J’ai été violée lorsque j’avais dix-huit ans : par un ami, du moins un homme qui se prétendait tel. Le chemin de « sortie » de ce viol, c’est-à-dire le cheminement qui m’a permis, dans les années qui ont suivi, d’abord de reconnaître, puis de nommer, et enfin d’exprimer ce qui m’a été fait, a duré à peu près cinq ans. La semaine dernière – quatorze ans après les faits – mon agresseur a de nouveau fait irruption dans ma vie. Depuis, je ne dors pas ; non que j’aie peur à proprement parler – je crois que je ne risque pas de nouvelle violence, du moins physique ; mais la réactivation de ce fantôme m’oblige à confronter, non seulement le fait, que je savais déjà plus ou moins, qu’il ne m’a jamais quittée, mais aussi la question de savoir comment « bien » réagir lorsque, derrière le fantôme, réapparaît la personne réelle – la personne qui, il y a quatorze ans, a commis sur moi un viol, mais qui depuis lors continue de se mouvoir dans le monde, et dont je ne sais guère, au-delà de ce fait ultime, quelle personne il est aujourd’hui.
C’est de façon détournée qu’il est revenu dans ma vie. De cela, on peut se réjouir : il s’agit en effet de la seule chose que j’avais demandée, lorsque, il y a neuf ans, je lui ai écrit pour mettre au clair ce qui s’était produit. Rester à distance, ne pas – ne plus – s’immiscer dans ma vie : c’était le minimum, pour m’apporter un tout petit peu de tranquillité, mais à vrai dire je savais que c’était certainement aussi le maximum de ce que je pouvais lui demander. Au fil de ces années à réfléchir sur ce qu’il avait fait, et sur la façon dont par la suite il s’était comporté, il m’était en effet apparu assez clairement qu’il n’est pas une personne capable de beaucoup.
La réapparition s’est donc faite indirectement – en cherchant à former un contact professionnel avec l’un de mes amis. Mon agresseur ne sait probablement pas, bien sûr, que cette personne est mon ami, même si nous étions tou·te·s dans la même école en même temps. Cette réflexion en amène une autre : y pense-t-il seulement, parfois ? Se demande-t-il, de temps à autre, si quelqu’un qu’il connaît peut être proche de moi ? Quel degré de sérieux, au fond, a-t-il accordé à ma demande de le voir demeurer à distance, éviter de m’infliger sa présence dans ma vie, mon espace, mon quotidien ? Prend-il garde à ne pas s’imposer ? Ou le silence qu’il a opposé à ma lettre est-il, au fond, le seul de tous ses efforts – si l’on peut appeler cela un effort ? Ces questions sont douloureuses, car je me doute très fortement de la réponse ; et cette aptitude à l’oubli me pèse, quand, de mon côté, j’y pense, à lui, à cela, encore régulièrement – y compris dans ma vie de tous les jours, quand je vais au parc de mon quartier, situé non loin de là où il habite peut-être toujours ; quand je passe devant mon école, qui malheureusement est aussi la sienne ; et même quand je me rends, à l’étranger, dans l’une de ces villes où je sais qu’il a des attaches, et où il n’est pas impossible qu’il puisse lui aussi se trouver. Son fantôme m’accompagne, peut-être pas constamment, mais assurément suffisamment pour que je ne puisse pas l’ignorer ; de temps à autre il me frappe de plein fouet ; souvent il prend la forme d’une crainte sourde – peur de le rencontrer, dans la rue, au détour d’une recherche, ou même à la faveur d’une conversation anodine.
