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Billet de blog 5 octobre 2025

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Derrière la médaille, comment l’État choisit ses familles modèles

À l'heure où les préoccupations démographiques refont surface, une distinction honorifique attribuée aux familles nombreuses, vestige de l’entre-deux-guerres, fait à nouveau parler d’elle. Une décoration parée d’intérêts divergents au gré des appétits politiques.

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Discrètement décorées du Poitou jusqu’à l’Élysée, elles s’appellent Claire, Anaëlle, Gisèle, plus rarement Cassim ou Zahira. Elles sont mères de familles nombreuses, assistantes maternelles ou encore familles d’accueil. Ces femmes, dans l’écrasante majorité des cas, seulement 10 % de médailles attribuées aux pères en 20231, sont les récipiendaires de la médaille de l’enfance et des familles. Un titre honorifique attribué chaque année à plusieurs centaines de Françaises. Aussi, une décoration récemment passée des pages de journaux régionaux aux Unes des quotidiens parisiens après la condamnation, dans l’affaire Mazan, d’un prévenu issu d’un foyer distingué dans les années 80. Pas toujours reluisante, la médaille de l'enfance et des familles est pourtant décernée depuis 1920 en faveur, aujourd'hui, du « réarmement démographique » défendu par Emmanuel Macron. 

Gravée dans le marbre du Code de l'action sociale et des familles, cette distinction initialement réservée aux parents ayant élevé « dignement » au moins quatre enfants français, dont un aîné de 16 ans, s'étend au fil du temps aux foyers assurant l’éducation de leurs progénitures dans un contexte « social ou économique particulièrement difficile ». Bien que définie par la loi, l’appréciation de ces critères reste largement laissée à la discrétion des élus locaux.

Redorer la ruralité

À Saint-Georges-lès-Baillargeaux, une commune de 4400 habitants proche de Poitiers, la récompense n’avait plus été décernée depuis vingt ans mais le choix porté sur Odile, mère de six enfants, allait de soi. « C’est une famille dont on a toujours entendu parler en bien et derrière les éléments factuels comme la famille nombreuse, il y a aussi une éducation portée, un engagement sur des valeurs associatives », justifie le maire non étiqueté, Éric Ghirlanda. D’abord accaparée par le suivi des conseils de classe, Odile, installée dans la commune à l'aube des années 2000, intègre l’ADMR une association d’aidants à domicile en milieu rural. Désormais à la retraite, son engagement se poursuit par l'accompagnement d'enfants hospitalisés. Pour décrire cette vie au chevet des siens comme des autres, elle avance le choix délibéré mais concerté avec son époux de construire leur famille sans mettre de côté sa vie active. Ce qui n’empêche pas le stigmate de la poule pondeuse : « En l’espace de treize ans, nous avons eu six enfants et les gens pouvaient nous dire : "Il y a la pilule qui existe !" ». Une fois passées les joies comme les aléas d’un pavillon battant son plein, aujourd’hui le nid est vide mais pour Odile « si tout était à refaire, je referais la même chose pour mieux apprendre de mes erreurs ». Quant aux retombées de la médaille : « C’est une reconnaissance mais l’impact se ressent surtout par rapport au souvenir créé pendant la cérémonie avec la famille réunie. » Dans de rares cas une prime est aussi attribuée par la CAF (Caisse d'allocations familiales) allant de 50 à 300 euros maximum.
Au-delà des atours paternalistes du bijou, pour le maire de Saint-Georges, la médaille fait aussi partie des politiques d'attractivité mises en place dans sa commune en direction des familles. Car entre la difficile sauvegarde des services publics et le vieillissement de la population, plus durement ressenti dans les territoires, limiter l'exode rural reste un enjeu de taille. Ainsi, outre la remise au goût du jour de la médaille, la commune s'illustre aussi comme la seule de la Vienne à accueillir des élèves atteints de troubles autistiques au sein d’une classe inclusive. Concernant l’offre de logement social au bénéfice des familles précaires, si le seuil réglementaire n'est pas encore atteint, l'objectif reste en ligne de mire avec le souhait de favoriser « une intégration intergénérationnelle ».

