Re-faire l’OMS pour le peuple
Anne-Emanuelle Birn et Laura Nervi
Pendant que les experts de santé globale, les politiciens, les organisations de société civile, et six des dirigeants politiques des pays du G7 se rallient pour donner de l’appui à l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) et pour aller à l’encontre de la discréditation et de la suspension du financement de l’agence de la part de l’administration des États-Unis, un moment de réflexion est justifié.
Sans aucun doute, l’OMS est un acteur clé pour nous diriger à travers la pandémie COVID-19, en développant, en coopération avec les pays membres, des plans de préparation pour la pandémie (y compris pour les vagues subséquentes de la maladie); en faisant la collecte, l’analyse et la dissémination de données épidémiologiques cruciales; en transmettant des politiques et des conseils avisés et scientifiquement fondés; en établissant de nouvelles instructions générales au sujet du dépistage, de la distanciation physique, et autres mesures de santé publique; en instituant de nouvelles lignes directrices pour la collecte des données et le partage de l’information; et en donnant de l’appui à la recherche sur les drogues et les vaccins. Si les pays membres accordent à l’organisation le pouvoir requis et le financement suffisant, l’OMS a le potentiel d’augmenter son transport d’équipements de protection individuelle et autres approvisionnements pour protéger les travailleurs de première ligne et pour servir comme coordinateur international de la distribution éthique et équitable pour les diagnostics, les vaccins, les traitements et l’équipement. D’après les Règlements sanitaires internationaux, l’OMS est autorisée à déclarer une < urgence de santé publique de portée internationale,> tout comme elle l’a fait le 30 janvier au sujet du COVID-19, et d’effectuer une réponse en temps réel.
Est-ce que l’OMS a fait des erreurs? Le « processus d’évaluation impartiale, indépendante et complète » de la réponse de l’OMS au COVID-19, qui se réalisera prochainement, révélera ces fautes, mais la contrainte de l’OMS était prédéterminée dès le début par ses propres structures de processus décisionnels, par sa portée restreinte (sa dépendance du reportage des pays et la compliance avec les normes établis, le manque de mécanismes d’exécution de ces normes), et par sa dépendance financière des donateurs opérant pour leurs propres intérêts.
Des questions persistantes demeurent au sujet du délai de partage d’information de la Chine avec l’OMS. Néanmoins, une fois que les autorités chinoises ont confirmé de façon officielle la transmission de personne en personne, l’OMS a collaboré avec la Chine pour avertir le monde de cette urgence de santé publique de portée internationale, et pour recommander des mesures exceptionnelles pour la contenir.[1]
De plus, sous pression internationale, la Chine a révisé son total de morts dû au COVID-19, et l’a augmenté pour en corriger les inexactitudes. Par contraste, les estimations effroyables et tardives des morts sans l’inclusion des morts dans les maisons de retraite et des morts à domicile au Royaume-Uni, en Italie, en France, en Espagne, et aux États-Unis, parmi autres pays, sont excusées, ou du moins sont contextualisées dans les circonstances atténuantes du présent.
En outre, les pays qui ont tenu compte des conseils de l’OMS—y compris l’Allemagne, l’Islande, le Danemark, la Nouvelle Zélande, le Vietnam, la Corée du Sud, et la Finlande—ont bénéficié de ses conseils. (Le Taiwan, qui n’est pas membre de l’OMS, a anticipé efficacement la situation, mais cela est un cas séparé.) En bref, en même temps que le procès vital d’apprentissage et de renouvèlement—que tous les pays devraient effectuer—se déroule, l’OMS devrait être autorisée à faire son travail.
Pourtant un doute surpasse tous les autres : l’OMS est en effet « captive. » La constitution progressiste de 1948 de l’OMS a établi la gouvernance démocratique via l’Assemblée mondiale de la santé annuelle et le bureau exécutif de 34 membres techniquement qualifiés élus pour trois ans.[2] Cependant, durant des décennies, l’OMS a été entravée de mettre en place des politiques indépendantes, la détermination de son agenda étant supplantée par de puissants pays membres, par leurs sociétés transnationales (STN) et leur philanthropies, et leurs institutions financières internationales. Depuis 2010, la <Global Redesign Initiative> du Forum économique mondial cherche à transformer l’Organisation des Nations Unies (ONU), y compris l’OMS, en système de « gouvernance multipartite » (influencé par les STN, la philanthropie, et la grande finance), par lequel les fonds publics et la légitimité de l’ONU sont canalisés dans des efforts privés à but lucratif.
