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Billet de blog 22 juillet 2025

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Quand l’algorithme remplace le guichetier : les dangers d’un État sans visage

En Inde, la numérisation de l’État promet efficacité et inclusion. Mais derrière l’interface, un nouveau modèle émerge : impersonnel, algorithmique, parfois excluant. Que devient la démocratie quand l’accès aux droits dépend du bon vouloir d’une machine, sans visage ni recours humain ?

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Quand l’algorithme remplace le guichetier : les dangers d’un État sans visage Par Sahasranshu Dash

En Inde, l’ambition de moderniser l’État s’incarne dans une révolution numérique sans précédent. Depuis le lancement du programme Digital India en 2015, le pays déploie une architecture technologique visant à simplifier, sécuriser et accélérer l’accès aux services publics. Plus d’un milliard de citoyens sont désormais enregistrés dans Aadhaar, le plus vaste système biométrique d’identification au monde. À cela s’ajoutent des plateformes telles que UPI (paiements), DigiLocker (documents administratifs) ou CoWIN (vaccination), interconnectées pour constituer ce qu’on appelle un « État-plateforme ».

À première vue, ce modèle semble répondre aux besoins d’une population nombreuse, souvent éloignée de l’administration centrale. Plus de transparence, moins d’intermédiaires, une lutte renforcée contre la fraude : les avantages sont indéniables. Pourtant, derrière cette efficacité se cache une mutation profonde de la relation entre l’État et le citoyen.

Une modernisation à double tranchant

Dans certaines régions, des défaillances techniques — coupures de réseau, erreurs biométriques, données incorrectes — ont temporairement privé des citoyens d’aides sociales ou de services essentiels. Ces incidents ne sont pas anecdotiques : ils révèlent la fragilité d’un système qui, en supprimant l’interface humaine, remplace la médiation par une logique algorithmique. L’individu n’est plus reconnu par un agent, mais par un système automatisé. Et lorsque celui-ci échoue, il n’y a plus d’interlocuteur.

Ce glissement a des conséquences concrètes : l’administration devient impersonnelle, inflexible, parfois sourde à l’erreur humaine. Le guichetier a disparu, remplacé par un protocole.

Du service public au système technique : une perte de sens ?


Dans cette numérisation à marche forcée, quelque chose d’essentiel se perd : la capacité d’un service public à comprendre des situations humaines, à faire preuve de souplesse, voire de compassion. Là où l’on attendait un agent pour expliquer, interpréter ou aider, on se retrouve face à une interface rigide, indifférente aux circonstances. L’administration devient un système de validation, pas un lieu de dialogue. On peut soumettre une demande, mais plus vraiment exposer un besoin. Ce basculement transforme en profondeur l’expérience citoyenne. Car derrière chaque écran qui refuse, il n’y a ni visage ni voix, mais une logique binaire. On est éligible ou non, reconnu ou invisible. C’est une efficacité froide, sans mémoire ni nuance. Et ce n’est pas seulement une question de confort : c’est un déplacement du pacte républicain, où l’État ne garantit plus un droit, mais vérifie une conformité.

L’inclusion… conditionnelle

La promesse d’inclusion portée par Digital India repose sur une condition implicite : être reconnu par l’algorithme. Pour les populations rurales, précaires ou âgées, l’accès numérique n’est pas toujours acquis. Certains ne maîtrisent pas les outils, ne parlent pas la langue de l’interface, ou rencontrent des difficultés d’enregistrement. Le système ne les exclut pas directement, mais les rend invisibles. L’inégalité ne vient plus d’un manque de droit, mais d’un défaut d’accès.

C’est là tout le paradoxe : une architecture conçue pour démocratiser les services peut, si elle n’est pas encadrée, produire une nouvelle forme d’injustice — froide, silencieuse, mais bien réelle.

Un code qui gouverne

Ce changement dépasse le simple enjeu technique. Il renvoie à une conception nouvelle du pouvoir administratif : l’État n’édicte plus uniquement des lois, il écrit du code. Les décisions sont prises par des systèmes informatiques, sans transparence sur leurs critères. C’est un changement de nature : gouverner, c’est désormais configurer des plateformes.

