Quand une démocratie du Sud régule les Big Tech, Washington riposte
Sahasranshu Dash et Ana Tereza Duarte Lima de Barros
Le 7 juillet 2025, le président américain Donald Trump a annoncé un droit de douane de 50 % sur les exportations brésiliennes. Le motif officiel ? Pratiques commerciales déloyales, manipulation monétaire, censure de firmes technologiques américaines. Mais peu à Brasilia ou dans la Silicon Valley y ont cru. Derrière cette guerre commerciale, se joue une bataille beaucoup plus lourde : non sur les matières premières, mais sur le code, le contenu et le contrôle.
Le Brésil, cinquième marché internet au monde, apparaît comme une menace sérieuse pour l’économie politique du capitalisme des plateformes. Plutôt que d’imiter les protections européennes sur la vie privée ou l’autoritarisme numérique chinois, il a bâti un cadre réglementaire fondé sur une supervision démocratique, une application judiciaire effective et une capacité étatique robuste. Ce cadre ne menace pas seulement les profits des géants de la tech — il remet en cause un ordre mondial dans lequel les firmes de la Silicon Valley façonnent la sphère numérique en toute impunité.
La menace des droits de douane s’inscrit dans une stratégie nouvelle visant à réprimer les alternatives. Lorsqu’une démocratie du Sud global commence à réguler Internet d’une manière susceptible d’inspirer d’autres pays, Washington ne dialogue pas… Il punit.
Un modèle numérique démocratique
L’approche brésilienne de la gouvernance des plateformes est unique par son contenu et son origine. Elle combine normes participatives et mécanismes d’application concrets. Ses deux lois pivot — le Marco Civil da Internet (2014) et la Lei Geral de Proteção de Dados, ou LGPD (2018) — garantissent les droits des utilisateurs et la protection des données. Inspirée en partie du RGPD européen, la LGPD impose des limites strictes sur le traitement des données personnelles et prévoit des sanctions en cas d’usage abusif. Mais, contrairement à d’autres juridictions, le Brésil ne s’est pas arrêté à la législation.
L’Autorité nationale de protection des données (ANPD), créée en 2020, n’est pas seulement un organe de conformité : elle élabore la politique publique. Elle adopte des résolutions contraignantes sur la responsabilité algorithmique, les transferts de données transfrontaliers ou la transparence de l’IA, s’imposant ainsi comme l’un des régulateurs les plus actifs du Sud global.
Plus encore, la Cour suprême fédérale du Brésil (STF) s’est saisie directement de la gouvernance des plateformes. Elle a suspendu Telegram pour non-respect d’ordonnances judiciaires visant à retirer des contenus extrémistes. Dans une décision de 2025, elle a ordonné que les entreprises suppriment sans délai les contenus clairement illégaux — tels que discours haineux et infox électorales — sans attendre une autorisation préalable, marquant une rupture profonde avec l’immunité inspirée de la Section 230 aux États-Unis et soulignant la volonté de la STF de traiter les plateformes comme des acteurs civiques soumis à un contrôle constitutionnel.
Le système juridique brésilien considère l’infrastructure numérique comme un bien commun démocratique. Les plateformes ne sont pas de simples tuyaux neutres d’information, mais des moteurs de discours politique, capables d’amplifier l’extrémisme, d’influencer les élections et de déstabiliser les institutions. Pour les juristes brésiliens, cela les rend puissants… et régulables.
Influence mondiale, riposte locale
Ce qui menace le plus les États-Unis ne se limite pas à l’activisme intérieur du Brésil. Ce sont les effets d’entraînement potentiels.
Ces dernières années, des parlementaires au Kenya, en Colombie, en Tunisie ou en Afrique du Sud ont invoqué les lois brésiliennes sur les données dans leurs débats. Le projet mexicain de régulation numérique, inspiré en partie du « Fake News Bill » brésilien, impose aux plateformes une modération proactive des contenus politiques faux, avec obligation de publier les critères algorithmiques de hiérarchisation. Bref, le Brésil est devenu un exportateur de normes.
Ce n’est pas un hasard. Le président Lula incarne cette ambition : inscrire l’agenda règlementaire brésilien dans une stratégie du Sud global. Sa politique étrangère inclut justice fiscale mondiale, équité climatique et coopération Sud-Sud en matière d’IA. La souveraineté numérique est la nouvelle pièce de cet échiquier. Lula et ses conseillers appellent même le Brésil « l’UE du Sud global » — un pays qui non seulement suit les normes, mais les définit.
Mais normer expose — et provoque. Le modèle brésilien suscite une violente riposte aux États-Unis. Le juge Alexandre de Moraes, moteur des choix de la STF en matière de responsabilité des plateformes et de la régulation de l’infox sous Bolsonaro, est devenu un « méchant » dans les médias conservateurs. Elon Musk accuse la Cour brésilienne d’autoritarisme. Des réseaux financés par Peter Thiel présentent toute modération comme une censure. Et le vice-président américain J.D. Vance accuse le Brésil de trahir les valeurs démocratiques libérales.
