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Je vais bien évidemment vous raconter brièvement la « drôle » d’histoire -je mets des guillemets- qui m’est arrivée. Mais avant, je voulais vous dire quelques mots de l’Inspection du travail et de ces Inspectrices et Inspecteurs qui, au quotidien, tentent de veiller à l’application de la règlementation du travail, alors qu’elles et ils ne sont plus que 1750 dans le pays pour vingt millions de salariés du secteur privé et près de deux millions d’entreprises.
Vous parler de ces « voltigeurs de la République » dont la naissance est intrinsèquement liée à la question sociale, à la protection de la partie faible du contrat : le travailleur. C’est en effet dans une des premières Lois du travail, celle du 2 novembre 1892 sur « le travail des enfants, des filles et de femmes dans les établissements industriels » qu’est décidée, à l’article 17, la création d’Inspecteurs du travail chargés de veiller à l’application des quelques « Lois sociales » alors existantes dont celle-ci.
Et dans cette longue histoire de l’Inspection du travail qui préexiste même à la création du Ministère du travail en 1906, il y a des périodes glorieuses et d’autres honteuses. Périodes glorieuses comme celles où les Inspecteurs veillèrent à la mise en œuvre, dans les entreprises, du conquis social de la journée de huit heures à partir de la Loi d’avril 1919. Histoire heureuse de ces nouvelles générations d’IT, conscientes et agissantes, qui depuis le tournant du siècle vont porter le combat pour la défense d’un Code du travail protecteur des droits des travailleurs. On les retrouvera résistant aux volontés du Ministère de l’intérieur de se servir d’eux, eux qui disposent d’un droit d’entrée de jour comme de nuit dans tout établissement où peuvent se trouver des travailleurs, pour participer aux opérations de chasse aux étrangers sans titre. C’est l’organisation internationale du travail qui viendra, en appui aux Inspecteurs et à leurs organisations syndicales, pour dénoncer les pratiques du gouvernement Français comme contraire aux textes internationaux qui nous régissent. On les retrouvera ces Inspecteurs et Inspectrices du travail, et je suis ému de le dire, lorsque plus de 1300 d’entre eux signeront une tribune publique de soutien pour dénoncer les sanctions disciplinaires illégales que j’ai subies.
Mais il y eu aussi des périodes honteuses. Je vous l’ai dit, l’Inspection est intimement liée à la question sociale, aux Lois sociales et malheureusement … aux Lois anti sociales. Comment aux Glières ne pas évoquer le gouvernement de Vichy, qui fera des Inspecteurs du travail les dociles manœuvres de la politique de collaboration.
Mais je n’ai pas envie de vous parler de l’Inspection honteuse, celle qui collabora. Je veux vous parler de celle qui résista et parmi elle, de Pierre Lamy. Né en 1909, il entre à l’école normale en 1926 et enseigne ensuite. En 1937, Lamy passe le concours d’Inspecteur du travail départemental organisé par le gouvernement du Front populaire, il l’obtient et choisit la Haute-Savoie. Affecté à Annecy, il intègre son bataillon en 1939 et reprend son poste après l’armistice. Il rejoint la résistance dès 1941. En avril 1942, le gouvernement Laval organise la politique dite de la « relève » c’est-à-dire le départ volontaire d’ouvriers vers l’Allemagne en échange de la libération de prisonniers. Face à l’échec du volontariat, la réquisition des travailleurs se met en place suivie du Service du Travail Obligatoire. Les Inspecteurs du travail sont chargés, en échange d’une prime, d’établir les listes de travailleurs. Pierre Lamy refuse, résiste de multiples façons dans les services de l’Inspection et en dehors. D’autres ont raconté mieux que moi son histoire héroïque. Arrêté le 28 juin 1944, il sera exécuté le 18 juillet 1944 dans un bois au col de Leschaux.
Je viens de Reims et je vous dis cela car le bâtiment historique de l’Inspection du travail à Reims lorsque j’ai débuté dans le métier était occupé depuis bien avant la guerre par l’Inspection du travail. Au grenier se trouvaient les archives dont ces fameuses fiches du STO.
Lorsque les services de l’Inspection ont déménagé, je me suis battu avec mes collègues pour que ces fiches, ces rapports, ces instructions, ne soient pas jetés à la poubelle. Nous avons obtenu que les archives départementales viennent pendant plusieurs mois prélever les éléments et constituer un fond qui aujourd’hui ne demande plus qu’à être étudié. Avis aux historiens !
C’est à Pierre Lamy, à cet esprit de résistance qui, je le sais, nous anime toutes et tous ici que je pense aujourd’hui.
Ma « drôle » d’histoire est sans commune mesure mais elle est révélatrice de fonctionnements déviants de l’Etat qui interrogent sur l’Etat de droit dans lequel nous nous trouvons.
Gardez en tête, avant que je n’en dise deux mots, que les Inspecteurs du travail bénéficient d’une large indépendance garantie par la Convention n°81 de l’OIT de 1947 et qu’ils disposent de nombreuses prérogatives exorbitantes pour diligenter leurs contrôles et leurs enquêtes.
