Ça y est, les lendemains qui chantent, ceux qu'on croyait voués à ne rester qu'un mythe pour adolescents naïfs, ceux-là même qui ont soumis des millions d'endoctrinés sous les régimes fascistes européens, ces lendemains qu'on n'attendait plus, ces lendemains qu'on n'osait même plus rêver, se sont bel et bien réalisés, ici, et sous nos yeux ! Main dans la main, tous les citoyens ont fusionné pour ne faire plus qu'un seul, qui répond au nom de Charlie. Les poitrines se sont gonflées, les têtes se sont dressées et l'on a fièrement parcouru les plus grandes villes de France, en brandissant tel un étendard de la Résistance, les principes de la liberté d'expression et de la laïcité. Unis, envers et contre tout, le prolétaire a marché aux côtés du Président de la République, l'employé de bureau a emboîté le pas de la rentière, le paysan et l'actionnaire ont soutenu la même pancarte : « Je suis Charlie », partout, « Je suis Charlie ». Et même le musulman issu de l'immigration, pour peu qu'il ait accepté de crier haut et fort qu'il ne se reconnaissait en rien dans les crimes perpétrés au local de Charlie Hebdo, a pu manifester, bras dessus, bras dessous, avec le militant du Front National !
Des clivages par milliers semblent s'être ainsi effacés devant cette communion sacrée, et on en viendrait presque à remercier ce nouvel ennemi commun qui nous a offert le privilège immense d'assister à la fin des conflits inextricables qui divisent la France : l'islamiste radical. Grâce à lui, on peut enfin conjuguer nos forces, ensemble, dans l'unité, et en chœur pour lui déclarer fermement la guerre. Et sur ce point, nous sommes tous d'accords sur la marche à suivre. Première étape : trier les musulmans en séparant les bons – les biens intégrés, les laïcs, les républicains – des méchants – les radicaux, les fanatiques, ces fous sanguinaires. Seconde étape : mettre ces derniers sous surveillance, leur accrocher des bracelets électroniques, les emprisonner, leur retirer la nationalité française, les sortir du pays, les torturer et... pourquoi pas rétablir la peine de mort ?
On dit que dans la Rome antique, le général romain qui défilait dans les rues devant une foule acclamant son triomphe, se devait d'être toujours suivi de près par un esclave dont l'unique dessein était de lui répéter inlassablement cette même phrase : « Regarde autour de toi, et souviens toi que tu n'es qu'un homme ». Nul général romain ici, mais un cortège de Charlie par milliers dont l'héroïsme fantasmé risque de se montrer par trop éblouissant.
Pendant ce temps, à l'ombre de tous les regards, le petit W., âgé de 12 ans, déambule au hasard, perdu dans l'immensité fourmillante. Avant, il allait à l'école dans une ZEP2 du 13ème arrondissement de Paris. Mais ça, c'était avant. Pourtant, il aimait ça aller à l'école. Il ne manquait jamais à l'appel, même malade. Et cela se comprend : issu de l'immigration et ayant gonflé les rangs des classes populaires, les vacances n'étaient pour lui qu'une longue suite de jours et de nuits à errer sans but dans les rues, regardant avec envie les autres enfants aller au centre de loisir et rêvant secrètement de faire un jour du poney. À l'école, au moins, il ne s'ennuyait jamais. Et même s'il n'avait pas que des bons résultats, et même si le maître le reprenait souvent à l'ordre, il était entouré de personnes bienveillantes qui lui témoignaient respect et affection.
