Anne Moury

Enseignante

Abonné·e de Mediapart

3 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 juin 2025

Anne Moury

Enseignante

Abonné·e de Mediapart

Haro sur le sexisme !

[Rediffusion] Comme j’ai participé à l’un ou l’autre trail ces dernières années, je reçois régulièrement les annonces des prochaines courses organisées dans ma région. La dernière en date m’a – c’est le moins que l’on puisse dire – frappée. Il s’agit de l’affiche du prochain « Trail de la Cochonne ». Voyez comment une simple affiche censée rallier en toute simplicité les amoureux du sport exhibe en réalité cette effroyable idéologie de la haine des femmes qu’est le masculinisme.

Anne Moury

Enseignante

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Haro sur le sexisme !

Comme j’ai participé à l’un ou l’autre trail ces dernières années, je reçois régulièrement les annonces des prochaines courses organisées dans ma région. La dernière en date m’a – c’est le moins que l’on puisse dire – frappée (oui, c’est le mot : elle m’a fait l’effet, non pas d’une gifle, mais d’un coup de poing en pleine figure). Il s’agit de l’affiche du prochain « Trail de la Cochonne », prévu le dimanche 6 juillet, au départ de Gives, en Belgique (vous remarquerez que, pour une fois, ce n’est pas le masculin générique – soi-disant neutre – qui a été employé pour baptiser ce trail...).

On y voit un dessin de ladite femelle représentée avec les traits humains d’une cochonne, au sens second et familier du nom donc, soit celui d’une « personne malpropre », « qui a le goût des obscénités », selon les définitions du Robert en ligne. Le Wiktionnaire propose d’autres formulations du sens figuré de ce nom, vulgaire et péjoratif : « Femme particulièrement sale », « Femme portée sur le sexe », « Femme faisant preuve d’indécence », « Femme ayant de mauvaises manières »...

Comme mes lecteur.ices peuvent le constater si iels prennent le temps de googler l’affiche de l’événement, la cochonne en question illustre la plupart de ces définitions. Elle est croquée en train de courir, porte des boucles d’oreilles et, pour seuls vêtements, un corsage serré sur une poitrine si opulente qu’elle en déborde – pour ne pas dire qu’elle le crève -, assorti d’une petite culotte échancrée. Un de ses mamelons pointe à l’air libre tandis que l’autre apparaît à demi (sur la version Facebook de l’affiche, une micro-tête de Mark Zuckerberg souriant vient d’ailleurs opportunément masquer le téton apparent pour contourner la censure du réseau social).

La femelle – un terme qui a, lui aussi, un sens second, injurieux et sexiste - arbore, outre des boucles d’oreilles, un large sourire, bouche ouverte, ce qui laisse entrevoir sa langue, aussi écarlate que le rouge de ses pulpeuses lèvres peintes. Des cils de biche entourent ses yeux blancs hallucinés. Quant à son groin, il est aussi outré que ses seins. Si l’animal, bipède, a des pieds de porc, son corps bandant est bel et bien celui d’une femme... Celui d’une grosse cochonne. D’une grosse salope, en somme.

En substance, le dessin représente une chair à bouffer. Le bas de l’affiche semble le confirmer puisque, au terme du trail, des « cochonnailles géantes » ainsi qu’une « garden party » animée par le groupe Poulycroc seront au menu des festivités. Les amateurs sont invités à rejoindre la « tribu des traileurs de la Cochonne » et à venir « défier la bête »... avant de la dévorer. S’en bourrer (la panse), puis la bourrer (de semence) ? Il n’est pas anodin que le champ lexical du feu soit mobilisé dans le détail de l’annonce, qui prévoit une édition 2025 « encore plus sauvage » : « jambes en feu », « terril chauffé à bloc par une horde de spectateurs », « un after du feu de Dieu »... Si l’on en doutait, chaude sera la nuit ; chaudasse, la Cochonne.

Dans son petit essai sur les injures sexuelles - et « ce qu’elles disent de nous » - efficacement intitulé « Toutes des salopes », Sylvie Lausberg nous apprend d’ailleurs que c’est le mot « chaudasse » qui a remplacé la « grosse cochonne » d’antan. Citons-la : « Traduction dérivée de l’anglais hot et déformation du français chaud, dont le suffixe -asse marque un regain de virulence, [l’insulte désigne] une jeune femme sexuellement très active. »

Faut-il croire que c’est ce fumet d’autrefois que viendront humer les traileurs de la Cochonne, dans la nostalgie d’un temps où mains baladeuses et baisers volés ne tiraient pas à conséquence, où le devoir conjugal relevait de l’évidence, d’un temps plus lointain encore, qui sait, où droit de cuissage et autre troussage étaient la norme, une fatalité contre laquelle il était vain de lutter ? Le temps béni des masculinistes... où les femmes violées n’avaient que leurs yeux pour pleurer.