Fondée dans les débuts de la Guerre Froide et les luttes de décolonisation, l’OMS a toujours été défectueuse. Ses décennies initiales étaient dominées par des campagnes favorisées par les États-Unis contre les maladies, comme le paludisme et le pian, qui avaient des outils techniques déjà prêts à être implémentés (le DDT et la pénicilline), mais qui portaient peu d’attention aux conditions de vie reliées à la santé ou du développement de systèmes robustes de soins de santé. Pendant une collaboration entre les États-Unis et l’URSS des années 1960 et 1970 pour l’éradication de la variole, des états du « tiers monde » ont lutté pour une réorientation : « la Santé pour Tous à l’An 2000, » incarnée dans la Déclaration d’Alma-Ata de 1978. C’était la meilleure opportunité pour l’OMS, et pour le monde entier, d’améliorer équitablement la santé et le bien-être à travers une approche basée dans les soins de santé primaire—enracinée dans le droit à la santé, la justice sociale, et un nouvel ordre économique international—dans le contexte de défier les asymétries de pouvoir, surtout entre les pays du Nord et les pays du Sud.[3]
Mais dans les années 1980, pendant une crise de dette et une récession mondiale, et pendant un tournant idéologique néolibéral, l’OMS a été harcelée par les administrations de Thatcher, au Royaume-Uni, et de Reagan, aux États-Unis. Ce dernier a réduit unilatéralement ses contributions à l’ONU et a ensuite retenu ses cotisations à l’OMS d’environ 1986 à 1988. Ces mesures visaient au moins partiellement à réprimander l’OMS pour son programme de 1977 de Médicaments Essentiels (qui dresse la liste des médicaments génériques), qui était opposé par des grandes entreprises pharmaceutiques, et pour son Code international de la commercialisation de substituts du lait maternel de 1981 pour mettre fin aux pratiques commerciales non-éthiques de la part des entreprises de lait maternisé. Simultanément, Alma-Ata, envisagée comme un effort axé sur la communauté pour s’attaquer aux causes profondes des maladies (par exemple, enrayant la diarrhée grâce à l’accès à l’eau potable et aux systèmes sanitaires) au sein d’une critique radicale des arrangements mondiaux de puissance économique, a été dévalorisée par un effort préconisé par la Fondation Rockefeller pour rendre les soins de santé primaire « sélectifs » grâce à des interventions descendantes, et étroitement définies.[4]
Par ailleurs, la Banque mondiale commençait à supplanter l’OMS sous-financée. Les emprunts de la Banque mondiale obligeaient la micromisation et la privatisation massive des systèmes de soins de santé dans les pays du Sud. Les politiques d’austérité venant après 2008 se sont également propagées vers le Nord : nombreux systèmes de soins de santé notables ont été affaiblis, sous-financés, et commercialisés, générant un gros profit privé, notamment au Royaume-Uni et en Espagne, deux des pays les plus affectés par le COVID-19.
Dû aux cotisations réduites ou stagnantes de ses membres, au début des années 1990 l’OMS a été poussée à solliciter d’autres sources de financement. De nos jours, 80% du budget de l’OMS (environ 2.4 milliards de dollars dans sa totalité, ce qui est moins d’un tiers du budget de l’Hôpital Presbytérien de New York!), est assigné à l’avance pour des activités spécifiques décidées par ses donateurs, conférant un contrôle énorme à certains pays riches, aux STN, aux fondations, et aux partenariats publics-privés (les PPP, qui emploient typiquement des outils techniques, souvent produits par ces partenariats eux-mêmes, pour cibler des maladies individuelles, en évitant les approches intégrées ou basées sur des systèmes unifiés de santé).
La prolifération des PPP insuffisamment réglementés (et financés par ses partenaires gouvernementaux), ce qui offre l’accès à des prises de décision et des opportunités pour la commercialisation sans précédent aux entreprises non-responsables, est un développement particulièrement insidieux. Ces dernières années, l’OMS a été sous la pression des PPP, des STN, et de leurs partenaires gouvernementaux pour, par exemple, relâcher ses efforts au sujet des directives sur la consommation de sucre, pour recommander le stockage en masse d’un médicament inefficace contre la grippe (ce qui représente un conflit d’intérêt avec <big pharma>), et pour pousser vers l’adoption d’un <Cadre mondial de suivi pour maladies non transmissibles>, qui ignore la réglementation des STN.[5]
Le Fonds mondial et Gavi (l’Alliance du vaccin), les plus grands PPP, qui sont tous les deux largement soutenus par la Fondation Bill et Melinda Gates et par des contributions gouvernementales, ont esquivé et déplacé l’OMS (qui n’a même pas le droit de voter au conseil du Fonds mondial), dirigeant tous les ans des milliards de dollars publics vers l’achat et la distribution de vaccins qui profitent au <big pharma,> et pour des initiatives de contrôle du SIDA, de la tuberculose, et du paludisme, qui fournissent des contrats lucratifs au secteur privé.[6]
Donc, dire tout simplement que l’OMS a commis des erreurs et qu’elle manque de direction serait fondamentalement mal interpréter la situation. La restructuration néolibérale pendant quatre décennies a mené l’OMS à agir précisément comme cette restructuration a été conçue: comme courtière intermédiaire pour de puissants intérêts.