Nous sommes mi-mars 2020 et le premier confinement fige la France. L’on découvre alors les invisibles de la République, ces essentiels, que l’on appellera plus tard « les premiers de corvées » : livreurs des plateformes, chauffeurs de VTC, agents de sécurité, caissiers et caissières, aides à domicile… A Reims où j’exerce, ce sont justement les représentantes du personnel d’une association d’aide à domicile qui m’alertent sur leurs conditions de travail. Des salariées ont contracté le Covid et sont hospitalisées, des usagers de la structure en sont décédés. Les protections, dont des masques, manquent, l’organisation du travail est défaillante etc.
J’enquête, du moins j’essaye, dans un contexte où le Ministère du travail est volontairement mis à l’arrêt et sous la coupe du Ministère de la santé et des « prescriptions des autorités sanitaires », où notre hiérarchie rend quasi impossible la conduite de tout contrôle, où le droit et son application semblent jour après jour s’effacer devant les raisons de l’Etat.
Je viens d’apprendre qu’à Lille, une collègue Inspectrice a réussi à obtenir d’un juge indépendant des mesures de protection de la santé de travailleurs dans une association d’aide à domicile. Je me dis que c’est le moyen pertinent et légal d’imposer à l’employeur des mesures qu’il ne prend pas. Nous sommes le week end de Pâques 2020, le 11 avril je m’en souviens si bien. Je rédige l’assignation en référé tout en informant l’employeur de ma décision. Quelques heures plus tard, il est plus de 21h00 je reçois de ma hiérarchie une convocation pour un « entretien » fixé au 14 avril. Le contenu de la convocation est sans équivoque : on y dénonce mes contrôles, dont celui dans cette structure d’aide à domicile, et on m’intime l’ordre de cesser mes interventions.
Je suis sous pression, mais je garde en tête que je suis justement indépendant des pressions et des influences extérieures.
Je découvre dans la foulée que ma hiérarchie, le Préfet de Département, le Président du Conseil Départemental, ma direction localement, régionalement, et je l’apprendrai plus tard le cabinet de la Ministre du travail Muriel Pénicaud, agissent pour tenter d’empêcher mon contrôle allant jusqu’à écrire à l’employeur de ne pas répondre à mes sollicitations !
Je décide de saisir par mail et courrier circonstancié les 13 et 14 avril le Directeur Général du Travail la plus haute autorité de l’Inspection du travail en France pour l’informer des pressions qui s’exercent sur mon action. Je n’obtiendrai aucune réponse !
Le 14 avril ce sont mes N+1, +2, +3, +4 qui mènent l’entretien pour m’intimer l’ordre d’arrêter mes contrôles. Un ultimatum écrit m’est envoyé par mail le 14 avril au soir, me donnant jusqu’au au 15 avril à 15h pour obéir.
Je comprends que deux options s’offrent à moi. Obéir, arrêter mon enquête et mes contrôles. Je suis comme tout le monde confiné, avec ma famille, il me suffit de regarder ailleurs, de fermer les yeux et de passer à autre chose, simple, basique. Mais je n’y arrive pas. Je sais que ce que je fais est juste. Que je ne demande que l’application du droit. Que je suis un Inspecteur du travail indépendant des pressions et tentant d’agir pour la santé et la sécurité des travailleurs et travailleuses.
Le 15 avril vers 16h00, je dépose mon référé devant le tribunal judiciaire de Reims. Le soir à la maison, j’ai le sentiment d’avoir fait mon métier. Le chemin est encore long, je le sais, mais la voie est la bonne. A 20h28, je reçois un SMS de ma directrice régionale de l’époque : « M. Smith, vous êtes suspendu de vos fonctions à effet immédiat ».
La suite, les quatre mois de suspension, les deux ans de mutation en Meuse, la formidable mobilisation sociale, syndicale, politique autour de mon affaire qui aboutira à des reculs d’Elisabeth Borne (qui à ce moment a remplacé M. Pénicaud au Ministère du travail), tout cela est une autre histoire.
L’important est d’en retenir la fin. Le 20 octobre 2022, le tribunal administratif de Nancy que j’avais saisi va annuler purement, simplement et totalement la sanction disciplinaire et va réaffirmer le principe d’indépendance des Inspecteurs du travail. En indiquant que, je le cite, « les inspecteurs étaient tenus de respecter les instructions de leur hiérarchie, sauf si, comme c’est le cas dans cette affaire, les instructions entravent l’organisation ou la conduite de leurs contrôles. »
Quelques jours plus tard, invité à me rendre au siège de la direction du travail à Strasbourg, j’apprendrai que ni M. Dussopt devenu Ministre du travail, ni Mme Borne devenue Première Ministre n’ont décidé de faire appel de ce jugement, qui deviendra définitif le 20 décembre 2022. Le 1er janvier 2023, je réintégrerai mon poste à l’Inspection du travail à Reims, avec mes collègues. Nous n’avons rien lâché et ensemble nous avons gagné ! Merci.