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Billet de blog 31 mars 2016

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Le polar, un genre critique?

Série d'articles sur la littérature policière

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« Il pense que la société est une dégueulasserie (ce qui n'est pas original) car elle ne respecte rien. C'est une ogresse hypocrite qui pousse des cris scandalisés devant les mocheries de la vie pour qu'on ne s'aperçoive pas trop qu'elle les perpètre ! » San-Antonio, Viva Bertaga !
Il est d'usage de qualifier le genre du roman policier comme éminemment critique, dénonciateur, dérangeant etc...Les termes abondent avec insistance pour faire valoir une force de frappe cinglante et salutaire du récit policier. Cette force lui viendrait de son « réalisme » : parce que décrivant « comment les choses se passent vraiment », il dissout les évidences trompeuses dont on se berce trop facilement.
Ce lieu commun s'autorise de la tradition du roman noir. Si dans le roman à énigme classique, le meurtre perturbait un ordre que l'enquête avait pour fonction de restaurer, dans le roman noir, le crime agit comme révélateur d'une crise affectant l'ensemble de la société. Il ouvre alors à la dimension de « l'envers » de cette dernière, ce lieu symbolique où les oppositions tranchées (entre droit et arbitraire, légalité et illégalité, citoyen honorable et pourri) structurant l'ordre social n'ont plus cours. L'enquête policière outrepasse le quotidien rangé et aseptisé pour explorer l'envers du fonctionnement des institutions policières, politiques, économiques : là où les flics pourris abondent, se couvrant de l'autorisation de la loi pour assouvir leurs penchants brutaux ; là où s'opère la jonction entre les milieux du pouvoir et de la criminalité organisée ; là où la corruption n'a d'égale que son impunité tranquille et là où seuls le sang, le fric et le sexe garantissent la bonne marche du monde. Et cet envers du décor est justement montré comme fondement de la société. Ce sont les réseaux de connivence et non le pacte social qui assurent son maintien. Ceci révélé par l'enquête, elle ne solutionne plus une crise passagère et perd sa fonction rassurante pour en exercer une traumatisante dans l'esprit du lecteur.
Dashiell Hammet, fondateur du roman noir et le détective Philip Marlowe incarnent typiquement la charge subversive des romans noirs, sous ses deux aspects. L'écrivain d'abord : décrié, combattu et emprisonné sous le maccarthysme. « Coupable de scepticisme envers les institutions de son pays (…). Coupable de contester ses valeurs morales. (…) Coupable de faire trop bon marché de la vie humaine (…). Coupable de ne pas jouer le jeu du roman bourgeois. (…) Mépris de l'argent (…). Abolition des privilèges de l'âge et de la fortune. Description clinique du mécanisme de la corruption politique administrative. Révélation des rapports freudiens entre parents et enfants (…). »1 Le personnage ensuite, c'est-à-dire le modèle de comportement proposé pour faire face au diagnostic sur la société américaine : « Le détective (…) est le seul à garder les mains propres. Il lutte seul, risque sa vie pour un salaire de quelques dollars. (…) Il est un anarchiste dangereux. »2Le modèle de subversion en ce monde sera de le connaître et de le pratiquer tout en restant « pur », pureté d'autant plus magnifiée que le reste est si noir. La bravoure et l'incorruptibilité condamnant à la solitude s'instaurent alors comme traits de caractère promis à une longue descendance de résistants ordinaires.
   Cependant, cette référence appuyée au roman noir a perdu toute crédibilité. Aujourd'hui en effet, elle n'est que le rouage d'un discours général s'enorgueillissant d'une vocation contestataire du roman policier dont on peine vraiment à comprendre comment il se peut soutenir. Que ce soit dans les récits contemporains ou dans leurs analyses, voyons plutôt les expressions récurrentes chargées d'exprimer la critique au vitriol menée par le polar : notre monde est pourri, gangrené, corrompu ; monde en lequel tout est permis car la fin justifie les moyens. Tout fout le camp et souffre d'anomie, de décomposition morale. Le polar, genre critique. Mais critique de quoi ? De notre vie sous le règne de la loi de la jungle ? Ah bon encore elle, fichtre quelle claque ! De l'écart entre beaux principes affichés et vilaines pratiques de fait ? Seigneur vous plaisantez, est-ce possible ? Critique « (…) cette voix qui vous murmure à l'oreille que tout n'est pas rose » ? 3 Vous m'en direz tant...
Le « réalisme » du roman noir est tout entier contenu dans cette rhétorique du noir, du plus noir, du glauque et du choquant comme dérangeante vérité. Mais cette radicalité affichée est proportionnelle à sa mièvrerie. Les fictions se veulent dures mais le sentimentalisme caricatural nourrissant leurs considérations sur l'existence (la nostalgie de la jeunesse où « l'honneur n'était pas un vain mot », les femmes comme refuge et comme blessure ...) les fait sombrer dans une inoffensivité toute convenue. Le genre de constat fourre-tout sur la dégénérescence de notre époque fonctionne de sorte à ce que la conscience humanitaire tout autant que les visions les plus conservatrices puissent s'y retrouver. Le polar relève donc bien plus de la fabrique du consensus que du tranchant aiguisé et terrible de la critique. 