La peur du célibat féminin

Reflet des préoccupations politiques et démographiques, la sélection des profils à médailler n'est donc jamais laissée au hasard. Une tendance qui s’observe dès la création de la décoration. « L’élaboration de cette médaille a été influencée par la Première Guerre mondiale au moment où l'on redoute que les femmes veuves ou célibataires ne réussissent pas à se marier », décrit Sandra Brée, historienne et démographe au CNRS. Cette crainte du célibat féminin, allant de pair avec une peur de la « dépopulation » liée au fort déclin de la natalité, se renforce au moment du conflit. Dès lors, bien que le célibat de ces générations féminines s'avère finalement plus faible que redouté, « la natalité en France continue de baisser jusqu’à atteindre un creux dans l’entre-deux-guerres à des niveaux à peine plus élevés que ceux d’aujourd'hui », précise la chercheuse. Dans ce contexte, où il faut « encourager les naissances et en particulier les familles nombreuses », alors que le risque de mortalité infantile est encore prégnant, pour mériter la médaille il ne suffit pas d’avoir beaucoup d'enfants mais également de « savoir les élever ». Une préconisation de Jules-Louis Breton, ministre de l'Hygiène, de l'Assistance et de la Prévoyance sociale, à l’origine des premières remises mais aussi de la généralisation des allocations familiales.

« Soutien à la natalité »

Mais au lendemain du baby-boom, les politiques natalistes n’ont plus le vent en poupe et la symbolique de la reconnaissance sociale conférée par la médaille prend l'ascendant. Une direction cependant nuancée par l’Union Nationale des Associations Familiales (l’UNAF), l'organisme porte-parole officiel des familles auprès des pouvoirs publics et coordinateur des différentes unions départementales (les UDAF), des antennes locales assurant la gestion des candidatures à la médaille. « Il ne s'agit pas de promouvoir un modèle de famille exemplaire, parce que toutes les familles ont des difficultés mais de reconnaître que s'occuper de ses enfants, c'est aussi un apport pour la société », abonde une dirigeante de l'UNAF. Pour concrétiser cette idée, l'institution chargée de promouvoir, défendre et représenter les intérêts des familles initie des cérémonies de remises à l’Élysée où le président de la République décore lui-même les parents ou professionnels récipiendaires. Une occasion acquise à l’exécutif pour formuler des annonces ou défendre son bilan en matière de politiques familiales. Lors de la dernière édition délocalisée, le 16 mars 2022, des mairies provinciales à la rue du Faubourg Saint-Honoré, l’évènement consacrait notamment la remise au goût du jour des critères de la médaille désormais élargis aux personnes qui dédient ou qui ont dédié leur vie professionnelle ou leur action bénévole à l'accompagnement, à la protection et à la défense de l'enfance et des familles, particulièrement dans les domaines de la prévention ou de la lutte contre la pauvreté. Une redéfinition poussée par « Adrien Taquet (ndlr, secrétaire d'État à l'enfance et aux familles en 2022) qui a souhaité distinguer les professionnels de l'Aide sociale à l'enfance ou de la puériculture après l’intégration législative du soutien à la parentalité dans le champ de la protection de l’enfance », souligne Marie-Paule Martin Blachais, médecin et actuelle directrice générale du Groupement d’intérêt public Enfance en Danger. Une professionnelle elle-même décorée de la médaille de l'enfance et des familles et de la Légion d’honneur. « Le but était de déplacer le curseur économique, actuellement concentré sur le secteur de la protection de l'enfance à hauteur de presque 10 milliards d'euros, du côté de la prévention. »