Alors, maintenant que cela est survenu : comment réagir face au fantôme ? Comment répondre à la demande qu’il a formulée : mon ami doit-il l’ignorer, le condamner, l’humilier ? Se maintenir à distance, ou au contraire entrer en relation, dans le but de chercher à faire bouger les lignes ? Cette question en pose plusieurs : celle de ce qui pourrait m’être utile, à moi, en tant que victime ; celle de ce qui pourrait être efficace, si l’objectif est d’aller vers du mieux ; celle, peut-être, de ce qu’il mérite, en tant qu’agresseur ; celle, enfin – et c’est cette dernière sans doute qui me préoccupe le plus – de la responsabilité de chacun·e de faire ce qui est juste, et de participer, avec lucidité et détermination, à la lutte contre la violence.
Je n’attends pour ma part ni vengeance, ni réparation : la première ne m’intéresse pas, et pour la seconde il est trop tard. Aucun mot de sa part ne me ferait de bien, et mon chemin de guérison ne passe pas par lui. Rien de sa part ne m’intéresse, sinon une chose : qu’il comprenne et qu’il change. Non pas pour moi-même, qui sais désormais à quoi m’en tenir ; mais pour les autres : les autres femmes, évidemment, victimes potentielles, qui ont été la raison première de mon choix de parler, et de la lettre que je lui ai écrite ; la société, toute entière, qui doit impérativement parvenir à éradiquer le fléau des violences sexistes et sexuelles ; lui-même enfin, qui doit aussi pouvoir avancer, apprendre, grandir. Si j’ai parlé il y a neuf ans, tout en sachant que porter plainte devant la justice n'était pas une option sécurisante pour moi au vu des circonstances et de la latence de ma démarche, c’était avant tout pour qu’il comprenne ce qu’il avait fait. Comme beaucoup d’autres, je suis persuadée qu’une part de lui ne se rendait pas compte. Je voulais, je veux encore qu’il se rende compte, qu’il prenne la mesure de ce qu’il m’a infligé, et – décisivement – qu’il ne recommence plus jamais. J’espère que ce que j’ai dit, de façon répétée, et ce que j’ai écrit, dont la trace demeure, ont permis cela. Mais je n’en ai pas la certitude. Et donc, peut-être, certains mots pourraient-ils finalement me faire du bien. « Je sais. J’ai compris. Je t’ai entendue. Je suis profondément, infiniment désolé. Je te présente mes excuses. J’ai eu tort. Ce n’était pas ta faute. » Le savoir conscient ; savoir qu’il regrette.
Une part de moi espère que, peut-être, il a fait ce chemin, ou que ce travail est en cours. À l’époque, je sais qu’il avait entendu certaines choses ; il m’avait même une fois présenté une demi-forme d’excuse, bien insuffisante certes, mais signalant son inconfort quant à ce qui s’était produit. Au fond de moi, quelque chose pense qu’il sait. Comment pourrait-il ne pas savoir : quand moi, je me souviens de son regard ? Comment pouvait-il ne pas savoir, quand je me rappelle si bien ses paroles ? Quelque chose en lui sait ce qu’il a fait, et c’est la peur et la honte qu’il faut désormais surmonter, pour parvenir à assumer sa culpabilité, et ainsi commencer à ériger les digues qui protègeront du retour de la violence. En un sens, c’est pour cela que je lui en veux le plus : car de cela il n’y a aucune excuse ; il a eu le temps, l’espace, l’empathie même, des conditions particulièrement confortables pour mener ce travail difficile mais indispensable ; et il n’a jamais même essayé (ou en tout cas, il a vite abandonné).