Est noir tout ce qui est censé contrevenir au point de vue du citoyen ordinaire crédule et la critique s'excite de cette contravention. Pourtant, à la lecture des analyses dominantes, on ne peut que s'étonner de la puérilité des auteurs et des universitaires. Cette manière de se repaître avec effroi et gravité du sordide, du crasseux, du violent pour se grandir et valoir comme regard éclairé a véritablement pour le coup quelque chose de péniblement naïf.
   Demandons-nous quel est le véritable sort réservé à la politique dans ces analyses.
Les discours sur la teneur politique du roman policier retranscrivent les accusations ou caractérisations ayant rythmé l'histoire du genre : accusation de conservatisme de l'ordre social et moral en vigueur, de défense de la caste des puissants et d'être au sens propre un divertissement ensommeillant les masses ; ou au contraire, accusation de « puer le peuple » et d'être une lecture dangereuse, incitant à la transgression. Cette opposition au sein du genre entre tendance réactionnaire et tendance gauchiste s'incarne dans deux personnages exemplaires : le SAS de Gérard de Villiers et le Poulpe de Jean Bernard Pouy, l'extrême-droite bardée de valeurs et l'enquêteur anarchiste. Mais le fait même que cet étiquetage ait cours est ramené comme gage d'une liberté d'expression propre à la démocratie. On lit en effet que le roman policier ne peut exister qu'en démocratie c'est-à-dire dans un régime garantissant la liberté et la sécurité des individus4. Il ne s'agit pas là seulement de pointer la constitution historique d'un corps de police en charge de la protection des populations, qui fournit sa trame fondamentale à l'enquête policière. Il s'agit surtout d'insister sur le fait que les différentes conceptions politiques à l'oeuvre dans le genre policier doivent leur possibilité d'existence à un régime politique tolérant la diversité d'opinion et la critique de son fonctionnement. Un régime totalitaire ne pouvant accepter le roman policier (ce qui est faux5), réjouissons-nous que l'opposition droite-gauche puisse être représentée dans notre littérature. La question politique est complètement annulée par son retraitement en terme d'offre diversifiée. Cette manière d'user du terme de démocratie comme réflexe immédiat, quasi-défensif face aux oppositions politiques n'en finit pas d'ahurir.
Mais on voit bien la superficialité de cet engouement pour la diversité d'opinions dès qu'il s'agit d'émettre un jugement sur le contenu politique même des récits policiers. On insiste sur le fort ancrage social du polar et son esprit de dénonciation comme constitutif de sa valeur et de son intérêt mais on se plaint voire on méprise, on se moque d'une trop forte politisation des propos qui plombe l'intrigue et gâche le plaisir divertissant réclamé en tant que lecteur. Ainsi du traitement actuel de néo-polar dont on s'empresse de lister les clichés sur les banlieues, les beaufs, les prolétaires et les immigrés pour démontrer l'appauvrissement littéraire auquel se condamnent les écrivains « trop » militants. Leurs œuvres sont des « morales portatives »6 censées éveiller notre conscience de classe, leur engagement anti-fasciste relève à la fois d'une paranoïa expliquant la retombée de cette vague car « (…) qui croit encore un seul instant au danger d'une dictature frontiste ? »7 (hum hum...) et du politiquement correct obligé de l'intelligentsia française. L'anti-fascisme comme paranoïa et bien-pensance... Tout est vraiment fait pour désarmer et discréditer une vision du politique comme espace d'affrontements frontaux refusant justement la démocratie et les droits de l'homme comme concepts suffisants et efficaces pour penser la vie commune.
La reconnaissance des fictions policières comme domaine culturel amène à considérer le processus qui, en construisant des objets comme éléments de la culture, neutralise les enjeux politiques donc conflictuels de ces objets. La fonction clairement biopolitique remplie par la culture aujourd'hui, fonction de gestion, d'occupation de la vie des populations8 se révèle donc bien à la fois dans toute sa force et sa frilosité au contact forcé d'avec la question politique.
Les études universitaires ont recouvert le roman policier de catégories d'appréhension supplantant l'analyse politique. Il est discuté l'étoffe des personnages, le style d'écriture, l'appartenance de telle œuvre à tel sous-genre, l'inventivité des intrigues, le réalisme des descriptions techniques et les valeurs morales combattues ou défendues. Les visions de la vie commune n'appartiennent plus qu'au registre de l'éthique personnelle et collective, fournissant un catalogue de termes et de questions d'usage. Le message est clair : on refuse de voir et de traiter les enjeux politiques du récit policier. Cela n'intéresse plus guère et ce désintérêt est justifié par leur retraitement caricatural, dont on ne sait s'il faut le taxer d'ignorant ou de mensonger. On cède à l'étiquetage de produits appartenant à l'histoire, étiquetage obligé par l'engagement revendiqué de leurs auteurs