Or, si la cérémonie semble inaugurer une nouvelle version de la récompense placée sous le signe du soutien aux familles, pour le président de la République, il est avant tout question de « soutien à la natalité » dans son discours d’ouverture non officiellement diffusé. Un appel franc au renouvellement des générations, nécessaire au maintien d’un taux de natalité garantissant tant la stabilité démographique qu’économique du pays. Mais surtout un parti pris contredit par les spécialistes, dont Virginie Barusse, professeure à l’Institut de démographie de l'Université Paris 1 pour qui l’ordre des priorités diffère : « Le contexte économique est d’abord le facteur déterminant. Ce qui peut freiner les familles à avoir des enfants, c'est avant tout la question de l'emploi », qu'il fasse défaut ou qu'il envahisse la sphère privée. Dans cette même allocution, quelques mesures cosmétiques sont également mises en avant : les petits déjeuners gratuits dans les écoles appartenant aux réseaux d'éducation prioritaire, la mise en place du nouveau congé paternité d’un mois ou encore la revalorisation de 100 € de la prime d’activité pour les familles monoparentales. Deux ans plus tard, le résultat de ces mesures gouvernementales est sans appel : « Plus d’un million de personnes, parents et enfants compris, vivent » encore « dans une famille monoparentale avec un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté », souligne l’Observatoire des inégalités2. Majoritairement des femmes seules avec un ou plusieurs enfants, mises à l’écart des critères d’éligibilité à la médaille, hors cas de veuvage. Puis, dans la continuité de ce bilan, le président évoquera début 2024 la nécessité d’un « réarmement démographique », alors que six mois plus tard, la Cour des comptes, dans son rapport du 6 mai appuiera sur la « performance médiocre de la France » en termes de mortalité infantile et d'accessibilité aux soins périnataux3.

Casier judiciaire, chômage et cooptation

Si depuis 2022 la cérémonie élyséenne n’a pas été renouvelée, dans les départements, les célébrations se poursuivent d’une année sur l’autre avec un engouement plus ou moins renouvelé. Notamment en région Centre-Val de Loire, où pas moins de six médailles ont été décernées en 2024 dans le département du Cher, moitié moins en Indre-et-Loire. En réalité, c’est même assez loin de la capitale que le cœur du processus d’attribution se joue car, pour s’assurer du caractère méritant d’une famille éligible à la médaille, les UDAF (Union départementale des associations familiales) centralisent les informations administratives des candidatures de parents, de leurs enfants ou des professionnels souhaitant être décorés ou proposés, les vérifient auprès de la préfecture et mènent ensuite leurs propres instructions. Un double niveau de vérification réuni sous l’appellation d’« enquête de moralité ».

« Si la survivance de l’expression peut interroger », admet Pierre-Ange Savelli, directeur de cabinet de la préfecture d’Indre-et-Loire, en réalité, hors nomination liée à une fonction régalienne, cette enquête, pour la partie préfectorale, repose principalement « sur la consultation du casier judiciaire et, éventuellement, en zones rurales, une rapide enquête de voisinage voire un coup de fil de la gendarmerie au maire ». Une partie de ce travail étant déjà assurée par les candidats eux-mêmes au moment de compléter le formulaire Cerfa accompagné d'un extrait du casier judiciaire, des actes de naissance des enfants ou encore des certificats de scolarité, entre autres pièces à fournir. À la suite de ces vérifications, le volet « d’enquête familiale », une expression préférée par les salariés des UDAF, prend le relai. « Nous rencontrons la famille pour voir leur lieu de vie, tester un peu les relations avec les enfants, décrit Monique Fontaine, directrice de l’Union Départementale des associations familiales de l'Indre-et-Loire. Je serais tentée de dire que, lorsque l’on annonce sa visite, le ménage est fait mais parfois, au cours des discussions, on peut se rendre compte de certaines choses. » Concrètement, des questions peuvent être posées sur la scolarité des enfants ou le parcours professionnel des parents. Aussi, sur les difficultés éventuellement rencontrées telles que des périodes de chômage ou de maladie. Une fois les enquêtes terminées, les demandes sont ensuite transmises à une commission d’attribution décisionnaire en dernier ressort. Si, en principe, les rôles sont bien définis, dans la pratique, les bénévoles des associations adhérentes aux UDAF participent activement au processus d’attribution de la médaille lorsque les salariés de l’organisme sont, eux, affairés à d’autres missions plus importantes assumées par ces organismes (gestion des tutelles et curatelles, accompagnement budgétaire des familles, représentation dans diverses instances et organismes publics). Parfois, ce sont aussi les mêmes personnes qui interviennent à chacune des étapes d’instruction d’un dossier. À Tours, une mère de famille récompensée en 2022 et adhérente d'une AFC (Associations Familiales Catholiques), un groupement connu pour ses positions anti-IVG et contre le mariage pour tous, a vu son dossier instruit par la présidente d'une section tourangelle de l'association, elle-même récipiendaire de la médaille auparavant. « Comme je connaissais très bien la personne, il n’y a pas eu de difficulté, on en a discuté ensemble puis son dossier a été validé », détaille l'ancienne responsable. Plus engageant encore, à quelques encablures, dans le Loir-et-Cher, l’un des anciens vice-présidents de l’UDAF 41, siégeait en même temps à la commission d’attribution de la médaille en plus d’être à la tête de la section départementale d’une Association Familiale Catholique.

