La riposte du gouvernement français à la pandémie de Covid a pu être considérée comme trop lente dans une situation où l’urgence appelait des décisions rapides. Mais on note avec surprise que le même gouvernement est capable aussi d’actions impromptues qui peuvent à la réflexion sembler précipitées. C’est, me semble-t-il, le cas de la décision de mettre fin à l’ANRS ou Agence Nationale de Recherche sur le Sida et les hépatites virales, ou plutôt de la fusionner, à partir du 1er janvier de cette année, avec le consortium [1] de l’INSERM appelé REACTing. Créé en 2016 au moment de la crise d’Ébola, ce consortium, depuis le début de la pandémie à Covid-19, coordonne et poursuit des projets de recherche sur le nouveau virus.
L’ANRS, au début Agence Nationale de recherche sur le Sida, a vu le jour en 1988, cinq ans après la description du virus VIH par Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi. En 1992, l’ANRS se structure sous la forme d’un Groupement d’Intérêt Public (GIP), regroupant les ministères de la Recherche et de la Santé, le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) et l'Institut Pasteur, pendant vingt ans, jusqu’au jour où elle devient Agence Autonome de l’Inserm. L’agence, dirigée d’abord par Jean-Paul Lévy, a déployé une activité de coordination, d’animation et de financement de la recherche quand tout ou presque était à créer dans le domaine du Sida, elle a en particulier développé des études cliniques sur les molécules thérapeutiques candidates, qui aboutiront aux premiers essais concluants sur l’AZT en 1995. Le GIP comportait trois tutelles ministérielles, la Santé, la Recherche et les Affaires étrangères, contribuant à un budget qui n’a cessé d’augmenter, au fur et à mesure que se multipliaient les projets financés, allant des sciences fondamentales aux sciences sociales : ces dernières ont fait beaucoup pour explorer les facettes comportementales de l’épidémie et susciter des recherches originales et performantes dans toutes sortes de milieux sociaux.
Aussi l’action de l’Agence a-t-elle été tôt relayée dans les réseaux sociaux et les ONG qui ont fourni des informateurs et des experts « laïques » pour l’évaluation scientifique des projets, dans les commissions spécialisées dans l’examen des dossiers de recherche. Ces commissions en nombre croissant ont été établies avec des personnalités scientifiques renommées à leur tête, très engagées dans la lutte contre le Sida. Avec Michel Kazatchkine, l’Agence a pris une extension significative en encourageant des projets situés en Afrique où l’épidémie est restée longtemps invisible et en Asie où elle est arrivée plus tard qu’en Europe, et enfin en créant des sites de recherche-action dans plusieurs pays, situés d’abord en Afrique subsaharienne (Sénégal, Cameroun, Côte d’Ivoire, Burkina Faso…) puis en Asie (Cambodge, Viêt-Nam), le dernier-né étant au Caire en Égypte, créé en 2007. Ces sites permanents de l’Agence fonctionnent en étroite collaboration avec les chercheurs locaux : l’Agence s’est régulièrement efforcée de mener un partenariat véritable avec la communauté scientifique locale et les représentants des personnes vivant avec le VIH et bien sûr ceux des autorités locales de santé.
Présidente du Conseil d’Administration (CA) de l’ANRS de 2002 à 2004, j’ai assisté à la montée en puissance de l’agence et à l’intégration dans ce même conseil de représentants des associations liées au sida, y compris de « personnes vivant avec le VIH », alors une grande nouveauté dans un CA, même s’occupant de maladies éminemment « sociales » et socio-culturelles comme l’infection par le VIH. J’ai aussi assisté à l’extension du domaine couvert par la recherche aux hépatites B et C qui représentaient un fléau de plus en plus visible dans certains pays touchés par le Sida. Lors de la visite de l’agence par le ministre de la recherche, j’ai reçu des compliments dithyrambiques pour ce qui tenait très peu à mon intervention personnelle : la création d’un « vrai modèle pour la recherche médicale ». Sans être superstitieuse, je me suis dit pourtant que la roche Tarpéienne est proche du Capitole[2], et qu’il ne fallait pas chanter victoire trop haut et trop tôt, mais rester modeste sinon petit et continuer à se retrousser les manches.
Plus tard, j’ai œuvré plus concrètement au sein de deux commissions d’examen des projets de recherche, sur les affections hépatiques et dans les pays du Sud. Et je peux dire, pas seulement en comparaison avec d’autres jurys, mais presque dans l’absolu, que j’ai été très impressionnée par le professionnalisme militant et le labeur des membres des commissions, y compris là encore les représentants des associations, examinant avec autant de minutie que d’enthousiasme les épais dossiers parfois très techniques qui leur étaient soumis.
