Je viens d’avoir 30 ans.
Après des études de lettres, je me suis tournée vers le cinéma dont je suis férue. J'ai décidé de me « spécialiser » dans le domaine en intégrant une école l’année de mes 26 ans. J’y ai rencontré beaucoup de professionnels, j’y ai appris de nombreuses choses sur l’économie du cinéma, j’y ai connu des amis. Je croyais être à ma place et ne pensais pas vraiment au lendemain. A la fin de mon cursus, des questions ont commencé à m’assaillir. Je me suis mise à chercher du boulot de manière frénétique. Il fallait bien que ma spécialisation serve à quelque chose. J’étais un peu perdue et me trouvais déjà trop âgée. J’ai prospecté dans tous les sens et n’importe comment. J’avais le sentiment que mes longues années d’étude allaient jouer contre moi si je m’octroyais le luxe de prendre mon temps et de réfléchir à ce que je voulais faire.
J’ai d’abord accepté un énième stage puis j’ai été embauchée dans une structure indépendante qui promeut le cinéma d’auteur. Cette société, comme beaucoup d’autres, fonctionnent et perdurent grâce aux subventions d’état. Les aides publiques octroyées ont pour but de soutenir les entrepreneurs désireux de défendre un cinéma d’auteur jugé peu rentable et par là même de garantir une diversité de films sur le marché. En ce sens, elles sont salutaires. Encore faut-il qu’elles soient utilisées à bon escient et qu’elles ne servent pas uniquement les intérêts personnels du patron. Elles peuvent, dans certains cas, servir une idéologie pour le moins hypocrite qui consiste à dire qu’au cinéma indépendant répond le sacrifice. Et les sacrifiés, vous l’aurez compris, ce sont toujours les salariés.
Mon entretien d’embauche annonçait la couleur: autour d’un café, en apparence, amical, le patron me décrivait le poste, déroulait les tâches, insistait sur la nécessité de mon investissement sans mesure. Il avait, semble-t-il, « oublié » de parler du salaire, de l’amplitude horaire, des congés, de la sécu et de la mutuelle. J’osais donc lui poser la question. Réponse: SMIC + primes éventuelles. Malgré ma déception, je me pliais aux exigences de l’entreprise et consentais à m’investir car la passion me portait. Mon boulot consistait à promouvoir les films du catalogue auprès d’acheteurs ou de programmateurs et de négocier avec eux l’achat ou la location de titres ; « il va falloir carburer et faire du chiffre ». La bonne santé de l’entreprise dépendait de notre implication. Nous, toujours nous.
J’intégrais donc la petite équipe. Nous étions une petite dizaine, tous jeunes et plein d’allant. Nous travaillions dans la même pièce. Tout portait à croire que j’allais être immergée dans une ambiance familiale. En guise de mot de bienvenue, on m’annonça « ici on aime les gens qui bossent, pas les larves ». « Tu vas voir » me glissa un autre salarié « on va t’en demander beaucoup, j’espère que tu sauras suivre le courant». Dès la première semaine j’étais dans le bain : je répondais à une centaine de mails par jour, on me formait sur le tas, dans la précipitation. Le patron était quasiment invisible et tout le monde semblait s’en être accommodé. Quand il daignait se rendre au bureau, les salariés n’avaient plus une minute à eux. Il leur donnait des ordres, les assaillait de questions car, forcément, il avait raté la moitié des choses. Il me revenait en mémoire cette phrase prononcée entre deux gorgées de café lors de mon entretien : « ici ton ego tu dois le mettre en sourdine». Cette exhortation à l'obéissance devenait plus vivace à mesure que je comprenais le fonctionnement managérial de la petite entreprise. J’entendais des collègues se faire humilier dans mon dos par le patron, dont un qui, apparemment, « méritait des coups ». Je prenais sur moi lorsque j’entendais ses blagues misogynes ou racistes. Je mettais ma tête dans mon ordinateur et j’attendais que ça passe, mutique, repliée. Je découvrais au fond de moi des qualités insoupçonnées dont une forme de patience débile qui annihile tout, y compris la rage.
Nous étions également chargés de préparer nos déplacements et ceux de nos supérieurs. Parfois, du jour au lendemain, ces derniers changeaient d’avis et nous devions tout réorganiser à leur convenance. Nous arrivions en festivals, exténués. Si le patron partait avec nous on pouvait être sûrs que les remarques allaient fuser. Pour éviter d’éventuelles tensions, il nous prévenait : « faut qu’ça pulse, vous devez être concentrés de 9h à 23h et participer à la préparation des cocktails ensuite. N’oubliez pas, vous avez de la chance». Pendant dix jours, week end compris, nous vivions entre collègues, nous dormions ensemble, nous pensions ensemble, nous nous persuadions de notre chance. Puis venait le moment du « débriefing », la remise à niveau habituelle. Les chiffres étaient bons mais certains se la coulaient douce. On reprochait à l’un d’être parti un peu tôt d’un cocktail pour cause de fatigue ou de maladie imaginaire, on reprochait à l’autre son culot d’être allé à une projection de film à 22h ou encore d’avoir conversé avec des personnes jugées peu fréquentables, selon leurs critères. Ces relents nauséabonds de paternalisme me montaient au nez. Mais la vie de l’entreprise reprenait, comme à son habitude. A peine rentrée de déplacement, je retournais à mon bureau et retrouvais mon bouclier : l’ordinateur. J’étais assaillie par les mails qui s’étaient accumulés durant 10 jours et qui continuaient d’atterrir dans ma boîte. Seule à la tête d’un département, je n’avais personne pour me seconder donc, pas le choix, je redoublais d’énergie pour rattraper mon retard et ne pensais déjà plus à la réunion qui m’avait excédée.
Au fur et à mesure, l’épuisement physique et moral prenait le dessus mais j’usais de stratagèmes pour le dissimuler : « vous avez à peine 30 ans je ne veux pas entendre le mot fatigue dans ce bureau » nous répétait-t-on en ricanant. Fatigue et paresse étaient rangées dans le même panier. Alors, et c’est là le plus grave, moi et d’autres en venions à douter de notre degré d’investissement : était-il normal que l’on soit si usés? Notre faculté de discernement s’amollissait. Certains se confortaient dans l’idée que les conditions de travail n’étaient pas si terribles et qu’il y avait bien pire. Et c’est vrai, il y a pire. Mais est-ce une raison pour ne rien dire ? En contrepartie de mon abnégation, je ne demandais que des encouragements et du respect. En somme, un peu d’huile pour faire tourner le moteur. Ce que je n’avais pas compris, moi candide, c’est que j’étais aussi remplaçable que mon remplaçant. Et que si ça ne me plaisait pas, j’avais le droit de partir. Ce que j’ai fait.
Tout ça n’est pas un scoop. J’ai entendu des choses similaires sur d’autres entreprises. Et je ne pense pas que l’herbe soit plus verte ailleurs. Mais jusqu’où iront-ils? Ces méthodes ne sont-elles pas, tout bonnement, contreproductives ? Une kyrielle de patrons attend de la jeunesse qu’elle courbe l’échine sans un mot et croit l’intimider en faisant peser sur elle la menace du chômage. L’abus de pouvoir est devenu monnaie courante et nous n’aurions donc d’autre choix que de rester ou de partir ? C’est donc ça notre projet d’avenir ?