« Ils faisaient partie d’une communauté »

Ces effets d’influence ne s'arrêtent pas aux portes des UDAF. Comme illustré par les cérémonies organisées à l'Élysée, le personnel politique sait s'emparer de la distinction. Au conseil départemental du Cher cette fois, Sophie Bertrand, vice-présidente en charge de l’enfance et des familles, soutient qu’en dehors de l’effet d’exemplarité et du chèque-cadeau offert, la médaille de l’enfance et des familles reste un dispositif à part, totalement différencié des politiques publiques. Tout en précisant par ailleurs : « Dans certains foyers, on fait un enfant pour avoir davantage d’aides financières et c'est un peu contre cela aussi qu'on veut lutter, en valorisant aussi des familles qui s’en sortent avec peu de moyens. » Là où le bât blesse, c’est lorsque ces a priori infusent jusqu’à nourrir des préjugés xénophobes. C’est ce qui a pu se passer à Vignoux-sur-Barangeon, une petite commune de 2000 âmes à l’ouest du département, où le maire divers droite s’est vu opposer un avis défavorable de l’Union départementale des associations familiales du Cher lorsqu’il a avancé la candidature d’Annita. Cette mère de onze enfants, sédentarisée avec son conjoint dans une caravane depuis une trentaine d’années, avait noué un lien singulier avec l'édile, anciennement propriétaire d’une pharmacie pendant plusieurs décennies. À l’officine, « on parlait des gamins, tout ça, et puis quand on tombait malade, il était toujours là », raconte Annita. Sur cette affaire, l’actuelle présidente de l’UDAF 18 s'explique : « J'avais mis un avis réservé, je n'aurais peut-être pas dû, mais c'était une famille où la maman était certes méritante mais ils faisaient partie d’une communauté où les filles se marient très jeunes ou ne se marient pas, en plus d’avoir des enfants tôt. » Annita n’est alors ni contactée, ni visitée. L’enquête s’arrête là, sauf pour le maire qui prend attache avec la préfecture pour en savoir plus. La médaille sera finalement décernée. Si le cas d’Annita semble isolé, en réalité, un haut cadre de l'UNAF, l'organisme coordonateur au niveau national, confie, à propos de la décoration d’une famille de confession musulmane : « À un moment donné, il y avait une telle crispation autour de l’affaire du foulard qu’il y a eu des hésitations. » D'ailleurs, aucune association ne porte la voix des foyers musulmans dans la galaxie des 6000 associations affiliées à l’UNAF.

Dans ces circonstances, les oripeaux de la médaille peuvent dissimuler des visions discriminatoires de la famille. Informé de ces dysfonctionnements, le ministère du Travail, de la Santé, des Solidarités et des Familles n'a pas souhaité donner suite. Ainsi, outre les insuffisances d’une récompense symbolique, il reste difficile pour une large part de foyers français de se retrouver dans le dispositif. Nicolas Faget, porte-parole de l’ Association des Parents et futurs Parents Gays et Lesbiens avance à ce propos : « On a très peu de familles éligibles d’après les critères de la médaille. Les familles nombreuses homoparentales ont des recompositions et donc elles ne rentrent pas dans le cadre de la récompense puisqu'il faut avoir pris en charge entièrement l’aîné de la fratrie jusqu'à son 16e anniversaire. » Une configuration mettant d’emblée à l’écart les familles nombreuses formées en coparentalité. Même si la médaille de l’enfance et de la famille ne fait pas partie des priorités de l’association, il reconnaît « cette médaille, elle ne peut pas être pour nous ».

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Sources :

- 1 Un chiffre communiqué par l’Union nationale des associations familiales.

- 2 La pauvreté selon le type de ménage - Donnée de l'Observatoire des inégalités du 10 décembre 2024

- La politique de périnatalité - Rapport de la Cour des comptes du 6 mai 2024

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