J’ai une nausée lexicographique.
Je connais bien ses symptômes, j’ai envie de vomir des mots que j’ai entendu ou lu, comme s’ils me souillaient le corps, ma tête fait un rejet, une allergie, qui se traduit et ne se guérie que par une éructation légèrement colérique, le besoin de remettre du sens où on l’usurpe. Oui, je sais, cette usurpation du sens a lieu tous les jours ! Allez savoir pourquoi, la plupart du temps, je résiste, je lâche une phrase ou deux pour me moquer un peu ou accuser réception, mais là, ça ne passe pas.
Pourquoi, c’est cette phrase-là ne passe-t-elle pas depuis cinq ou six jours, maintenant ? Je ne sais pas, il y en a tant d’autres insupportables ? Une phrase lue au hasard d’un édito, entendue, des tas de fois auparavant, pourtant. La phrase d’un grand homme qui plus est ! Une phrase de Vitez !
Je ne devrais pas, je devrais garder tout ça pour moi, s’en prendre à Vitez, quand même, ça ne se fait pas. A la décharge de Vitez, quand il l’a dite cette phrase, écrite même, parce qu’il l’aimait bien, je crois qu’il était sincère. Il n’en faisait pas moins un non sens lexicographique. Vitez était un vrai poète et une vrai intellectuel, mais quand même : « Un théâtre élitaire pour tous. », c’était déjà sacrément publicitaire comme formule. Allez, hop ! En cinq mots, le diamant pour tout le monde et on rase gratis. Ceci dit, c’est vrai qu’on peut s’ennuyer ferme au théâtre, mais la plupart du temps, on a payé sa place … Sinon, on fait partie des V.I.P., initiales très pratiques pour éviter le mot « élite » ou « favorisés », on est « invité », on fait partie du « milieu » ou bien on fait son métier et on attend quelque chose de vous : de l’argent ou un bon article, ce qui revient souvent au même, l’un amenant l’autre (la proposition, hélas, marche souvent dans les deux sens).
Alors, on la fait cette plongée dans la boîte lexicographique, on tire un premier petit papier et dessus, il y a écrit « élitaire » et sa définition : « Qui appartient à une élite. ». Bon, alors, allons voir « élite » : « Ensemble de personnes considérées comme les meilleures, les plus remarquables. ». Et puis, tant qu’on y est, allons voir à « élitiste », parce que la confusion est vite faite entre élitaire et élitiste, et que la rareté de l’emploi du mot élitaire provoque à la fois une petite distance avec celui qui ne l’emploie pas et déclenche une grande jubilation chez celui qui le ressasse. « Elitiste » donc, ça veut dire qui «Qui sacrifie à l’élite. », qui décide de privilégier les soi-disant meilleurs et plus remarquables …
Maintenant traduisons la phrase de Vitez, l’idée serait d’offrir un théâtre censé être fait par « les meilleurs, les plus remarquables » à tout le monde, même les nuls. Bon, d’accord, ce qu’il a voulu dire c’est qu’on donne le meilleur du théâtre à ceux qui n’ont pas l’habitude de le recevoir, ni l’habitude ni la culture. C’est une belle idée, mais pourquoi l’a-t-il exprimée comme ça, avec des mots pas tout à fait adaptés et même pouvant conduire à des contresens ? Est-ce parce qu’il fallait déjà être dans le slogan à tout prix ? Ou parce que déjà, il fallait que les mots cachent le réel ? Ne disent pas aux gens qu’il y avait des détenteurs de culture et des démunis de culture ? Et que ce serait inapproprié de dire à quelqu’un qu’il n’a pas de culture et qu’on va lui expliquer ce qui est beau, ce qui est le meilleur, le plus remarquable, qu’il n’a qu’à s’asseoir et qu’il va voir ce qu’il voir ? Je suis vraiment désolée Antoine, parce que vous avez fait du bon boulot, mais je dois l’avouer, autant il y a des spectacles de vous qui m’ont emballée, autant il y en a durant lesquels j’ai vraiment eu du mal, Hernani à Chaillot, trois minutes pour dire : « Tu es mon li-on, superbe et généreux. », c’était long quand même. Quand on a bossé, huit heures à faire un truc harassant, c’est plus fort que soit on a envie de rigoler, et puis, on se sent bête, parce que tout le monde est à la messe, et ce spectacle qui n’en finit pas a l’air de plaire, les critiques sont dithyrambiques, on se dit qu’on doit manquer de culture, ne pas arriver à accéder à ce rang de personnes remarquables qui pourrait recevoir le meilleur du théâtre. On est nul quoi ! Le mot pas prononcé, pas dit, pas écrit, résonne quand même quelque part ((dans la tête du spectateur). C’est une des raisons pour lesquelles, elle me donne envie de vomir cette phrase. Il aurait dit, Vitez, « Allez, les gars, quand on dirige un théâtre, on fait de son mieux, on donne le meilleur de soi, qui n’est peut-être pas le meilleur en soi, mais le mieux qu’on peut faire, et ce mieux, on fait tout ce qu’on peut pour l’offrir au maximum de personnes, en particulier, les gens qui n’ont pas l’habitude d’aller au théâtre, qui croient que ce n’est pas pour eux, parce c’est trop compliqué, qu’il y a plein de symboles partout et une langue à laquelle on ne comprend rien. » Il aurait dit ça, Vitez, et tous les gens de théâtre, directeurs ou pas, quand ils prennent la parole dans les colloques, à la radio, dans les journaux, dans leurs livres ou dans les édito de leurs journaux, reprendraient cette phrase-là et pas « Le théâtre égalitaire pour tous. », je crois que j’aurais moins envie de vomir.
S’il voyait l’état du théâtre, je crois qu’il aurait envie de vomir aussi, Vitez, peut-être même de pleurer, et s’il entendait sa phrase servie à toutes les sauces de la bonne conscience, je crois qu’il serait peut-être même un peu en colère. Il paraît que les grands artistes sont visionnaires, mais je ne crois qu’il l’avait imaginé à ce point vidé de sens, notre monde, à ce point dans la représentation, même s’il avait lu Debord, et qu’il reconnaîtrait peut-être avec moi que sa phrase était un rien spectaculaire, théâtrale au mauvais sens du terme, et qu’à force d’être dite et redite par des gens qui pour la plupart vident les théâtre, se renvoient l’ascenseur, ne répondent qu’aux gens dûment recommandés et ont perdu tout sens de la poésie au profit de celui de rentabilité, elle en devient nauséeuse.
Je crois que j’ai envie de vomir parce qu’au hasard de cette phrase-là, c’est toute l’hypocrisie d’un monde qui produit des puissants de plus en plus puissants, des pauvres de plus en plus pauvres, et une quantité variable de gens au milieu qui peuvent encore acheter, des billets de théâtre comme tant d’autres choses qu’on leur met sous le nez en leur disant que c’est de l’art ou au moins du « culturel », des livres creux et voyeuristes, des sculptures immenses et soi-disant scandaleuses, des musiques en boucles et décoratives, ou toute la listes de cadeaux culturels que vous proposent en ce moment bon nombre de journaux : pas grand chose qui mette les pieds dans le plat, qui s’offre, qui donne, qui ouvre l’esprit.
Baudelaire disait : « L’écrivain original, tant qu’il n’est pas mort, est toujours scandaleux. », il disait aussi : « La gloire est le résultat de l’adaptation d’un esprit avec la sottise nationale. », je crois que je préfère ces phrases-là, ça doit être parce qu’il n’y a aucune erreur lexicographique, que chaque mot pèse de son sens précis et continue, malgré les années, à taper fort, très fort.
Anne Monteil-Bauer