Je suis ergonome et j'écoute tous les jours des femmes au travail, à différentes périodes de leur vie, dans différents métiers et dans différentes conditions de travail.
Certain·es s'étonnent (ou font mine de s'étonner) que les femmes puissent avoir besoin d'un répit à certaines périodes. Et qu'il puisse poindre un début de frileux débat sur le "congé menstruel" ou qu'un répit mensuel soit mis en place dans de rares entreprises. Je pense que nous avons collectivement un défi : revoir dans son ensemble le rapport de la société aux corps des femmes, et revoir en particulier le rapport au travail des femmes compte tenu des effets de leurs variations hormonales naturelles et de leur vie procréative.
Ne confondons pas égalité et égalitarisme. Une société égalitaire n'est pas une société qui égalise de force les différences, qui coupe tout ce qui dépasse chez les femmes par rapport aux hommes (heureusement, nous ne songeons pas à faire l'inverse). Forcer des corps différents à produire les mêmes effets, c'est ce qui est inéquitable et donc génère de l'inégalité. Le corps des femmes ne vaudrait-il que ce qu'il est capable de produire également aux hommes ? À défaut d'égalité dans le fonctionnement de nos corps (femmes, handicapé·es, seniors, grand·es, petit·es, etc), n'est-ce pas le rôle d'une société protectrice, inclusive, que de remettre de l'équité entre nos différences ?
Je mets au défi n'importe quel homme de mener sa vie professionnelle avec une vie hormonale et procréative tout au long sa carrière (cycles hormonaux, ménopause, bouleversements hormonaux des périodes procréatives, effets des procréations et post-procréations, etc).
La vie hormonale et procréative des femmes a des conséquences physiques, psychiques et cognitives totalement sous-évaluées.
Non seulement elles les supportent mais en plus, la société (au travail, dans la vie personnelle et jusque dans le foyer) exige d'elles de cacher soigneusement les effets de cette vie hormonale et procréative. Quand il ne s'agit pas purement et simplement de les faire consentir à l'effacement de leur vie hormonale naturelle par des moyens tous plus improbables les uns que les autres.
Parmi l'ensemble de leurs activités quotidiennes, le travail est la dernière activité à laquelle elles renoncent après toutes les autres à certaines périodes du cycle (étude IFOP, page 6 du rapport). Elles renoncent en priorité aux activités récréatives et en tout premier lieu à l'activité sexuelle (alors même que la libération des endorphines pendant l'orgasme soulage les douleurs). Ce qui veut dire qu'elles priorisent sur le travail les forces qui leur restent à certains moments. Pour différentes raisons, et notamment financières : les hommes gagnent 40 % de plus que les femmes (étude Insee 1803), sans compter qu'elles s'appauvrissent dans le couple hétéro.
Au niveau des conséquences, on parle beaucoup des douleurs, et des règles. Les informations médiatisées sont globalement que plus de 50 % des femmes ont des douleurs, et ce, pendant les règles. Or quand on a dit cela, nous sommes loin du compte :
- Le congé n'est envisagé que pour des règles "incapacitantes" (récente loi Espagnole, projets de loi, motion EELV). En réalité seulement 11 % des femmes n'ont pas mal du tout pendant les règles. Les 36 % des femmes qui ont "un petit peu mal" (sic) sont totalement occultées. Et, faut-il le rappeler, le bien-être, au travail comme ailleurs, ce n'est pas d'avoir un petit peu mal.
- Des femmes ont des effets à d'autres périodes que les règles (changement de traitement hormonal, syndrome pré-menstruel, ovulation, péri-ménopause, procréation, interruption de grossesse, etc).
- Quand on parle de congé "menstruel", on prend souvent l'exemple d'une pathologie en particulier pour le légitimer (l'endométriose). Même si cette pathologie est honteusement mal prise en charge, légitimer un congé en citant une pathologie en particulier, c'est le délégitimer pour les autres pathologies (fibrome = 1 femme /4, SOPK* = 10% des femmes, etc). Et c'est aussi délégitimer les effets qui ne sont pas liés à des pathologies (ou pas encore diagnostiquées et vu le temps que la médecine met à reconnaitre ne serait-ce que l'existence d'une pathologie puis à apprendre à en faire le diagnostic, ça fait beaucoup de femmes non diagnostiquées).