mais quant aux productions actuelles, la question n'est même plus abordée. Ce qui est effectivement logique puisque lorsqu'il est fait usage des seules catégories droite-gauche pour penser la politique, on ne trouve pas à les appliquer aux récits de tueurs en série par exemple, à l'envahissement des catégories de la maladie pour désigner le délinquant etc...Les nouvelles figures de la criminalité (délinquants sexuels en tête) tout autant que les sciences policières ne sont pas elles sujettes à « critique » et démystification. Au contraire, on assiste à la reprise appliquée et comme fascinée des procédés de la PTS basés sur l'analyse d'ADN, du vocabulaire technique judiciaire, médico-légal, psychologique clinique, valant comme preuves du « réalisme » fin et détaillé du roman policier. Ce réalisme se révèle bien en fin de compte, être le nom d'une soumission aux représentations en cours participant à la légitimation et l'envahissement du point de vue policier.
   Considérons désormais ce par quoi se doublent toujours les dénonciations de notre monde pourri : l'humour noir. A partir du procédé fondamental consistant à sonder les envers du décor, l'humour noir est le deuxième vecteur tout aussi nécessaire à établir le polar comme genre critique.Sarcasme, ironie, raillerie, persiflage corrosif, auto-dérision et surtout cynisme sont les différents noms de cet humour auquel est attribué une double-fonction : transgressive et apaisante. L'attaque, la désacralisation des valeurs et le baume sur la plaie ouverte, désamorçant l'horreur et rendant sympathique ou cocasse les personnages et les situations.
Reformulons un peu différemment cette fonction : l'humour officie comme entérinement et entretien du diagnostic posé sur la société et se présente tout autant comme force impressionnante capable de supporter ce savoir. Il n'est pas seulement l'apanage du détective pur et désabusé ; il signe aussi la réussite du « devoir de ne pas être naïf » : les lois générales ne sont là que pour les imbéciles, « (…) alors que sur les lèvres de ceux qui savent se dessine ce sourire fatalement avisé. »9 Ce sourire laisse bien songeur : non pas seulement parce qu'il s'exprime sous la forme de généralités pour le moins vaseuses et confuses rivalisant de pessimisme facile ; non pas seulement parce qu'à cet état éclairé du cynique correspond en même temps une apathie généralisée qui lui donne son allure lasse et molle. Mais surtout parce que ce sourire masque une complicité et une envie de ce dont il ricane. L'humour noir dont la critique se prévaut participe en effet à faire admirer l'impunité des corrompus, la malignité des magouilleurs, les basses-fosses comme les milieux du pouvoir. Dans les polars, il est incarné par des gens du cru et manifeste une puissance de domination sur le cours des choses. On rit des salopards mais on rit avec eux de leur indifférence aux cours de morale élémentaire régissant les masses. L'humour noir est attractif : le milieu où l'on compte et joue des masses d'argent considérables sur le dos des contribuables, où l'on autorise les meurtres, où les vieux flics n'ont peur de rien ni de personne et tiennent le coup, tous les coups, comme il est tentant et alléchant....Le cynisme est surtout le vecteur d'une fascination pour les rouages du pouvoir, un manière d'y mettre un pied avec classe et d'être gagné par la bonne entente de ceux qui dirigent en sous-main. Ce sont les rires nihilistes du « tout se vaut », « le haut vaut le bas » et non pas les rires du charivari célébrant la remise en jeu et en cause des places des dominants et des dominés.10 Ce pourquoi on ne peut pas croire que les usages de l'humour noir actuellement servent une cause critique de l'état des choses. Dans l'entreprise de dépolitisation du genre policier, le cynisme officie comme valeur communément partagée, chargée à la fois d'annihiler tout conflit politique et de démontrer un pseudo-état de conscience critique. Il est gage de lucidité en lequel tout le monde peut se retrouver puisque justement il n'engage à rien...
   Pour conclure, les lieux communs sur le système offrent d'agréables pataugeoires où s'ébroue la fine fleur noire de la critique dont on a tenté ici de saisir « l'esprit » : on vit dans un monde pourri (et ça nous fait rire en plus), mais ne nous emballons pas quand même puisque le dénoncer est gage de la force de la démocratie. Parlons-en à Hammet tiens...

1Francis Lacassin Mythologie du roman policier ; Christian Bourgeois éditeur, 1993 ; p. 207-208

2Ibid ; p.207

3Isabelle-Rachel Castel Pleins feux sur le polar ; ed Klincksieck, 2012 ; p.135

4Isabelle Casta, article La fièvre dans le sens  ; Isabelle-Rachel Castel Pleins feux sur le polar ; ed Klincksieck, 2012 ; p.15

5Vincent Platini , article Eclipse, exil et survie du Krimi en Allemagne nazie (1933-1945) 

6Isabelle-Rachel Castel Pleins feux sur le polar ; ed Klincksieck, 2012 ; p.41

7Isabelle Casta La fièvre dans le sens

8Alain Brossat Le grand dégoût culturel ; éd du Seuil, 2008 

9Peter Sloterdijk Critique de la raison cynique ; Christian Bourgeois éditeur, 1987; p.26

10Alain Brossat Le grand dégoût culturel ; éd du Seuil, 2008 ; p.89

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