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Billet de blog 22 juillet 2025

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Prix de transfert et algorithmes : qui contrôle les profits et la justice fiscale ?

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Prix de transfert et algorithmes : qui contrôle les profits et la justice fiscale ?

Par Sahasranshu Dash

Une révolution silencieuse est en cours dans l’architecture de la fiscalité mondiale. Mais ses protagonistes ne sont ni des élus, ni des législateurs. Ce sont des algorithmes — automatisés, complexes, et de plus en plus centraux dans la manière dont les multinationales décident où et comment déclarer leurs profits. Ce qui est en jeu dans cette transformation, ce n’est pas seulement l’efficacité ou la conformité réglementaire, mais quelque chose de bien plus fondamental : la capacité des États — en particulier dans le Sud global — à mobiliser les ressources fiscales nécessaires à l’investissement public et à la justice sociale.

Au cœur de cette mutation se trouve la question du prix de transfert : ce mécanisme sophistiqué par lequel les entreprises transnationales attribuent des profits aux différentes entités de leur réseau international, en fixant la valeur des biens, services ou actifs incorporels échangés entre filiales. Ce qui relevait autrefois de l’expertise d’auditeurs ou de fiscalistes est désormais confié, dans un nombre croissant de cas, à des moteurs d’analyse algorithmique, du machine learning et des systèmes automatisés de comparaison. En apparence, cette numérisation promet rapidité, objectivité et cohérence globale. Mais derrière cette promesse se cache une tendance plus inquiétante : l’émergence de systèmes opaques, gouvernés par des logiques techniques qui renforcent les inégalités existantes tout en réduisant la marge de contestation des pays en développement.

Ces algorithmes ne sont pas neutres. Ils sont conçus avec des priorités spécifiques — le plus souvent, l’optimisation fiscale — et s’appuient sur des jeux de données massivement issus des économies les plus riches. Ils favorisent les pays où se trouvent les sièges sociaux, les droits de propriété intellectuelle et les centres de décision stratégique, tout en sous-évaluant les contributions locales : main-d’œuvre, infrastructures ou risques de marché dans les pays du Sud. Le calcul de la valeur devient ainsi une opération abstraite, déconnectée des réalités économiques et sociales, orientée vers les centres de pouvoir financier.

Cette automatisation de l’asymétrie reflète une contradiction plus profonde du capitalisme contemporain : l’autonomisation des systèmes de gouvernance sans responsabilité politique réelle. Une technocratie fiscale est en train d’émerger, dont les mécanismes échappent non seulement au contrôle démocratique, mais aussi à l’analyse indépendante. Contrairement à la documentation fiscale classique — qui, malgré ses limites, pouvait être examinée, débattue, voire contestée juridiquement — les systèmes algorithmiques introduisent une nouvelle forme d’opacité. Leurs paramètres d’optimisation, leurs seuils d’exclusion, leurs pondérations internes sont rarement divulgués, et presque jamais audités.

Ce déficit de transparence engendre un déficit démocratique. Les administrations fiscales de nombreux pays à revenu faible ou intermédiaire — souvent sous-dotées et sans accès à des bases de données propriétaires — se retrouvent face à des outils qu’elles ne peuvent ni comprendre, ni remettre en cause. Pendant ce temps, les entreprises multinationales présentent ces résultats comme objectifs, “alignés sur les normes internationales”, renforçant ainsi leur pouvoir de négociation tout en neutralisant la critique.

Prenons un exemple concret : une multinationale opérant en Allemagne, en Inde et au Kenya utilise un moteur interne de prix de transfert fondé sur des indicateurs de productivité et de propriété intellectuelle. Résultat : plus de 75 % des profits mondiaux sont attribués à l’Allemagne. Sur le papier, le modèle respecte les lignes directrices de l’OCDE. Mais en réalité, il sous-estime largement les contributions économiques des filiales indienne et kényane : production, réseau de distribution, complexité réglementaire, etc. Ce désalignement n’a rien de théorique. L’administration fiscale indienne a déjà signalé des dizaines de cas où des ajustements manuels ont dû être opérés pour corriger les biais introduits par les modèles automatisés. Dans d’autres pays comme le Bangladesh ou le Kenya, l’accès aux outils d’analyse reste extrêmement limité, ce qui rend toute contestation quasi impossible.