C’est là que se noue donc le problème moral : comment, en tant que victime, mais aussi (et peut-être surtout) en tant qu’allié·e·s, pouvons-nous contribuer à l’y amener ? Il est évident que la responsabilité est sienne, mais nous savons aussi combien elle est fondamentalement partagée. La culture du viol est un problème systémique, une condition d’existence pour les femmes et personnes assignées femmes qui évoluent dans ce monde. Si mon agresseur a fait ce qu’il a fait, c’est parce qu’il pensait qu’il le pouvait ; j’irai plus loin, c’est parce qu’il savait qu’il en avait, en un sens à la fois confus et très concret, le droit. Il n’avait pas tort : je n’ai pas porté plainte, et il n’a pas eu à payer le prix que la société assigne à son crime. Mieux, socialement, et même sans doute moralement, il n’y a pas eu de sanction, jusqu’à très tard. C’est seulement lorsque j’ai parlé – et parlé avant tout, je le précise, à cet homme-là directement, lui accordant ainsi la dignité que lui m’a toujours refusée – qu’il y a pu avoir un début de sanction : socialement peut-être, puisqu’après l’avoir appris quelques (très rares) personnes, m’a-t-on dit, ont cessé de lui serrer la main ; moralement surtout, je l’espère du moins, lorsqu’il a eu à faire face à mon récit et à ma souffrance. Mais au-delà de la sanction, ce que je veux, c’est qu’il y ait à son égard une véritable exigence : qu’il prenne au sérieux ce qu’il a fait, et qu’il s’attache désormais à réparer, à combattre avec sincérité ce qui, en lui et tout autour de nous, l’a entraîné à commettre cet acte. C’est l’exigence fondamentale exprimée avec lucidité et puissance par Anne Sylvestre : « Il faut que cela s’arrête / on doit pouvoir vivre en paix ».
Je ne lui souhaite pas la prison ; ni, d’ailleurs, une quelconque forme de répression ; je pense que je ne le souhaite à personne. Je ne crois pas que « payer » aide à devenir meilleur, et je pense qu’il est paresseux de s’en tenir là. En revanche, je crois que nous avons, tous et toutes, comme société, à tenir un discours sans faille face aux violences que les hommes constamment se permettent sur les femmes et personnes assignées telles : un devoir d’exigence face à ces comportements, face à ces façons sordides de disposer de nos corps, d’ignorer nos volontés, de blesser, pour leur plaisir, nos chairs et nos esprits, sans même souvent prendre conscience de ce qu’ils font. De ce point de vue, la sanction peut avoir un sens. Et il est évident qu’à ce titre, il devrait chercher à réparer, et ce d’abord auprès de la personne qu’il a blessée. Car autrement, comment voir en lui autre chose que ce qu’il a été, non seulement il y a quatorze ans, mais encore il y a douze ans, dix ans, neuf ans, chaque fois qu’il a nié, minimisé, moqué, tenu à mon sujet des propos dégradants, menti et réécrit l’histoire ; et encore il y a neuf ans, huit ans, cinq ans, deux mois, lorsqu’il a continué à se murer dans un silence qui refuse de nommer les choses pour ce qu’elles sont ? Comment pouvoir envisager qu’il puisse être autre chose que cette personne qui m’a violée – alors qu’il n’a jamais lui-même cherché à dépasser cet acte ? Ce regard-là, ce n’est pas seulement moi, sa victime, qui le porte. Ce devrait être le regard de chacun·e – tant qu’il ne nous donne pas de raison d’en changer. Et c’est pourquoi je préfère un regard qui exige, plutôt qu’il ne condamne.
Ce discours, ce regard, il n’est pas je crois celui qui est généralement porté. Nous avons à l’élaborer, l’articuler, l’exprimer : culturellement, médiatiquement, mais aussi intimement, chaque fois que nous sommes confronté·e·s à l’un de ces faits. À raison de plus d’une femme sur dix violée en France, il y a fort à parier que nous le sommes ou que nous le serons. Alors, quand cela arrive, il ne s’agit pas seulement de condamner, de s’indigner et de sanctionner – façons parfois de se mettre à distance pour se préserver. Il faut, bien sûr, écouter et respecter le désir de la victime, dont le chemin de guérison doit être la priorité. Mais là et quand cela est envisageable, dans toute la mesure du possible, je crois profondément qu’il faut également exiger – d’eux, et de nous-mêmes – justice et dignité ; exiger d’eux ce travail, parallèle à celui des victimes, qui seul peut faire d’eux à l’avenir autre chose que des agresseurs. C’est à ce prix que nous pourrons construire une société meilleure. Il est temps que chacun·e prenne sa part de ce travail, que les victimes depuis toujours ont à mener seules.