L’autrice met aussi en évidence le but commun de ceux qui adressent de telles injures aux femmes : « les réduire à leur seule dimension sexuelle, les inférioriser et les discréditer pour les empêcher de parler et d’agir ». En résumé, les avilir pour les paralyser.

Bref, cette affiche du trail de la Cochonne est sans conteste sexiste, dégueulassement sexiste. Elle incite à la haine des femmes, une haine tellement partagée que bien peu s’en offusqueraient... Et que celles et ceux qui y voient de l’humour innocent commencent par s’éduquer sur ces questions, notamment sur les conséquences sordides des discriminations et des violences fondées sur le genre.

Dans un article paru en 2023 dans La Dernière Heure, ses concepteurs se défendent de tout sexisme : s’ils reconnaissent qu’inévitablement, l’appellation fait sourire et que « [c]ertains viennent parfois juste pour découvrir ce qui se cache derrière ce nom », ils osent soutenir que « ça n’a évidemment rien à voir avec le sens figuré de l’expression populaire », pourtant déclinée dans toutes ses variantes - « grosse cochonne », « petite cochonne »... - selon la distance de l’épreuve choisie.

À les entendre, l’événement ainsi baptisé ferait uniquement référence au traditionnel méchoui de cochon servi en soirée ainsi qu’à un tronçon du parcours particulièrement ardu où beaucoup de traileur.euses sont contraint.es de monter à quatre pattes, « comme les cochons ». « On en rigole. On joue sur l’humour et la dérision, nullement sur autre chose », assure l’organisateur Olivier Denis...

Quid du féminin cochonne alors ? Quid du dessin de femme présentant tous les attributs d’une cochonne, au flagrant sens figuré de l’expression populaire ? Qui est ici l’objet de ce mépris qui incite à rire, sinon les femmes, sinon les filles ? Car c’est bien d’un rire de connivence sexiste qu’il s’agit.

Si vous n’êtes toujours pas convaincu.e de la nature sexiste de cette affiche, émettons l’hypothèse qu’un Juif ou qu’un Noir ait été caricaturé de la sorte, avec des griffes et une barbiche pour l’un, un nez épaté et une grimace simiesque pour l’autre, y eût-il eu le moindre doute sur le caractère raciste - respectivement antisémite et négrophobe - du papier ? Mais surtout : une telle décomplexion eût-elle été possible ? Je pense que non et c’est heureux. Hélas ! le sexisme a manifestement encore de beaux jours devant lui...

Notons au passage que racistes – et racialistes - ont toujours utilisé des métaphores animalières pour dénigrer les Juifs (« verrat », « rat », « vermine »...), les Noirs (« singe », « bête féroce »...), les Arabes (« porc », « cafards », « serpent »...)... De la même façon, les personnes qui sexisent autrui le font aussi au moyen d’images de femelles : « chatte », « poule », « vache »... et « cochonne ». Le but est double : suggérer que les femmes – ou les « femmelettes » - sont séductrices et manipulatrices, ou faibles et stupides, ou grosses et moches, ou encore lascives, salaces ; mais aussi s’arroger la faculté d’en disposer librement, de pouvoir faire ce que l’on veut d’elles et de leur corps. La cochonne peut dès lors être embrochée aussi facilement qu’une viande... Signe que cette culture sexiste a infusé dans nos sociétés : ne nous arrive-t-il pas, entre copines, de nous interpeller familièrement de l’hypocoristique « ma biche » ?   

Je n’ai ni le temps ni la santé pour poursuivre de quelque manière que ce soit les responsables de cette consternante publicité. J’aimerais toutefois qu’ils lisent cet article et qu’ils réfléchissent... De deux choses l’une, soit ils réalisent l’affligeant sexisme qu’ils ont relayé et s’excusent publiquement, soit ils le revendiquent, ce qui, malheureusement, n’aurait, de nos jours, rien d’étonnant. Dans ce dernier cas, que leur réputation soit flétrie du sceau de l’infamie ! Il est grand temps que le sexisme déshonore quiconque s’en réclame.

Prenons maintenant un peu de hauteur. Dans son récent livre Ainsi l’animal et nous, la sociologue Kaoutar Harchi, plutôt que l’habituelle séparation entre les humains et les animaux, fait une distinction très fine entre les êtres humanisés et les êtres animalisés, les seconds étant les êtres vivants – poulets, bœufs, veaux, agneaux... - que l’on abat massivement pour notre consommation quotidienne sans se poser de questions, mais aussi celles et ceux que l’on peut finalement enfermer, affamer, tuer, mutiler, démembrer... sans en être ému outre mesure.

