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Billet de blog 24 mars 2016

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La philosophie policière

Série d'articles sur la littérature policière

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

   L' organisation et la diffusion des lieux communs de la littérature policière sont aussi rendues possibles par la consécration universitaire du genre policier comme champ d'études à part entière. L'histoire du roman policier y devient celle du débat sur sa valeur littéraire (marchandise médiocre ou véritable création) et les ouvrages foisonnent se félicitant de l'abandon du jugement cantonnant le genre à une littérature de gare, abandon dont le mérite revient au travail des universitaires justement. Dès lors, d'autres classifications vont être adoptées, seyant à la multiplicité de la production livresque. L'élaboration pointilleuse de critères identificatoires des tons et des styles différents donne lieu à toute une nouvelle littérature, discussions, colloques etc...
Les procédés de démonstration d'un intérêt et d'une richesse du roman policier constituent en même temps une classe savante autorisant la reconnaissance et l'intégration de ce genre dans la culture dominante. Les ouvrages d'études cherchent à expliciter les valeurs du roman policier : la fascination trouble qu'exercent ces récits, l'encanaillement un peu douteux qu'ils peuvent offrir sont rapidement dépassés par des termes proposant un rapport de lecture lavé de toute insanité. Aussi, le suivi d'une enquête policière offre le plaisir divertissant d'un « jeu intellectuel » ou lorsque le ton du récit se fait plus noir, plus violent, il devient une occasion de penser avec gravité les problèmes et sentiments constitutifs des tribulations de l'âme humaine en société. Ce relèvement du genre par le vocabulaire de l'abstraction constitue véritablement le roman policier comme producteur de vérités sur la société et la nature humaine. Il est à la fois le miroir de notre époque et sa dénonciation : enregistrant les normes en cours mais présentant les espaces-temps de leur dissolution, symbolisant une atmosphère générale confuse et déliquescente. Il est également établi comme l'oeuvre d'une démarche transhistorique inscrite au cœur de l'humanité : la quête de la vérité, la résolution des énigmes et les moyens d'y parvenir. Il n'est pas rare de voir la figure d'Oedipe mise à siéger à l'origine de ce genre de récits.

