Monsieur le député Jérémie Patrier-Leitus,
Je vous écris en tant que citoyen après avoir suivi vos travaux comme rapporteur de la mission d’information sur les causes et conséquences de la baisse de la natalité en France.
J’ai aussi vu votre intervention au sujet de l’audition de Mme Ludovine de La Rochère, présidente du Syndicat de la Famille (ex La Manif pour tous), et votre idée selon laquelle le danger pour la démocratie serait de « choisir qui a le droit de parler ».
Je vais être très clair : inviter Mme de La Rochère dans ce cadre précis n’est pas « faire vivre la démocratie », il y a confusion entre débat d’opinions et hiérarchie des droits. Pas parce qu’il faudrait l’empêcher de s’exprimer dans l’espace public. Mais parce qu’une audition parlementaire n’est pas un micro ouvert : c’est un acte institutionnel qui légitime, met en équivalence et fabrique du réel politique. Et la démocratie française n’est pas seulement une addition d’opinions. Elle repose sur des principes : Liberté, Égalité, Fraternité, et l’égalité devant la loi.
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Or le mouvement que Mme de La Rochère incarne n’est pas une « organisation familiale »neutre au sens civique du terme : c’est un acteur de combat politique. Ses propres objets et prises de position le montrent. La Manif pour tous, devenue Le Syndicat de la Famille en 2023, s’est construite comme principal collectif d’opposition au mariage pour les couples de même sexe et à l’adoption, et revendique la promotion d’un modèle « père-mère-enfant » contre l’égalité de toutes les familles.
Même ses statuts/objet associatif décrivent explicitement le « développement d’une action politique » visant notamment la « promotion et la défense du mariage homme-femme ».
C’est là que se situe la faillite démocratique.
La République « assure l’égalité devant la loi » et la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose que les citoyens « naissent et demeurent libres et égaux en droits ».
Quand une institution de la République auditionne, dans une mission d’information, une responsable dont l’organisation vise politiquement à restreindre l’égalité de certains citoyens (ici, les personnes LGBT+ et leurs familles), elle confond pluralisme et relativisme des droits. Le pluralisme, oui. Mais pas au prix d’affaiblir le socle commun : l’égalité en dignité et en droits.
Je le dis aussi à la première personne, parce que ce sujet n’est pas abstrait.
En 2013, au moment où La Manif pour tous occupait la rue et les réseaux sociaux, j’étais en train de découvrir mon homosexualité. Sans repères. Sans coming-out. Sans adulte, ni amis, à qui parler. Et je découvrais en même temps la violence d’un débat public où ma vie intime devenait un « problème de société ». Dans ces conditions, on ne « se construit » pas sereinement : on apprend d’abord à se taire, à se surveiller, à douter de sa place.
Et je n’étais pas seul. Des années plus tard, des témoignages ont été publiés de personnes LGBT+ racontant qu’elles avaient été emmenées par leurs parents à ces manifestations, et ce que cela leur a fait, de l’intérieur.
On parle donc d’un mouvement qui a pesé, très concrètement, sur des adolescences, sur la santé mentale, sur le sentiment d’appartenance républicaine. Ce n’est pas un simple « point de vue familial » posé sur une table, c’est un acteur qui a participé à une période où beaucoup ont compris : « tu n’es pas vraiment un citoyen comme les autres ».
À cela s’ajoute un autre point, essentiel : la banalisation de rhétoriques stigmatisantes dans l’écosystème de ce mouvement. En 2015, un porte-parole de La Manif pour tous a comparé le « lobby gay » à « Daesh », selon RTL.Vous mesurez la gravité des propos ? Même si Mme de La Rochère n’est pas l’auteur de cette formule, elle a dirigé un mouvement où ce type d’outrance a pu être applaudi et circuler.
Dans une démocratie mature, on n’offre pas le prestige d’une audition parlementaire, sur un sujet aussi sensible que la natalité, à un univers militant qui a contribué à dégrader la considération due à une partie des citoyens.
Enfin, vous avez choisi une mission sur la natalité. Très bien : parlons-en sérieusement. La natalité est une question de conditions matérielles, d’égalité femmes-hommes, d’accès aux soins, de logement, d’emploi, de modes de garde, de confiance dans l’avenir. Elle n’est pas la scène où rejouer, sous un vernis « pro-famille », une bataille culturelle contre l’égalité des couples et des filiations. Et je vous le dis d’autant plus fermement que la République a récemment inscrit dans sa Constitution la « liberté garantie à la femme » de recourir à l’IVG : c’est une ligne de crête démocratique, les droits fondamentaux ne sont pas des variables d’opinion.
Donc non : ce qui menace la démocratie, ce n’est pas de « ne pas entendre ».
Ce qui menace la démocratie, c’est d’utiliser une enceinte parlementaire pour normaliser comme interlocuteur d’intérêt général un acteur dont l’objet est de hiérarchiser les citoyens et les familles, et de retransformer des droits conquis en objets de suspicion.
C’est pourquoi, au-delà de la polémique, je me permets un rappel institutionnel : une audition parlementaire neutre n’existe pas, mais est un choix politique de légitimation et qu’à ce titre elle oblige. Elle oblige à une vigilance particulière sur le message envoyé : qui est présenté comme interlocuteur d’intérêt général, sur quel sujet, et à quel prix pour l’égalité républicaine.
Je vous écris avec gravité, mais aussi avec une exigence simple : la République n’est crédible que si elle protège tous ses enfants, y compris ceux qui, en 2013 et majeurs aujourd’hui, ont grandi en comprenant que leur amour faisait scandale.
Veuillez agréer, Monsieur le député, l’expression de ma considération citoyenne.
Un citoyen comme un autre, sans appartenance politique.
Extrait en question : https://www.instagram.com/reel/DSWo7hzj0wL/?igsh=MWhxa2JoY3J0ZDJpeA==