Seulement, un jour, une maman, connue pour ses multiples recours auprès de l'administration pour un oui ou pour un non, décide de porter plainte contre le petit W. Il aurait soi-disant « étranglé » sa fille. L'équipe enseignante, bien consciente que l'acte ne ressemble guère à l'enfant et que la maman en question pratique volontiers l'emphase, a tout de même constaté que depuis quelques temps le petit W. était de plus en plus agité à l'école. C'était compréhensible : son père avait quitté le foyer deux ans plus tôt et sa mère, dépassée, a fait appel à un éducateur pour l'aider à s'occuper de ses enfants. Connaissant la situation, les enseignants se réunissent et proposent à l'inspection de soutenir W. par le biais du dispositif R’école. Cette méthode de coordination des différents membres de l'équipe pédagogique a pour objectif d'aider l'enfant à se reconstruire une image valorisante de lui-même ainsi que des repères stables, nécessaires à une bonne intégration scolaire. Or, contre toute attente, l'inspecteur, certainement distrait par l'appel grandissant de la retraite, dédaigne la proposition et impose l'exclusion définitive de l'enfant.
Officiellement, il s'agit d'offrirà W. une deuxième chance pour repartir d'un bon pied dans une autre école. En apparence, la décision de l'exclusion a été prise en accord avec l'équipe pédagogique lors de réunions consultatives. En réalité, les enseignants qui ont suivi le jeune W. se sont prononcés contre son exclusion lors de ces réunions fantoches qui ont davantageservi à légitimer la décision de l'inspection qu'à réfléchir sérieusement à la meilleure solution pour W. Concrètement, plusieurs écoles ont refusé d'accueillir W. qui s'est retrouvé totalement déscolarisé le temps d'en trouver une qui veuille bien de lui. Objectivement, ce n'est pas une chance pour W. de quitter l'école qui se trouve juste à côté de chez lui pour en rejoindre une autre qui se situe à deux arrêts de tramway et quinze minutes de marche à pied. Finalement, cet enfant qui avait d'abord été abandonné par son père, qui se trouvait déjà exclu de fait de toute forme d'activité extra-scolaire, et qui était en outre le témoin d'une mère dépassée par son rôle,cet enfant qui avait – plus qu'un autre – besoin de soutien et de bases solides,a été abandonné par l'école, c'est-à-direpar l'État lui-même.
À l'heure où tous les Charlie s'enorgueillissent de la République des Lumières en brandissant chartes de la laïcité, plans Vigipirate et sanctions disciplinaires, qu'est-ce que le petit W. est sensé penser de son pays ? L'abandonner maintenant, alors qu'il croyait en l'école, qu'il y trouvait un cadre stable et un soutien régulier, qu'il s'y investissait malgré des perspectives d'avenir déjà restreintes, qu'il y prenait plaisir malgré ses difficultés à maintenir le niveau, n'est-ce pas alors le condamner à un inévitable sentiment de rejet et d'exclusion ? N'est-ce pas le voir envahi par le douloureux sentiment qu'il est un être gênant ? N'est-ce pas lui faire sentir, quelque part, qu'il constitue un poids pour la société ? Et comment le jeune W. est-il sensé réagir lorsque, un jour, il croisera le chemin d'un groupe de personnes intéressées par son sort, à l'écoute, chaleureuses, des personnes qui lui expliqueront qu'il n'est pas seul, qu'il est quelqu'un d'important, dont le monde a besoin, et peut-être même le héros de demain ?
Khaled Kelkal est l'auteur des attentats de 1995 dans le RER B. Trois ans avant son passage à l'acte, en 1992, il est interviewé et raconte son histoire.3 Immigré en France depuis l'Algérie à l'âge de 2 ans, il est bon élève et va jusqu'au lycée. Mais à l'époque, un arabe au lycée, c'est rare, et il subit de plein fouet la discrimination. Ne se sentant pas à sa place, il décroche et glisse progressivement dans la petite délinquance et le chômage. En 1990, son frère, Nourredine, est victime d'une peine de prison disproportionnée par rapport à son « crime » : il fait le guet lors d'un hold up et écope de pas moins de douze ans de prison. Ce dernier sera influent dans la démarche de Khaled pour se reconstruire à travers l'Islam. Dans son interview, Khaled exprime un désir très fort de repères rigides, met en avant les valeurs de travail et de famille, il aspire à se marier, à avoir des enfants, « un coin tranquille », « des voisins tranquilles ». Mais ses conditions d'existence ne lui permettent pas d'accéder à cet idéal de vie. À la violence de la situation subie répondra alors la violence des frustrations engendrées.