Les défis étaient de taille : le Sida faisait rage au Cambodge, les traitements étaient enfin disponibles. Encore fallait-il qu’ils soient accessibles pour les malades dans les pays à ressources limitées des continents africain et asiatique. Le président succédant à Kazatchkine, Jean-François Delfraissy (actuel président du Conseil scientifique pour le Covid-19) a mis son point d’honneur à continuer une politique ambitieuse de traitement et de prophylaxie du sida, y compris dans les Suds. Enfin, depuis que la PreP ou prophylaxie du VIH en cas d’exposition a été mise en place, alors qu’elle est de plus en plus une réalité dans l’hexagone, elle est encore à développer dans beaucoup de pays. Beaucoup de chantiers, donc, qui restent superactifs, selon une dynamique qui ne s’est pas démentie quand, en 2020, au début de la pandémie, et sortant de ses sujets habituels, l’ANRS a lancé un appel d’offres pour des recherches touchant le nouveau virus, c’était en avril 2020 : en quelques semaines, l’appel a été lancé, l’évaluation a eu lieu, puis les projets ont démarré…
Mais là nous arrivons à un tournant.
Le 1er janvier, l’ANRS a été sinon dissoute du moins fusionnée avec le consortium REACTing de l’INSERM, chargé au début de l’épidémie, avec des moyens limités, de coordonner et de réaliser des projets de recherche sur le virus inconnu qui s’était invité sur la planète.
Le public, dépité par l’absence apparente de préparation au nouveau virus et à la pandémie de Covid, a pu applaudir à la création d’une nouvelle agence officiellement consacrée aux « maladies infectieuses émergentes » : il s’est habitué à considérer comme la menace prioritaire celle de pandémies inconnues de ces chercheurs qui l’avaient fait jusque-là rêver de l’éradication des maladies microbiennes.
Cette création n’est pas une fusion comme en réalisent tous les jours les grands groupes pharmaceutiques entre eux, elle en diffère du tout au tout. L’ANRS avait réalisé un prototype original et performant, comme me l’avait jadis susurré mon interlocuteur ministériel, un cas à part. Les équipes de direction avaient développé des savoir-faire performants, reposant sur une connaissance fine des laboratoires mais aussi des pays où ils étaient implantés, pas des plus faciles, grâce à des liens et des habitudes d’estime mutuelle enracinés dans des échanges et des missions bilatérales infatigables.
Tout ceci a été sinon balayé du moins suspendu d’un revers de main. Un nouveau directeur a été nommé, une nouvelle équipe directoriale a pris les choses en main. Pour le moment, le sigle est demeuré le même, on a seulement ajouté à sida, hépatites… maladies infectieuses émergentes.
Si le propos est grandiose, le budget ne l’est pas. Il y a eu à cet égard une levée de boucliers de la part des figures historiques de l’ANRS, Françoise Barré-Sinoussi, Jean-François Delfraissy, François Dabis et d’autres. Quand l’intitulé de la nouvelle agence balaye le continent inconnu des émergences dans les années à venir, quoi ? pas le moindre poste créé, de vagues assurances que tout reste comme avant, et que l’on va faire plus avec moins, en évoquant la nécessité de reprendre le bâton du pèlerin et l’habituelle tournée pour dénicher des ressources supplémentaires auprès du privé, des bailleurs de fonds, que sais-je ?, sur un programme qui pour le moment n’est pas défini, avec des équipes locales désemparées sur les différents sites, à qui on indique seulement le mot-clé du changement et de l’adaptation à « l’évolution ».
Oui, l’évolution, d’où vient-elle et que signifie-t-elle ? Y a -t-il eu concertation du milieu des chercheurs, des associations qui connaissent par cœur l’ANRS et pour le moment ne montent pas au créneau, tant sans doute elles ont été tétanisées par les problèmes du Covid et du confinement, tant aussi la décision a pris tout le monde par surprise : une réunion du milieu chercheur s’est faite en visioconférence, sous l’égide d’un cabinet de consultance qui prenait les questions des auditeurs et jouait les truchements à l’orientale, un processus bien connu quand on veut éviter les questions gênantes.
Certes, le projet de recherches sur les infections émergentes a tout l’heur de plaire, à l’heure de la pandémie dont la menace parait à beaucoup la priorité essentielle, encore faudrait-il comprendre comment on en est venu à la décision de remanier à toute vitesse un dispositif de santé publique reconnu internationalement, célébré dans plusieurs pays du monde francophone, anglophone, hispanophone et lusophone (Brésil, Mozambique), soit un véritable escamotage auquel tous les intéressés ont assisté bouche bée. Certains se plaignaient que la leçon du sida n’ait pas guidé les autorités dans leur conduite de la lutte contre le Covid, dans un effort dit de démocratie sanitaire. Maintenant c’est encore plus grave, et tout ce que pour le moment les mécontents trouvent à redire, c’est qu’il faudrait plus d’argent. La démocratie bat vraiment de l’aile.
Anne Marie Moulin
Ancienne présidente du Conseil d’Administration de l’ANRS (Agence Nationale de Recherche pour le Sida et les hépatites), ancienne présidente du Comité Consultatif d’Éthique de l’IRD (Institut de Recherche pour le Développement)
[1] Un consortium est un regroupement d’entreprises (ici des laboratoires de recherche) autour d’un projet commun.
[2] Dans l’ancienne Rome, la Roche Tarpéienne d’où l’on précipitait les condamnés était à deux pas du Capitole, siège des honneurs suprêmes pour les généraux victorieux. Resté proverbial pour la rapidité du passage de la prospérité à la chute.