Vous aurez reconnu sans difficulté ce peuple actuellement animalisé, sur qui cent mille tonnes de bombes sont tombées rien qu’au cours de l’année 2024 – cent mille tonnes, rendez-vous compte ! -, ce peuple qui a perdu vingt mille de ses enfants – vingt mille petiot.es ! -, qui va perdre encore des milliers de bébés si un sursaut d’indignation n’arrive pas aujourd’hui ! Qu’attend l’Union européenne pour rompre unilatéralement l’accord d’association avec ce régime criminel, menant cette guerre inhumanitaire – selon le néologisme de l’historien Jean-Pierre Filiu -, animalisante et donc possiblement génocidaire ?

Faut-il rappeler les propos tenus par l’ex-ministre de la défense Yoav Gallant : « Nous combattons des animaux humains » ? Qu’attendons-nous pour mettre Israël au ban des nations ? pour décréter un embargo sur les armes livrées à son armée ? Qu’attendons-nous pour bombarder ce pays de sanctions, et, ce faisant, extraire les Israéliennes et les Israéliens de ce délire vengeur ? Qu’attendent nos dirigeants pour reconnaître cette Palestine qui se meurt sous la férule du colonisateur ? C’est l’avenir du droit international et de notre humanité qui se joue à Gaza. Ne l’oublions pas !

Appliquons les réflexions de l’intellectuelle Kaoutar Harchi à notre cas : les mots « animaux » ou « cochonne » sont, en l’espèce, des « insultes mortifiantes » : ils recèlent « la volonté de tuer quelque chose » en l’humain.e qu’ils servent à injurier. On pourrait m’objecter que personne, dans l’affiche qui nous occupe, n’est nommément visé, mais justement : toute chair fraîche – fille ou personne sexisée - sera susceptible d’incarner la cochonne de la soirée, interchangeable et duplicable puisqu’elle émane d’un cliché.

Toujours selon Kaoutar Harchi, dans l’histoire occidentale, « l’animalité est vraiment constituée comme le point de chute ultime ». Dire des Gazaoui.es que ce sont des animaux, assimiler une jeune femme à une cochonne, c’est « les situer dans le monde », c’est « les assigner à une position politique », laquelle « déterminera le rapport au corps ». Va-t-on protéger ce corps du froid, des bombes, va-t-on lui donner accès à des soins, de la nourriture, du repos ? Ou pas ? Va-t-on s’approprier ce corps, le prendre, le posséder, le pénétrer ? Le bouffer ? C’est toute la question de l’inégalité des vies qui est en jeu.

Elle souligne enfin que le colonialisme comme le patriarcat ne sont pas des dominations fermées, c’est-à-dire qu’ils visent bien au-delà de la population humaine : ils visent aussi les écosystèmes, les vies animales... Il faut se pencher sur l’abominable sort des truies de l’élevage industriel pour prendre la pleine mesure de l’insulte « cochonne » adressée à une femme...

Voyez comment une simple affiche censée rallier en toute simplicité les amoureux du sport exhibe en réalité cette effroyable idéologie de la haine des femmes qu’est le masculinisme, qui n’est rien d’autre qu’un suprémacisme, comparable - mutatis mutandis - à celui qu’Itamar Ben-Gvir, Bezalel Smotrich et Benjamin Netanyahou professent, en actes criminels !

Faut-il ici rappeler qu’en Belgique, un féminicide est commis tous les dix jours ? que dans un pays comme la France, c’est tous les trois jours qu’une femme meurt, tuée par un homme (son compagnon ou ex-compagnon le plus souvent) ? Et que dire de l’affreuse fréquence des infanticides, commis par des pères, dans la continuité des violences qu’ils exercent, et par des mères, dans la continuité des violences qu’elles subissent ?  

Bien sûr, c’est juste une affiche : « Il n’y a pas mort d’homme ! »... Il n’y a pas mort de femme non plus, pas encore... mais, comme le souligne le collectif féministe #NousToutes, il importe de savoir caractériser les violences commises à l’encontre des femmes : l’agissement sexiste en question en est une, largement répandue, qui forme la base d’une pyramide dont le viol et le meurtre occupent le sommet. Ayons toujours cette pyramide à l’esprit.

Personne n’est « raisonnablement sexiste ». Il y a le sexisme et l’anti-sexisme. J’ai choisi mon camp, depuis longtemps. Et vous ?

Free Palestine !

Sources :

Lausberg Sylvie, « Toutes des salopes », Injures sexuelles : ce qu’elles disent de nous, éditions du Silo, 2017.

Harchi Kaoutar, Ainsi l’animal et nous, Actes Sud, 2025.

Taraud Christelle (dirigé par), Féminicides – Une histoire mondiale, éditions La découverte, 2022.

Sur les infanticides : voir le documentaire Mères à perpétuité, réalisé par Sofia Fischer pour Arte, 2024.

Voir aussi, sur Blast, la vidéo Abattre les animaux, massacrer les humains (entretien mené par Soumaya Benaissa avec son invitée Kaoutar Harchi).

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.