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Billet de blog 17 décembre 2015

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A toi qui pars au loin

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

   T'entends tout ce qui se dit sur toi ici ? Tu ris jaune ? Tu t'en fous ? J'en sais rien. Bon, on le sait bien, quand les vieux se mettent à disserter sur les causes de la jeunesse, c'est souvent incendiaire. Tu n'y coupes pas, ils ne t'ont rien laissé : ni la religion, ni l'engagement politique, ni la réflexion,ni le courage, rien. La religion, la rencontre avec des paroles sacrées et un ensemble de pratiques redéfinissant l'existence ? Peuh, même pas, un «vernis», un «prétexte» pour des paumés haineux, un symptôme d'arriération et d'ignorance. Un engagement politique ? Non plus, tu ne fais rien comme il faudrait. Ni vote, ni manifs, ni occupations symboliques. Et même chez les révolutionnaires convertis à la nécessité de la violence offensive et défensive, si ça hésite un peu à t'étiquetter damné de la terre ou fasciste, c'est souvent le second qui finit par l'emporter parce que c'est devenu le seul terme requis pour désigner ce qui fait œuvre de mort et de destruction.
Mais taxer de fascisme tout ce qui rompt avec les exigences de préservation de la vie empêche de questionner et de repolitiser cette vie à laquelle il faudrait tenir plus que tout. La politique commence aussi là où le seul fait de vivre ne suffit pas, là où la vie se déclare invivable dans les conditions qui lui sont faites. Cette déclaration est forcément explosive, ingouvernable : elle ne revendique ni ne dialogue, hors d'atteinte de la rationalité et du langage communs. Ce pourquoi il est si facile de la réduire à la bestialité. La seule intelligence qu'on te concède est la ruse animale, celle du fauve qui attend son heure en se camouflant dans le décor ; le seul langage que tu puisses comprendre : les ordres de ton dresseur ; le seul goût dont tu sois doté : celui du sang répandu. Un vrai, un bon, un nouveau monstre.
Y'en a plus que pour toi : oubliés ces cathos intégristes qui manifestent contre les familles homos, oubliés ces bons français qui tabassent leurs femmes. Et t'as pas fini de nous divertir et de nous inspirer : on va te retrouver encore plus souvent dans les polars, les séries, au cinéma, grignotant sur l'espace culturel réservé au violeur de femmes et d'enfants. Ah oui, on va en raconter des histoires sur toi ...Mais pour l'instant, tous les portraits, profils, parcours qu'on dresse de toi ne font qu'établir une distance impossible à combler entre toi et le commun français des mortels. Pourtant il n'est pas besoin de beaucoup d'expertise et d'imagination pour appréhender les forces qui te meuvent et que nous pouvons ressentir intimement comme latentes.

   Si nous tâchons de réaliser ce que peut représenter dans une société aussi apathique, nerveuse et frustrée que la nôtre, le fait de se sentir personnellement appelé par une cause, on comprend immédiatement l'intensité bouleversante et donc séduisante d'un tel phénomène et ses conséquences : l'alliance de violence et d'ascétisme qui s'instaure en soi pour se mettre à la hauteur de la nouvelle destinée qui nous a été montrée ; se sentir avoir un pouvoir d'action enfin efficace sur l'ennemi en conjurant la peur de la mort devenue, par la grâce de la religion, passage vers un royaume merveilleux ; la redéfinition progressive des idées de danger et de victoire en enjeux transcendants les quotidiens ; la fascination pour la terre étrangère où des frères et des sœurs construisent le nouveau monde...Alors bien sûr, t'es comme nous, sur ce qui se passe là-bas, tu ne sais que ce qu'on t'a raconté. Mais une chose paraît sûre c'est qu'on t'a convaincu que tu y étais attendu, qu'on avait besoin de toi là-bas. Et là encore, comment ne pas reconnaître à quel point ça peut être gratifiant (on vous a déjà attendu pour quelque chose vous ?) et ainsi donner le courage nécessaire à se lancer dans l'inconnu. La difficile carrière de combattant(e) va commencer, avec ce qu'elle exige d'arrachement au milieu d'origine, d'adieu à la famille et aux amis, avec son salaire et ses horreurs à supporter et à commettre. Et dire qu'il s'en trouve encore pour te traiter de lâche...
Tout cela complique quant même un peu le diagnostic de morbidité suicidaire qu'on te fait avec précipitation. S'il faut vraiment se sentir crever à petit feu là où l'on vit pour tout quitter, le processus de « radicalisation » ne dispense-t-il pas surtout une formidable énergie et la sensation de revivre, de se choisir enfin ? Le plus impressionnant reste que le suivi de cette voie implique qu'il n'est pas de retour en arrière possible : au final, on se dit qu'il n'y aura que la prison ou la mort qui t'attendent. Mais ce sera une fin choisie et en cela victorieuse peut-être pas tant par rapport à la cause servie que par rapport à la vie d'avant, passive et insignifiante. Ou alors, tout aussi tragiquement, tu peux perdre tout ce que tu as misé si la nouvelle vie redéfinie par l'impératif guerrier de tuer te devient insupportable, trop effrayante, trop sanglante. Et là, que feras-tu ? Pourras-tu, voudras-tu retourner dans la vie d'avant ? Qui t'écoutera ? Qui sera capable d'accueillir les déserteurs haïs des deux camps ?
   Alors voilà. Tu n'es pas plus taré, plus libre ou plus aliéné dans tes choix que nous. Entre les donnes de départ, les rencontres, les révélations, les engrenages, on ne dégagera pas de relation claire de cause à effet. Si d'aucuns se permettent de te juger et de piétiner tes convictions aussi férocement, ce n'est pas seulement parce que tu es l'ennemi déclaré ; c'est pour refouler le fait qu'ils n'ont aucun mais alors aucun argument honnête et crédible pour te retenir dans une vie normale et qu'ils n'en ont jamais sérieusement cherché. Et maintenant c'est trop tard. Comme ils disaient dans le film La haine, « Jusqu'ici tout va bien. Jusqu'ici tout va bien. L'important c'est pas la chute. C'est l'atterrissage. »Tu as atterri. Rien ne va plus, les jeux sont faits : un combattant est né. Et nous ne sommes pas quittes envers lui. Notre devoir de citoyen (et non de flic) est de l'assumer comme notre prochain, celui que l'on aurait pu devenir si...si...si...

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