Aujourd’hui, relégitimer le pouvoir et la compétence de l’OMS est urgent.[7] L’OMS a besoin de soutien financier sans aucune contrepartie, basé sur les cotisations de ses membres, pour pouvoir en assurer la gouvernance démocratique, l’établissement d’agendas indépendants, et les prises de décision fondées sur la science, d’après son mandat constitutionnel de promouvoir la santé comme droit humain. Bien sûr, une telle transformation est en contradiction directe avec l’assaut néolibéral de l’OMS et du système entier de l’ONU. Néanmoins, se focaliser sur les facteurs sociétaux qui structurent la santé, tels que : la crise climatique; les conditions dangereuses de travail; l’extractivisme (l’exploitation minière, le gaz et le pétrole, l’industrie agroalimentaire, etc.); la guerre, la migration forcée; l’oppression sexiste, transphobe, homophobe, raciste et de classe sociale; et les asymétries prévalentes du pouvoir et de la richesse—et fournir recherche et conseils impartiaux concernant les systèmes les plus équitables et efficaces de santé publique et de soins médicaux, selon les principes et les pratiques de justice de santé universelle—va non seulement engendrer l’équité de la santé pour tous mais va aussi aider à anticiper et prévenir de futures pandémies et à enrayer la pandémie actuelle.
Anne-Emanuelle Birn, D.Sc, M.A.
Laura Nervi, PhD, MSP
À propos des auteurs
Anne-Emanuelle Birn est professeur au Centre d’études critiques du développement et à l’École de Santé Publique Dalla Lana, à l’Université de Toronto, Canada. Laura Nervi est professeur au Collège de Santé de Population, à l’Université du Nouveau Mexique, à Albuquerque, Nouveau Mexique, États-Unis.
Contributions des Auteurs
A.E. Birn a initié l’idée de l’article, et les deux auteurs ont contribué de façon égale à l’écriture, la recherche et l’examen de l’article.
Remerciements
Nous remercions Theodore Brown, Alison Katz, Mary O’Hara, et les experts externes pour leur utiles suggestions.
Autorisation
Autorisation de traduire, publier et citer ce document UNIQUEMENT en citant la source.
Cet article est une traduction de Anne-Emanuelle Birn et Laura Nervi, “(Re-)Making a People’s WHO,” American Journal of Public Health, 110: 9 (September 2020): e1-e2. https://doi.org/10.2105/AJPH.2020.305806
https://ajph.aphapublications.org/doi/abs/10.2105/AJPH.2020.305806
L’American Journal of Public Health n’est pas responsable pour la traduction.
Traduction
Espie Krementsova avec Manuela Bornstein
Conflits d’Intérêts
Les auteurs n’ont aucun conflit d’intérêts (actuels ou potentiels) à divulguer.
Références
[1] Horton R. Offline: Why President Trump is wrong about WHO. The Lancet. 2020; 395(10233):1330.
[2] Cueto M, Brown TM, Fee E. The World Health Organization: A History. Cambridge: Cambridge University Press; 2019.
[3] Packard R. A History of Global Health: Interventions into the Lives of Other Peoples. Baltimore: Johns Hopkins University Press; 2016.
[4] Birn A-E. WHOse health agenda? 70 years of struggle over WHO's mandate. The Lancet. 2018; 391(10128): 1350-1351.
[5] People's Health Movement, Medact, Third World Network, Health Poverty Action, Medico International, and ALAMES. Global Health Watch 5: An Alternative World Health Report. London: Zed Books Ltd; 2017.
[6] Birn A-E, Richter, J. US Philanthrocapitalism and the Global Health Agenda: The Rockefeller and Gates Foundations, past and present,” in Howard Waitzkin and the Working Group on Health Beyond Capitalism, eds. Health Care Under the Knife: Moving Beyond Capitalism for Our Health, Monthly Review Press, 2018.
[7] Wibulpolprasert S, Chowdhury M. World Health Organization: Overhaul or Dismantle? Am J Public Health. 2016;106(11): 1910-1911.