Et pourtant, les garde-fous institutionnels ne suivent pas toujours. La loi indienne sur la protection des données personnelles (DPDP), votée en 2023, prévoit certes des principes de consentement et de transparence. Mais elle laisse de nombreuses marges à l’administration pour déroger à ces règles au nom de « l’intérêt public ». Le citoyen a des droits, certes — mais leur effectivité dépend du bon fonctionnement d’une machine.

L’export d’un modèle

Ce modèle ne s’arrête pas aux frontières indiennes. L’Inde propose désormais sa plateforme MOSIP, une version open source d’Aadhaar, à plusieurs pays du Sud. Le Togo, les Philippines ou encore le Maroc l’ont déjà adopté. Loin d’une logique impériale à la chinoise, cette offre se présente comme un outil de coopération Sud-Sud. Mais la rapidité de ces déploiements soulève des questions : les systèmes sont parfois installés plus vite que ne sont débattus les mécanismes de contrôle démocratique.

Dans un monde où la tentation technocratique grandit, l’Inde devient un modèle hybride : centralisé, efficace, mais encore fragile sur le plan des libertés publiques.

Un défi pour la France et l’Europe

La France, qui coorganisait avec l’Inde le Sommet mondial sur l’intelligence artificielle en février 2025, suit cette évolution de près. La coopération technologique entre les deux pays s’intensifie — qu’il s’agisse de paiements numériques, de cybersécurité ou d’intelligence artificielle dans les services publics. Mais cette proximité impose aussi un devoir de lucidité.

Dans un contexte européen où l’on discute de souveraineté numérique et de protection des données, le modèle indien interpelle. Peut-on bâtir un État plus agile sans sacrifier les droits fondamentaux ? Peut-on accélérer l’automatisation sans effacer la dimension humaine de la citoyenneté ? La réponse ne se trouve ni dans l’enthousiasme technologique béat, ni dans le rejet conservateur. Elle suppose un débat démocratique sur ce que nous voulons déléguer aux machines — et ce que nous devons préserver comme espace de relation, de parole, et de recours.

L’Europe donne-t-elle des leçons qu’elle ne s’applique pas à elle-même ?


Alors que l’Union européenne se veut le fer de lance d’une « souveraineté numérique » fondée sur la régulation et la protection des données, force est de constater que ses propres administrations dépendent souvent de solutions venues d’ailleurs. En France, de nombreux services publics — universités, hôpitaux, collectivités locales — reposent sur des outils fournis par des géants américains comme Microsoft ou Google. La messagerie des enseignants, les plateformes de santé, les systèmes de gestion administrative utilisent des infrastructures privées, parfois hébergées hors d’Europe. Cette dépendance structurelle rend les appels à l’autonomie technologique difficilement crédibles, surtout face à un pays comme l’Inde qui, malgré ses contradictions, bâtit ses outils en interne. Avant de critiquer la centralisation algorithmique de New Delhi, peut-être faudrait-il s’interroger sur la fragmentation technologique, l’impuissance industrielle et l’ambiguïté stratégique du vieux continent.

Le droit à l’erreur : une exigence républicaine oubliée


Dans un État républicain digne de ce nom, le citoyen a non seulement des devoirs mais aussi le droit d’être imparfait. Le principe du “droit à l’erreur”, gravé dans le droit administratif français, repose sur l’idée que la bonne foi prime, que chacun peut corriger une déclaration, ajuster un dossier, faire valoir des circonstances particulières. Or, dans un système numérique automatisé, cette souplesse disparaît. Une faute de frappe, une erreur de saisie ou une incohérence bureaucratique peut bloquer l’accès à un droit essentiel, sans médiation ni recours humain. Il ne s’agit plus d’arbitrer un conflit, mais de faire correspondre un citoyen à un modèle de données. Cette rigidité contredit l’esprit même de la République, qui reconnaît la pluralité des parcours et la perfectibilité des individus. Un État juste est celui qui écoute avant de trancher. La machine, elle, exécute.

Une démocratie sans visage ?

L’Inde avance à grande vitesse, avec des résultats spectaculaires et des ambitions claires. Mais elle rappelle aussi qu’un État qui ne voit ses citoyens qu’à travers un identifiant numérique prend le risque d’oublier ce qui fait le cœur de la démocratie : la reconnaissance, l’écoute, et la justice.

Sahasranshu Dash: Chercheur associé au South Asia Institute of Research and Development, Katmandou (Népal)

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