- Les conséquences psycho-cognitives de la vie hormonale et procréative, particulièrement l'injonction à cacher son état, les exposent à des risques spécifiques (que je ne détaille pas ici mais je peux faire la liste). Notamment à des risques sanitaires mais pas que. Contrairement à ce que l'on pense, dissimuler, et surtout dissimuler son état physiologique, est extrêmement coûteux au niveau émotionnel et cognitif. Les femmes font plus d'épisodes dépressifs, anxieux ou d'épuisement au travail que les hommes. Les conséquences psycho-cognitives de l'injonction à cacher leur état (à mon avis plus que les conséquences de leur état) sont en elles-mêmes des facteurs de risque physique et psychique. Et il est tout bonnement ignoré dans l'évaluation des facteurs de risques au travail. Quand il ne s'agit pas de les renvoyer à leur plus forte "sensibilité". On nous a fait le même coup avec les effets secondaires des médocs : bah, oui, les femmes font plus d'effets secondaires (des médocs ou du travail), mais non ce n'est n'est pas parce qu'elles sont plus "fragiles". C'est parce que les médocs (ou le travail) sont conçus par et pour des hommes qui n'ont pas de variations hormonales et qui n'ont pas le même métabolisme.
Si je n'ai aucun doute sur l'impérieuse nécessité d'un congé de vie hormonale et procréative, je pense aussi que ce dont les femmes ont avant tout besoin, c'est d'être accueillies dans la société AVEC les effets de leurs variations hormonales tout au long de la vie.
Je gage que dans une société hormono-accueillante, qui saurait accueillir les femmes avec les effets de leurs variations hormonales naturelles et de leur vie procréative, elles s'épuiseront moins au travail, présenteront moins d'effets psychiques, et auront moins besoin d'un congé de cycle hormonal. Même si celui-ci, je le répète reste indispensable.
Se sentir accueillie avec les effets de leur vie naturelle les soulagerait déjà tellement. Et quand cela ne les soulagerait pas assez, la société doit reconnaitre et solidairement financer le fait que les corps des femmes avec leurs variations hormonales naturelles et leur vie procréative ne sont pas des corps d'hommes.
Il est plus que temps que dans ce domaine aussi, la honte change de camp. Ce n'est pas aux femmes d'effacer leur vie naturelle hormonale, de cacher qu'elles doivent aller changer leur protection, de se demander dans quelles conditions sanitaires elles vont pouvoir se changer ou même si elles vont pouvoir le faire, de cacher et d'avoir honte d'être en souffrance au travail, d'avoir honte de transpirer, d'être fatiguées, d'avoir honte et de culpabiliser de "laisser les collègues" pour faire une rééducation périnéale pour fuites urinaires à 55 ans. Bref, ce n'est pas aux femmes d'avoir honte de faire tache…
Il s'agit donc tout bonnement d'essayer de normaliser un truc normal, rien de moins que mensuel, qui concerne la moitié de la population en âge d'étudier, de travailler, de s'amuser, de vivre.
Une société devient inclusive lorsqu'elle apprend à moduler son fonctionnement pour offrir une place à toustes en fonction de ses besoins. Nier, invisibiliser ces différences de fonctionnement des corps entre hommes et femmes, c'est le continuum de l'invisibilisation des femmes et de la domination. Qu'on le veuille ou non, qu'on le reconnaisse ou non, ces différences sont là. Ne pas les reconnaitre collectivement, refuser d'œuvrer à les réduire quand elles entravent l'accès à l'égalité, c'est perpétuer les inégalités et les rapports de domination.
Vous souhaitez participer à la réflexion et à l'évaluation des besoins des femmes : voici un questionnaire auquel vous pouvez répondre anonymement ou pas selon votre préférence. 8 minutes.
* SOPK : Syndrome des Ovaires PolyKystiques.