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A l’Inspection du travail nous disons que la santé et la sécurité sont le cœur du métier d’Inspecteur, son essence même, car c’est la Loi du 2 novembre 1892 qui crée un ensemble de règles en matière d’hygiène de sécurité concernant je cite « le travail des enfants, des filles et de femmes dans les établissements industriels ». C’est aussi cette Loi qui crée (article 17) le corps des Inspecteurs du travail, qui impose (article 15) à l’employeur de déclarer les accidents du travail, d’en informer l’Inspecteur et qui (article 20) crée la possibilité pour l’Inspecteur de relever des procès-verbaux constatant des infractions.
L’enquête « accident du travail », La Quatrième partie du Code du travail, c’est le cœur de notre action parce que personne ne devrait être blessé au travail, ni mourir au travail. Plus de 130 ans après cette Loi, la réalité n’est plus la même qu’au XIXème, mais elle reste terrible cela a été rappelé sur le nombre de morts, de blessés au travail et c’est sans compter les non déclarations, les non recensements (autoentrepreneur, travailleurs des plateformes, de la fonction publique), les victimes différées (comme les 3000 morts de l’amiante par an).
Nous pourrions parler prévention car c’est elle qui constitue 98% de notre action au quotidien, mais les CHSCT et les Représentants du personnel dans les entreprises ont été laminés par les « Ordonnances Macron » de 2017, et cette prévention est regardée encore, par une grande partie des employeurs, comme une option ou un coût. Imaginez l’Evaluation des Risques Professionnels est obligatoire depuis 1992, plus de 30 ans l. Le Document Unique d’Evaluation des Risques depuis fin 2001, 22 ans. Et pourtant tous les jours, tous les jours nous sommes confrontés dans nos contrôles à l’absence totale d’évaluation ou une évaluation purement formelle.
C’est ce qu’il faut changer radicalement et c’est pour cela que l’action répressive reste essentielle même si elle concerne un nombre très faible de nos interventions. Mais la première chose à garder en tête pour comprendre notre geste professionnel d’Inspecteur du travail sur les accidents du travail, c’est qu’il ne reste aujourd’hui que 1750 Inspectrices et Inspecteurs du travail affectés au contrôle des entreprises pour 20 millions de salariés et qu’ils ont pour mission de veiller, de tenter de veiller, au respect de l’ensemble de la règlementation du travail. C’est une supercherie ! 20% de postes ont été supprimés en 10 ans. Partout ce sont des zones de non droit du travail ! A la CGT du Ministère du travail nous estimons qu’il faudrait à minima 4000 Inspectrices et Inspecteurs sur le terrain disposant d’appuis avec des médecins inspecteurs du travail, des ingénieurs de prévention en nombre et dans toutes les disciplines : ergonomes, risques chimiques, mécaniques etc. Et c’est peu de dire que les services de la Médecine du travail et de la Caisse d’Assurance Retraite et de Santé au Travail (CARSAT) sont dans le même état.
C’est donc dans ce mode terriblement dégradé que se met en œuvre notre geste professionnel pourtant essentiel. Quand un accident survient, il faut déjà en être informé ce qui est loin d’être toujours le cas ! Trouver un véhicule pour parfois faire 2h00 de route pour se rendre sur les lieux et je passe les effets induits par les réorganisations incessantes des services de l’Etat sur nos conditions matérielles d’intervention. Ensuite réaliser ses constats, conduire son enquête, tenir les auditions, le but étant de comprendre les mécanismes et les causes qui ont conduit à l’accident, de matérialiser les infractions de l’employeur et de qualifier juridiquement ces manquements pour les relever dans un procès-verbal.
La vraie expertise des Inspecteurs du travail c’est d’aller plus loin que les constats initiaux de la police ou de la gendarmerie qui souvent se limitent à contrôler la présence alcool ou de produits stupéfiants, sans, sauf à de rares occasions, dépasser les deux grands préjugés de l’accident du travail : cette main perdue dans la machine, c’est de la faute de la victime ; ce mur sur un chantier du bâtiment qui s’effondre sur ce jeune apprenti : c’est la faute à pas de chance.
L’Inspecteur va souvent être seul face à l’accident et à l’enquête qui vient en plus de son quotidien et s’ajoute souvent à plusieurs autres enquêtes. Et il faut faire avec son propre choc, parce que les accidents du travail sont terribles et cette question n’est pas traitée par le ministère du travail ou à la marge. Ensuite vient la solitude. Au début la hiérarchie vous sollicite parce que la presse en parle que le Préfet, la direction générale du travail, le cabinet du Ministre veulent une note. Et puis après 24h, 48h : l’évènement, le « fait divers » a été traité et tout le monde est passé à autre chose. Pas l’Inspecteur, pas les victimes, pas les familles des victimes.
C’est là où l’intervention des familles et des ayants droit est essentielle comme celle des cordistes en colère ou l’association des victimes de l’amiante et aujourd’hui avec le « collectif stop » C’est d’une importance cruciale, pour rendre visible, pour faire que le droit pénal du travail existe.
Parce que la réalité est terrible. Notre syndicat CGT du 93 a travaillé sur le sujet en reprenant les 150 procès-verbaux d’Inspecteurs du travail suite à des accidents ou en matière de santé sécu relevés en Seine Saint Denis entre 2014 et 2020 : moins d’un tiers de ces procédures ont donné lieu à des audiences correctionnelles, un tiers sont toujours en enquête 5,6,7 ans après les faits, un tiers ont été classées sans suite ! Ces constats nous pourrions les reproduire partout sur le territoire et je passe sur les audiences renvoyées, des accidents mortels relaxés sans appel du Parquet, l’absence d’information des Inspecteurs sur les dates d’audiences des procédures, la faiblesse des peines prononcées, comme les rares peines d’emprisonnement quasiment toutes avec sursis.
Mais pourquoi ? Parce que ce qui se construit aujourd’hui en matière de droit du travail c’est d’abord un « soft law » un droit mou de la recommandation (nous l’avons vu pendant covid), un droit de la transaction pénale, de la sanction administrative qui invisibilise les infractions ; c’est ensuite des employeurs qui, dans ce pays, ne sont pas considérés comme des justiciables comme les autres : ce sont des créateurs d’emplois alors est-il possible de les imaginer en délinquants ; c’est enfin parce que l’entreprise reste l’un des derniers lieu de l’absolutisme et qu’un accident dans ce lieu clos qu’est l’entreprise cela ne trouble pas l’« ordre public ».

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