   Suivant cette trame de la volonté de découvrir la vérité, c'est à la philosophie que revient le rôle d'accréditer la teneur conceptuelle et la puissance réflexive du genre policier.
Tout d'abord, citer le goût des philosophes ou des intellectuels pour le roman policier (Sartre par exemple) se présente comme une démonstration sensible de l'étroitesse du lien entre polar et philosophie. La raison de ce rapport se justifie d'un questionnement commun : « Dans les deux cas en effet, n'est-il pas question de raisonnements, de recherches de la vérité, de nature humaine ? »1 Puis s'annonce l'intérêt même de ce lien : le roman policier est une présentation concrète, en situation des grandes opérations et réflexions de la philosophie. S'inaugure alors toute une rhétorique sur le jeu de renvoi constant entre concrétude et abstraction comme gage d'intérêt et d'enrichissement tant de la philosophie que du roman policier : « (…) le policier offre à la philosophie matière à sortir de sa réserve « nouménale » pour s'incarner dans les curieux phénomènes que mettent à sa disposition la variété et la sophistication des intrigues d'énigme. »2De même, le roman policier «  (…) qui d'être une fantaisie n'en vaut pas moins d'autres pédagogies » est intronisé comme un « manuel de philosophie buissonnière ».3 ; et Pepe Carvalho, le détective de Vazquez Montalban, d'écrire des livres de philosophie, « (…) d'une petite philosophie de philosophe de cafés dans un monde où il ne reste plus de cafés »4. ..
   Ces mises en situation concrètes de la philosophie proposées par le polar concernent deux registres de la philosophie : celui du raisonnement intellectuel et celui de la métaphysique entendue comme discipline traitant des « grandes questions de l'humanité ».
Dans la lignée d'Edgar Poe et de Conan Doyle, enquêter revient à exercer une logique d'induction ou de déduction travaillant le donné immédiat des apparences. La pratique de ces méthodes a même donné lieu à un genre spécifique de roman policier appelé « thriller philosophique » où l'assassin ou l'enquêteur se revendiquent d'un philosophe particulier dans leurs manières d'être et de faire (en l'occurrence, dans deux œuvres représentatives du genre, Wittgenstein5). On pourra rappeler que ce déchiffrement des indices repose bien plutôt premièrement, sur un procédé d'abduction, c'est-à-dire d'invention de règles de raisonnement qui si elles étaient vraies justifieraient les énoncés, et deuxièmement sur la fiction d'une adéquation parfaite des signes et du sens, faisant ainsi des hypothèses et de leur vérification réussie, « une remarquable salade »...6Mais les ressources de la référence philosophique en terme de gage de sérieux semblent désormais trop bien établies pour faire vaciller l'accointance entre logique rigoureuse et enquête policière. Que la dimension proprement imaginaire, merveilleuse de cette logique ne soit jamais rappelée comme telle contribue également à accréditer les théories fumeuses des experts-criminologues. S'oublie alors que la fiction divertissante d'une certitude immédiate de l'interprétation s'avère terrifiante dans la réalité : qui ne tremblerait de se retrouver face à quelqu'un qui fait profession de traquer les signes corporels qui nous trahissent et de ne leur admettre qu'une signification ?
   Le récit de l'enquête policière reflète et instruit la puissance de l'entendement s'efforçant d'ordonner le sensible. Mais de la sorte, il dépasse aussi le strict exercice de logique pour se charger de toute la violence du vécu, compliquant la détermination des principes régissant le réel, sa perception et les façons d'y agir. « Une métaphysique les pieds dans la glaise, voilà ce que le polar nous offre et voilà pourquoi on le lit. »7Parce qu'il exprime autant que questionne l'angoisse de la mort, la lutte entre loi collective et pulsions personnelles, les quêtes d'innocence et de vengeance, le poids du destin..Le glissement s'opère très nettement vers un questionnement métaphysique réduit à des interrogations morales à teneur religieuse. On ne compte plus les fictions policières qui font référence à un épisode ou aux sentences de la Bible, chargeant ainsi l'acte meurtrier de rejouer des moments fondateurs de la civilisation à travers les contradictions (mal) vécues de la conscience. Mais la grille d'analyse religieuse ne convie pas tant à des généalogies de la morale qu'à des questionnements éculés ou redondants en quête de transcendance : absence de valeur, état de déréliction et de chaos de la conscience, échec de la morale chrétienne, de l'humanisme autant que du surhomme, volonté de puissance nihiliste, prétention divine et châtiment sans fin. Mouais...La thématique d'une culpabilité originelle semble inépuisable : « Au fond, la question de base de la philosophie comme de la métaphysique est la même que celle du roman policier : « A qui la faute ? » »8 définissant ainsi le lecteur de roman-policier comme souffrant « du sens du pêché ». La question du crime ne laisse personne innocent. En témoigne cette adresse de Nietzsche dont décidément les forces de la réaction n'ont pas fini de s'emparer puisqu'elle est fréquemment mise en exergue des ouvrages de policiers racontant leur vie vouée à la traque des tueurs en série : « Celui qui combat des monstres doit pendre garde de ne pas devenir monstre lui-même. Et si tu regardes longtemps un abîme, l'abîme regarde aussi en toi. »9
  Enfin pour détendre l'atmosphère, la typologie va intégrer le Spinoza encule Hegel de Jean-Bernard Pouy, « fable punk » délirant sur Mai 68 et la lutte armée entre groupuscules philosophiques, perle exotique illustrant bien le « (…) rapprochement (étroit) entre polar et philo. »10...