Quoi qu’il arrive, cet homme porte un héritage qui le définit à jamais à mes yeux : il est celui qui m’a violée. La douleur causée par cet acte, le vacillement qu’il a provoqué, la fragilité désormais ancrée dans mon être comme une faille dans le marbre, la redéfinition de mon rapport au corps, au désir, aux hommes, ne sont pas des choses que j’ai le luxe de pouvoir oublier. Et pourtant, je veux croire qu’il peut être également autre chose. Qu’il l’est, certainement, déjà d’une certaine façon ; comme nous sommes tou·te·s des êtres complexes, qui ne peuvent se laisser définir par un acte unique, aussi néfaste ait-il pu être. Plus que simplement ne pas recommencer, il s’agit donc d’entamer ce travail sur soi-même sans lequel une sincère transformation n’est pas possible. Il lui faut travailler : se regarder en face, identifier en lui-même les mécanismes qui l’ont conduit, alors, à légitimer auprès de lui-même un acte odieux, examiner également les mécanismes qui, depuis, l’ont amené à justifier cet acte et son comportement abject, et s’attaquer à les démonter, avec détermination et lucidité. Ce n’est pas à moi de l’y aider ; ce n’est certainement pas à moi de confirmer ou d’infirmer si la façon de faire est la bonne, s’il a fait « assez », si la démarche est sincère. C’est aussi l’un des problèmes de l’approche répressive, qui par définition en état de droit a des limites. À l’inverse d’une sanction, ce travail est interminable. On n’en finit jamais de cesser d’être un agresseur. Dès lors, scruter sincèrement nos pensées, nos mécanismes, nos désirs et nos lâchetés ; ce qui en nous porte la potentialité de la violence faite aux autres, ce qui autour de nous la justifie et la protège, ce qui soutient nos veules rationalisations, et ce qui, appuyé sur la parole et l’expérience de celles qui la subissent, doit nous amener à les détruire : voilà le devoir d’exigence que je voudrais nous voir prendre en charge, nous tou·te·s (mais d’abord, bien sûr, vous tous). Quant à moi, j’ai fait ma part du travail. À lui, à vous.
Je crois à la rédemption ; sans doute un vestige de mon éducation chrétienne, mais aussi, une pierre d’angle de la société que je voudrais voir advenir. Je ne sais pas, à vrai dire, dans quelle mesure je crois ici au pardon ; il s’agit, me semble-t-il, de quelque chose qui dépasse mon intention, la secousse qu’il m’a infligée ayant été telle que je ne me sens pas capable – et ne le serai possiblement jamais – de prétendre pouvoir « passer à autre chose ». Pour autant, je me sens capable et même désireuse de reconnaître qu’il n’est pas que mon violeur. Il y a en lui, comme en chacun·e, des potentialités multiples, et parmi celles-ci sans aucun doute des chemins qui méritent d’être pris, qui peuvent s’avérer lumineux, pour lui-même mais aussi pour les autres. Ce sont ces chemins, ces potentialités, ces personnes qui ne sont pas (que) mon violeur qu’il devrait s’attacher à faire exister. Ce n’est pas seulement à moi qu’il le doit ; c’est, en réalité, moins à moi qu’au monde – et à lui-même. Toutes et tous nous avons, en ce monde, à construire la lumière, la générosité et l’espoir ; à nous attacher à comprendre, réparer, et dépasser nos noirceurs pour tenter de faire advenir quelque chose d’un peu meilleur. Un jour peut-être, cet homme – et les nombreux autres qui comme lui portent l’héritage de la violence qu’ils ont causée – saura trouver ce courage. Collectivement, nous pouvons tenter de l’exiger d’eux. Je n’ai pas d’illusion, mais je garde l’espoir.