Ce phénomène n’est pas seulement une question technique. C’est une question éthique et politique. Dans un contexte où les États, en particulier dans le Sud, peinent à financer les infrastructures de base, à répondre aux urgences sanitaires et à gérer la transition écologique, l’érosion de l’assiette fiscale nationale par des outils numériques opaques équivaut à un transfert massif et silencieux de richesse. Lorsque les algorithmes orientent systématiquement les profits vers les juridictions les plus puissantes, ils ne se contentent pas d’optimiser : ils reproduisent une logique d’extraction, numérisée et à peine déguisée.

Face à cela, que faire ? Comment penser une gouvernance fiscale plus juste à l’ère algorithmique ?

La première exigence est la transparence. Les modèles de prix de transfert doivent être compréhensibles, documentés, et audités. Si les algorithmes jouent un rôle décisif dans l’allocation des profits, leurs règles internes doivent être rendues publiques : quels objectifs poursuivent-ils (réduction d’impôt ou juste répartition) ? Comment sont pondérées les différentes fonctions économiques ? Quels seuils sont utilisés pour exclure des comparables ? Ces questions ne relèvent pas de la curiosité académique — elles sont centrales à l’exercice de la souveraineté fiscale.

Mais la transparence seule ne suffit pas. Il faut repenser les critères d’évaluation eux-mêmes. Dans le champ de l’éthique de l’intelligence artificielle, on teste désormais les algorithmes pour détecter les biais de genre, de race ou de classe. Pourquoi ne pas appliquer une démarche similaire à la fiscalité ? Si un pays contribue significativement à la chaîne de valeur mais reçoit une part marginale des profits, il y a là un symptôme d’injustice — pas nécessairement illégal, mais clairement problématique sur le plan politique.

Cela suppose également d’inclure les voix longtemps marginalisées : les administrations locales, les experts juridiques nationaux, les syndicalistes. Leurs connaissances du terrain, loin d’être anecdotiques, doivent être intégrées dans la modélisation. Trop souvent, les décisions prises à Genève ou à Londres ignorent les réalités économiques des pays dits périphériques. Revaloriser ces savoirs est une condition minimale pour rééquilibrer les rapports de force.

Certains objecteront que ces propositions nuisent à l’efficacité ou ajoutent de la complexité. Mais que vaut une efficacité qui produit l’opacité ? Que vaut une simplicité qui creuse les inégalités ? Le modèle actuel, en sanctuarisant la boîte noire algorithmique, contribue à une crise de légitimité qui touche à la fois les États et les grandes entreprises. À l’heure où les appels à la justice fiscale se multiplient, le refus de transparence devient lui-même un facteur de risque — réputationnel, mais aussi politique.

Cette question rejoint enfin les débats contemporains sur les normes ESG (environnement, social, gouvernance). De plus en plus d’institutions — OCDE, PNUD, réseaux d’ONG — insistent sur la fiscalité responsable comme composante essentielle de la gouvernance d’entreprise. Une multinationale qui conçoit ses outils internes pour minimiser de manière agressive ses impôts, en particulier dans les pays pauvres, prend non seulement un risque éthique, mais aussi un risque stratégique. Intégrer l’éthique dans les systèmes de prix de transfert n’est pas une lubie morale — c’est une exigence de long terme.

Pour la gauche française et européenne, ce moment offre une opportunité politique majeure : élargir la critique du capitalisme numérique au champ fiscal. De la même manière que les plateformes de travail, la surveillance algorithmique ou l’automatisation administrative ont fait l’objet d’un examen critique, les infrastructures qui gouvernent les flux de richesse à l’échelle globale doivent être scrutées. La justice fiscale ne peut plus être l’apanage des techniciens : elle devient un terrain de lutte démocratique.

Car l’algorithme n’est pas une fatalité. Mais s’il reste incontrôlé, il peut devenir un nouvel instrument de domination — moins visible que les ajustements structurels d’autrefois, mais tout aussi violent. Le combat à venir est clair : imposer à la machine la transparence, contester ses postulats, et rendre à la fiscalité son rôle fondamental dans la redistribution et la justice.

Alors, seulement, pourrons-nous commencer à coder non pas pour l’efficience, mais pour l’égalité.

Sahasranshu Dash: Chercheur associé au South Asia Institute of Research and Development, Katmandou (Népal)

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