Plus tard, Zacarias Moussaoui participe aux attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis. C'était pourtant un jeune homme sans histoire, et brillant à l'école. Immigrée du Maroc, « la famille Moussaoui a voulu se démarquer de son groupe d’origine en choisissant de se couper des autres familles arabes, de se tenir à l’écart des quartiers difficiles, de mener une vie à l’identique de celle des ouvriers et employés français. »4 Pourtant, Zacarias Moussaoui devra régulièrement subir des assignations à rester « entre Arabes ».5 « Il s'agit là du cas typique d'enfants d’immigrés des cités, enfants de la crise des années 1980-1990, [qui] ne cessent de mettre en avant leur mise à l’écart, le stigmate, le sentiment d’être des laissés-pour-compte, de ne jamais être entièrement acceptés, d’être comme ils le disent souvent des « Français de papier », soumis aux contrôles d’identité à répétition et à l’arbitraire policier. »6
Plus récemment, en 2012, Mohamed Merah devient l'auteur des fusillades à Toulouse et à Montauban. Abandonné par son père très jeune, il passe le plus clair de son enfance ballotté de foyers en maison d'accueil. Adolescent, il plonge dans la délinquance. À la suite d'une conduite sans permis, il écope de 18 mois de prison, une condamnation disproportionnée qui fait naître en lui de la rancœur envers les institutions. C’est en prison qu’il commence à lire le Coran et à se radicaliser. Les frères Kouachi qui, hier, ont exécuté les membres de Charlie Hebdo connaissent un parcours similaire : orphelins depuis leurs 6 et 8 ans, ils sombrent également dans la délinquance et, eux aussi, se radicalisent en prison.
Abandonnés, exclus, rejetés, assignés au statut d'étranger, la majorité des jeunes qui se radicalisent en France ont été victime d'exclusion. Comprendre cela, ce n'est pas les excuser, comprendre cela c'est comprendre où se trouvent les racinesdu radicalisme. Si dans les années 1970, le petit W. aurait certainement pu trouver son salut en s'investissant dans le mouvement ouvrier, le syndicalisme, ou bien encore le parti communiste, aujourd'hui il ne lui reste plus que le Jihad. Ce mouvement est actuellement le seul capable d'enchanter son monde, de lui offrir l'opportunité de participer à quelque chose de plus grand quand l'État le lui refuse, de lui donner le sentiment d'être indispensable quand l'État le fait se sentir gênant, de lui garantir d'être toujours là pour lui quand sa vie n'a été qu'abandons successifs, de faire de lui un héros dont on se souviendra toujours quand l'État l'a déjà depuis longtemps oublié.
Dans tous les cas, ce ne sont pas les mesures sécuritaires par centaines, la méfiance grandissante envers une « communauté musulmane » fantasmée, oubien notre ministre de l'Éducation nationale qui vient de décider de donner la priorité au respect des slogans béats de la République plutôt qu'à la réforme des zones d'éducation prioritaire qui empêcheront le petit W. d'être tenté par cette pente glissante. Mais bon, c'est quand même plus simple d'organiser le combat de la gentille République contre les méchants religieux. Et puis maintenant, au moins, on est tous unis. N'est-ce pas W. ?
1Toutes ces idées ont fait l'objet de propositions sérieuses dans les médias.
2ZEP : Zone d'Éducation Prioritaire.
3Interview menée par le sociologue allemand Dietmar Loch.
4Beaud S, Masclet O., "Un passage à l'acte improbable ? Notes de recherche sur la trajectoire sociale de Zacarias Moussaoui", French politics, culture and society, vol.20, n°2, 2002.
5Beaud S, Masclet O., "Un passage à l'acte improbable ? Notes de recherche sur la trajectoire sociale de Zacarias Moussaoui", French politics, culture and society, vol.20, n°2, 2002.
6Beaud S, Masclet O., "Un passage à l'acte improbable ? Notes de recherche sur la trajectoire sociale de Zacarias Moussaoui", French politics, culture and society, vol.20, n°2, 2002.