Ah, faire ses papiers... On s'en plaint quotidiennement mais on s'y résigne toujours, soit en s'en débarrassant le plus vite possible, soit en repoussant jusqu'à la limite des échéances. Ne pas les faire se pense sur le registre du tort personnel : fainéantise, incompétence voire incapacité pathologique, risque de s'attirer des ennuis. Ne surtout pas être en tort, ne surtout pas se faire du tort, tels sont donc les termes anxieux régissant notre rapport à la paperasserie. Aussi, la façon de poser le problème des papiers à faire aboutit toujours à poser comme unique solution...de les faire. Cette morne tautologie n'est pourtant guère à la hauteur des colères et des paniques engendrées par les obligations administratives.
J'aimerais connaître dans le détail l'évolution historique du nombre de papiers nécessaires à demander, à fournir, à remplir et du temps consacré par les citoyens de toute classe à l'administration de leur vie . Savoir, selon les différents stades de l'organisation étatique, par quels mécanismes de forçage et d'incitation en est-on venu à intérioriser toutes ces démarches comme évidentes à accomplir. Ce serait aussi un autre récit que celui de la mise en place d'un « Etat social » généreux, de la constante amélioration de nos conditions de vie par la généralisation des institutions de prise en charge et de l'apaisement heureux des conflits de classes.
On repense en effet à la multitude d'ouvriers, de femmes et d'enfants dite sauvage parce que non déclarée civilement et nomade, s'accroissant dans le Paris du début du XIXème et à l'effroi que suscitait chez les gestionnaires de la cité cet anonymat confus. L'absence d'enregistrement par la loi de ses noms, descendances, décès, la non-contractualisation des unions et de son travail sont des éléments constitutifs de la représentation criminalisée des classes pauvres comme porteuses de dangers sanitaires et politiques. Comment s'est alors organisée la gigantesque entreprise de recensement de la population entre le développement des moyens policiers d'identification, la traçabilité des parcours dans les institutions scolaires, médicales etc... Comment tout cela s'est-il totalisé, mêlé, déplacé, transformé, uniformisé pour en arriver à constituer cette masse extraordinaire de papiers sur nous et pour nous, à conserver précieusement et à réactualiser sans cesse ?
Il y a le paquet de paplars basique pour la classe moyenne et les plus aisés : état civil, Sécu et mutuelles, les diplômes, les assurances vie-décès-de la baraque, les banques, les papiers pour le logement et de la bagnole, les fiches de paye, les impôts, les caisses de retraite et tous les contrats de la vie de consommateur (téléphonie, internet). C'est déjà renversant mais ce minimum est devenu tellement banal que c'est avec allégresse que d'aucuns vont se faire faire un visa ou foutre un procès au cul de leur prochain pour une broutille. Mais survient un changement de statut social (divorce, chômage) et voilà qu'on a un aperçu de la vie des pauvres, voire qu'on y bascule complètement. Et se rajoute à la formule de base : les papiers pour Pôle emploi, pour la CAF et le tentaculaire réseau des aides sociales avec leur noir complément, les lettres de l'huissier. En prime pour les sans-papiers et petits délinquants, les dossiers pour les institutions de police et de justice. Dès lors commencent les drôles de vies rythmées par la production obligatoire et incessante de justificatifs de toute sorte, par les relances aux administrations qui rejettent, se taisent, se trompent, oublient et par les convocations à l'examen de bonne conduite.
Différentes attitudes individuelles feront face à ce mixte de harcèlement et d'indifférence, une fois intégré le principe fort indigeste voulant que toute la suite de ses affaires dépendra de ceux sur qui on tombe et qu'on tombe rarement deux fois de suite sur les mêmes personnes : l'obéissance qui se démène, le découragement révolté ou la tricherie aussi, force tranquille, sans peur et sans reproche. Ah bénis soient les vilains pauvres qui passent à travers les mailles du filet et « profitent » : maigre revanche (ils sont si peu, trop peu) contre les jugements arbitraires et le paternalisme humiliant, mais revanche quand même.
On connaît bien par ouïe-dire, imagination ou vécu ces situations qu'on qualifie dans un soupir indigné de « kafkaïennes » désignant par là l'engendrement d'un malaise inquiétant, la confrontation à un dédale qu'on ne sait plus trop comment parcourir et dont on cherche en vain la raison d'être. Si on a tant de droits que ça, d'où vient qu'il faille sans cesse démontrer qu'on les mérite et savoir manier un langage ésotérique piégeux pour y avoir accès ? C'est que ces droits bien loin d'être attribués automatiquement par une constitution, ont surtout à se faire valoir contre le droit des administrations, ensemble de codes et de règles très mal connu du grand public, opaque, ayant leur propre rationalité et impératifs d'économie.
Ce pourquoi il faut ici à tout le moins problématiser le mode d'action principal des associations d'aides aux chômeurs, étrangers sans papiers ou autres indigents de nos sociétés. Elles aident en effet quasi-exclusivement à quoi ?...ben à remplir des papiers. Un savoir des démarches administratives, des bonnes techniques, des subtilités, des possibilités et impossibilités se développe, grignotant de plus en plus sur les luttes collectives investissant l'espace public ( de quand date la dernière manifestation de chômeurs?). Il ne s'agit pas de nier le soutien que ces organisations peuvent représenter dans les vies personnelles mais de concevoir l'assistance administrative comme pis-aller très faible politiquement. Considérer cette paperasserie comme le seul moyen de faire respecter ses droits n'est pas tenable : elle met toujours en position de demander poliment et de dépendre du bon vouloir des princes et elle met en position de dette perpétuelle à l'égard des donateurs (tout ce qui est reçu se paye et cher en termes de temps et de surveillance de soi). La paperasserie fonctionne comme moyen de sélection, d'exclusion, de mise à l'épreuve qui justement réduit à néant, sape et ridiculise les principes d'égalité, de solidarité, de citoyens d'un même monde etc...
Cette mainmise sur la pauvreté des pauvres a également pour effet dévastateur de produire en continu une division au sein du peuple entre les bons et les mauvais, les vrais bosseurs et les assistés. Opposition dont les bénéfices politiques nous sont chaque jour démontrés : le terme d'assisté interdit plainte et contestation et l'évidence, fort vendeuse électoralement, s'installe qu'il s'agit d'un statut privilégié et injuste. Or, cette critique fascisante et/ou ultra-libérale de l'ayant-droit s'inscrit aussi dans un discours anti-paperasserie. Que de plaintes sur les lourdeurs, les exigences et les lenteurs de l'administration française de la part des patrons et des flics par exemple, qui par là désignent un droit du travail ou des prévenus trop embarrassant.
Se révèle bien alors l'enjeu politique de la paperasserie : qu'elle symbolise les privilèges d'assistés ou l’assujettissement des misérables (trop de droits ou leur négation donc), les raisons contraires de vouloir s'en débarrasser expriment rien moins qu'un conflit de classes. Reste à décider de qui allumera le grand feu de joie au final : les agents de l'ordre et du capital ou la multitude redevenue sauvage et sans-nom...En attendant, pour tous vos rdv's avec le conseiller pôle emploi, l'assistante sociale, l'agent de probation, le banquier etc... : n'y allez pas seul (e), faites-vous accompagner !Rien que ça, ça déstabilise et dérange votre interlocuteur. Un rapport de forces s'installe qui les fait changer de ton et qui nous rappelle avec bonheur à quel point le pouvoir est chose fragile...
Billet de blog 20 décembre 2015
«Laissez brûler les petits papiers...»
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