   Mais n'allons pas nous compromettre à sourire. L' usage général de la philosophie présenté ici repose tout d'abord sur une conception fort étroite pour le coup, de la discipline c'est-à-dire en fait suffisamment large pour pouvoir la voir s'appliquer sur un peu près tout et n'importe quoi. La philosophie comme discipline reine, englobant tous les thèmes possibles et chargée d'assigner à n'importe quel récit la valeur d'un questionnement sur les valeurs fondamentales. La philosophie comme discipline de droite réflexion et comme discipline éthico-religieuse. Cette philosophie qu'une partie non-négligeable de la philosophie condamne comme celle des gros concepts scolaires assis sur le mythe dangereux de nature humaine, qui aveuglent plus qu'ils n'éclairent sur les fondements de notre monde, et comme réduisant la réflexion à l'exercice d'une raison bourgeoise conservatrice des transcendances garantes de sa domination. Cet usage de la philosophie ne sert qu'une manœuvre de distinction élitiste : éloigner la lecture et l'étude du roman policier des passions basses que sont l'attirance pour le sang répandu et la chasse à l'homme. On tient absolument à faire du roman policier une stimulation de l'esprit et la philosophie en tant que synonyme immédiat et attirant d'intelligence et de complexité, y pourvoit.
Ceci illustre un autre aspect du traitement actuel de la philosophie en société. On connaît bien son usage comme éthique du bien-vivre, questionnement sur les rapports aux autres, l'amour, le bonheur, comment être zen etc, bien établi à la une des magazines de psychologie. Ici la philosophie n'est pas le nom d'un bien-être à atteindre, elle est plus clairement le nom d'un défi flattant les intellects. Pour preuve, on notera la nouvelle et inquiétante sémantique plus seyante à la recherche de performance et à l'organicisme en vigueur aujourd'hui : celle de cérébralité. Le thriller « cérébral » équivaut désormais au thriller philosophique, ces deux nominations se confondent.
   Ainsi, la philosophie remplit les fonctions de prière et d'évaluation du QI...Ce rapport conçu à peu de frais entre philosophie et roman policier destiné à ennoblir le polar, à en faire la publicité n'aboutit qu'à désarmer la philosophie en la soumettant aux normes de la communication sous prétexte de détruire la tour d'ivoire comme si la philosophie avait tout à y gagner.
   La référence à la philosophie se justifie à partir du terme d' « enquête », chargé de tension palpitante, de l'annonce d'une découverte, d'une expérience du monde, des facultés et de soi. Ce terme va servir à renvoyer également à d'autres disciplines : le psychanalyste aussi est un détective de la pensée, l'histoire et les sciences aussi enquêtent. Mais dans ce renvoi aux disciplines dont le roman policier se prévaut, on voit bien que c'est en fait le signifiant policier qui les absorbe et les redéfinit dans son registre, puisque ces matières sont utilisées pour résoudre un crime ( ainsi dans L'interprétation des meurtres de Jed Rubenfeld, récit d'une enquête policière à New-York impliquant Freud, Jung et Ferenczi) ou pour lui fournir un motif, un décor, une atmosphère érudite et inattendue.
D'où une certaine irritation quand ce procédé nous fait assister à la transformation de la philosophie en discipline policière : à force de faire s'équivaloir et se rencontrer questionnement philosophique et récit d'enquête policière, on charge la philosophie d'être le discours salvateur de l'ordre, de la remise en ordre, de l'identification, de l'évaluation morale contre les turpitudes du monde. Et on se retrouve avec des flics qui utilisent les monstres nietzschéens pour mettre en garde contre les dangereux sérial-killers ; avec une métaphysique les pieds dans la glaise qui élude savamment toute dimension politique et avec des jeux de logique au service de l'interprétation criminologique.
Mais ne nous étonnons pas finalement que le relèvement du genre policier par les puissances de l'abstraction ne fasse que renforcer les conformismes les plus durs ; c'est ainsi que se perpétue la consécration du roman policier comme jeu de l'esprit bourgeois. Cette définition foucaldienne ouvre sur une autre histoire du roman policier, comme effet de la construction de la « délinquance » et du personnage du délinquant. A la fin de la première moitié du XIXème, tandis que s'organise cet illégalisme particulier par opposition aux illégalismes populaires, s'instaure une nouvelle façon de raconter le crime : c'est le phénomène de l'esthétisation du crime, de « l'assassinat considéré comme un des Beaux-Arts » 11. En cette littérature, il n'est pas de criminel populaire mais bourgeois, instruit, intelligent dont l'esprit affronte à égalité celui du policier. Le crime y devient l'affaire d'une classe particulière, de natures d'exception malignes, aux techniques raffinées, et on insiste d'autant plus sur les personnalités hors-normes que les actes criminels commis sont inoffensifs pour le pouvoir : homicide, vol, escroqueries... La bourgeoisie « confisque » le fait du crime en en faisant un art de privilégiés et une métaphysique dont la subtilité dépasse les gens de peu. Aussi, il faut considérer que bien des polars et leurs analyses savantes actuelles sont les relais du « Crimes club », ces réunions de gentlemen anglais partageant leur fascination pour les crimes bien menés, les récits élégants et les grands concepts mis en jeu de la sorte.

1Colloque Philosophies du roman policier ; éd Feuillets de l'ENS de Fontenay St Cloud, 1995 ; p.5

2Isabelle-Rachel Castel Pleins feux sur le polar ; éd Klincksieck, 2012 ; p.28

3Colloque Philosophies du roman policier ; éd Feuillets de l'ENS de Fontenay St Cloud, ; p8

4Manuel Vazquez Montalban Les oiseaux de Bangkok ; éd Seuil Points Policiers 2009 ; p392

5Guillermo Martinez Crimes à Oxford et Une enquête philosophique de Phillip Kerr

6Colloque Philosophies du roman policier ; éd Feuillets de l'ENS de Fontenay St Cloud, ; p.89

7Franck Dammour Polar et métaphysique : une introduction 

8Ibid citation d'Umberto Eco

 9Nietzsche cité par Barbara Sarbourg Sérial-killers : Approche de l'inommable ; éd Books on Demand, 2011 ; p.286

 10Isabelle-Rachel Castel Pleins feux sur le polar ; éd Klincksieck, 2012 ; p.27

 11Michel Foucault Surveiller et punir ; éd Gallimard 1975 ; p289

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