Ce retour de bâton n’est pas qu’un feu de paille. Des diplomates brésiliens rapportent des pressions informelles pour affaiblir l’application du droit ou retarder les lois. L’imposition de droits de douane fondée sur la section 301 — traditionnellement utilisée contre les subventions ou déséquilibres commerciaux — marque une escalade : un coût concret imposé à l’exportation d’un modèle de gouvernance numérique anti-impérial.
Censure, pour moi mais pas pour toi
Le paradoxe américain est criant. Quand le judiciaire brésilien impose aux plateformes de répondre de mensonges électoraux ou de contenus haineux, Washington s’alarme. Quand ses propres services scrutent les réseaux sociaux des visiteurs ou menacent TikTok pour « sécurité nationale », il se tait.
Ce double standard n’est pas une contradiction domestique : il traduit une préférence géopolitique. La régulation de la parole est acceptable quand elle sert les intérêts américains, mais intolérable quand elle émane d’autres démocraties. En somme, Washington défend la dérégulation non au nom du droit, mais au service de sa domination.
Le capitalisme des plateformes face à la résistance politique
Au fond, le conflit États-Unis–Brésil ne porte pas sur le commerce ou la modération de contenu. Il oppose deux formes de pouvoir : qui contrôle l’infrastructure numérique, qui en tire profit, et qui en assume les risques. Le capitalisme des plateformes repose sur un réseau global de médiateurs peu régulés, conçus pour extraire des données, diffuser de la publicité, échapper aux responsabilités. Ce modèle marche grâce à son flou juridique, son application molle et son idéologie de l’innovation.
La stratégie brésilienne le rompt. Elle impose des limites applicables au traitement des données des utilisateurs. Elle rend les plateformes responsables de la propagation de l’infox. Elle donne aux institutions démocratiques — régulateurs, juge, parlement — le pouvoir d’intervenir au nom de l’intérêt général. Et elle montre, surtout, que les démocraties du Sud peuvent guider ce changement.
C’est ce qui rend l’approche brésilienne subversive : elle affirme que les marchés numériques ne sont pas en dehors des normes démocratiques. Elle propose une gouvernance de l’internet qui traite les plateformes comme des acteurs civiques, non comme des incubateurs libertariens. Et elle démontre que le Sud global n’est pas seulement destinataire, mais architecte de cette nouvelle technologie.
L’infrastructure comme outil de diplomatie
La riposte américaine contre la régulation numérique brésilienne s’inscrit dans un déplacement géopolitique. À l’ère du numérique, qui contrôle les plateformes, les standards et les flux de données possède un nouveau pouvoir. Si le XXᵉ siècle se jugeait en barils de pétrole ou alliances militaires, le XXIᵉ se mesure en bande passante, algorithmes et accès cloud mondiaux.
Pour les États-Unis, la dérégulation des plateformes n’est pas qu’un modèle économique : c’est un levier stratégique. Ces plateformes disséminent les valeurs, les marchés et l’influence américaine. Elles ont circulé les idéologies populistes transnationales. Elles ont même contourné la diplomatie traditionnelle. Protéger cet écosystème est devenu une question de continuité géopolitique.
Un futur en jeu
L’issue de la stratégie brésilienne reste incertaine. Les pressions sont fortes : diplomatiques, économiques, idéologiques. Les plateformes sont puissantes. La riposte s’intensifie. Pourtant, le Brésil montre que l’alternative est possible. Une démocratie intermédiaire, marquée par de profondes inégalités et froideur politique, a élaboré — et commence à appliquer — une vision de la gouvernance numérique où le contrôle démocratique prime sur la liberté des entreprises.
Ce n’est pas un petit exploit. Il révèle que la bataille pour l’internet ne se joue plus seulement à Bruxelles ou Washington. Elle se joue aussi à Brasilia, Nairobi, Bogota… Elle oppose deux visions du monde : démocratie, souveraineté, responsabilité à l’ère numérique.
Les droits de douane punitifs de Trump pourraient peser économiquement sur le Brésil. Mais ils précisent aussi les enjeux : réguler les Big Tech n’est plus seulement une question juridique — c’est désormais un risque géopolitique. Accepter ce risque, c’est refaçonner l’Internet que nous connaissons.
À l’enjeu pour le Brésil — et ceux qui observent de près — est clair : maintenir le cap. Prouver que la démocratie ne s’arrête pas à la limite des plateformes. Démontrer que la souveraineté inclut le pouvoir de réguler les espaces numériques où vivent, travaillent et participent les citoyens. Et montrer qu’un internet autre n’est pas seulement imaginable… mais déjà en chantier.
Sahasranshu Dash est chercheur associé à l’Institute for Research and Development en Asie du Sud, Katmandou (Népal).
Ana Tereza Duarte Lima de Barros est politologue et doctorante en sciences politiques à l’Université fédérale de Pernambuco (UFPE), Brésil. Membre du réseau Red de Politólogas, elle fut chercheuse invitée au GIGA (Allemagne).