant. Le procès fait à l’industrie du divertissement, sa soif de profit, ses mensonges (masquer les attaques), a reçu un large soutien dans l’opinion publique. Mais on distinguera ici ce qui n’est pas distingué dans le documentaire et qui rend ses propos contradictoires : il se sous-titre d’un truculent « Ne capturez pas ce que vous ne pouvez pas contrôler » saluant une nature indomptable, nous prédit que nous aurons « honte dans 50 ans de notre barbarie » mais en même temps accrédite les arguments de mise en place d'un dispositif de contrôle des penchants criminels des mammifères marins. En pointant la dangerosité singulière d'une orque en captivité, on voit bien que la question n’est plus celle, radicale, d’une remise en liberté des orques en regard des méfaits d’une domestication forcée. A aucun moment n'est envisagée sérieusement, concrètement la question de leur remise en liberté : comment faire, y sommes-nous prêts...Ce documentaire relève bien plus du thriller que du manifeste dans le choix de sa trame et de sa mise en scène. Il n’y a plus tant conflit entre une nature sauvage et son enfermement que distinction entre les individus dans le cadre de leur captivité. La focalisation sur l'orque Tilikum, son parcours, son caractère en fait non pas le représentant de son espèce menacée en général mais une orque singulièrement criminelle et attractive comme telle. Il y a sûrement la secrète attente que dans la mise en captivité de la nature sauvage, cette dernière fasse retour dans un éclat de violence. Ainsi des spectacles aquatiques, paroxysme d’une domestication grotesque (pirouettes contre harengs) et proximité risquée avec une grandeur animale effrayante (nager avec un animal de plusieurs tonnes). Mais lorsque ces éclats mortels ou blessants pour les hommes ont lieu, encore une fois il est difficile d'y percevoir une sorte de revanche du règne animal dévoilant le mensonge d’une domestication pacifiée, tant cette violence est retraduite. A l'écoute des propos du documentaire, ce type de violence ne mime pas un retour de la nature en milieu hostile, il appartient constitutivement à la captivité : « Tilikum ne tue pas parce qu’il est sauvage ou fou, il sait ce qu’il fait. Il tue parce qu’il est frustré et agité et doit se débarrasser de son agressivité ». Ce n’est donc pas un animal magnifique dont tout l’être réclame cruellement la liberté qui tue, c’est une orque en perdition, battue, dépressive, frustrée, qui s’ennuie ou qui n’a pas eu sa récompense. Une orque misérable, déchue de sa magnificence. Ou de l'anthropomorphisation comme humiliation de l'altérité.
   Enfin, il reste évidemment frappant que la liste des considérations sur la dangerosité des orques en captivité se superpose parfaitement à celle concernant le milieu carcéral, l’étude du parcours et du devenir des prisonniers. L 'amalgame entre conditions humaine et animale, ruineuse pour les deux règnes, ne se passe pas d'une certaine hiérarchisation de prime abord : Tilikum dans son bassin émeut et intéresse plus qu'un taulard. Mais peut-être que si les prisons étaient à ciel ouvert et les prisonniers dans des enclos, nous irions les visiter et les observer avec le même empressement...En effet, il est à noter qu’historiquement les zoos se sont développés au XIXème siècle, à mesure que les prisonniers devenaient invisibles à nos regards, cachés dans les voitures cellulaires et retranchés derrière les murs des prisons. Le rideau tombe sur les chaînes de forçats et les châtiments publics. Une scène humaine disparaît, une autre, zoologique, advient qui en prendrait comme le relais : que devient la puissance meurtrière une fois encagée ? La fascination pour le crime y devient fascination pour le spectacle de l’enfermement, ses conditions et ses effets. En lui, se forme quelque chose de l’ordre de l'inclassable et de l’irrécupérable : prisons, zoos sont des espaces en lesquels apparaissent les déchus de leur condition originelle, ni plus humains, ni plus animaux. Leur libération autant que leur captivité sont présentées comme impossibles , dangereuses pour autrui et invivables pour eux-mêmes. Il n'y a plus de solution pour eux. On ne peut pas relâcher Tilikum, on conçoit impossible la réinsertion de tel tueur en série. On ne peut voir le prisonnier se cogner la tête contre les murs de sa cellule mais on peut aller voir l'orque perdre ses dents à force de ronger ses barreaux. Mais fondamentalement, c'est la même chose qui nous captive et nous remplit d'horreur : l'insoluble, l'orchestration de la répétition inéluctable des actes de violence vérifiant les déterminismes les plus durs et renforçant les logiques sécuritaires.
    Le documentaire Blackfish peut véritablement se comprendre comme prototype du roman policer animalier, il réunit tous les éléments nécessaires à l'avènement du genre.Un acte de violence de la part d'un animal obtiendra, à force de réactions stupéfiées, le statut d'événement. Une enquête sera menée sur le mode policier propre à insuffler un sérieux à la démarche qui soit à la hauteur de l'événement. Interrogatoires de l'entourage, des témoins, des experts, dévoilement des mensonges et complicités. Portrait vibrant de nos amis les bêtes et profiling de l'animal pour faire l'équilibre entre compassion engagée et soupçon de rigueur en la matière. Le roman policier basé sur l’enquête et parfois le procès, ne s’intéresse quasiment jamais à l’enfermement, mais le polar animalier y débute. C'est sa condition d'apparition. Il permet le recouvrement de la vie animale par des problèmes de comportements affectifs et judiciaires spécifiquement humains. Les documentaires animaliers sur la faune sauvage en milieu « naturel » sont pris par les enjeux de lutte pour la survie, de chasse etc. Seul l'enfermement par l'homme, le rapport constant à l'homme permet de parler des psychoses et des crimes de Tilikum.
A la manière d'enquêter sur le caractère et les conditions de vie de l'animal répondra la manière de juger. Seront redéroulés les sempiternels faux débats sur responsabilité personnelle et impact décisif du milieu, comme pour les prisonniers. Et à ces récits sera attribuée une charge critique et dénonciatrice bouleversante alors qu'ils n'expriment et ne reconduisent qu'un asservissement aussi criant qu'absurde à une vision policière des conduites.

1Sorti en juillet 2013 aux Etats-Unis, réalisé par Gabriela Cowperthwaite

2Toutes les mises entre guillemets indiquent une citation du documentaire

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